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COLLOQUES


L’ESPRIT LATIN SOUFFLE-T-IL ENCORE SUR LA PENSEÉ ?
L’allemand est mort, vive le latin ? Discours sur le latin, politique de la langue et hégémonie culturelle dans l’Allemagne contemporaine

Marie-Pierre Harder, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)


En 1998, Françoise Waquet concluait son enquête sur l’influence du latin comme « signe européen » par cette affirmation qui semblait sans appel :

 

Le latin a disparu parce qu’il ne voulait plus rien dire pour le monde contemporain. Tout ce qu’il avait incarné (une certaine idée de l’homme, une forme de distinction, un système de pouvoir, une visée universelle et au-delà une conception de la société, de son ordre, de ses normes) n’avait plus cours et le modèle culturel hégémonique auquel il ressortissait était désormais victorieusement concurrencé.i

À ce constat désenchanté, une série de publications allemandes récentes semble opposer un démenti cinglant, en replaçant le latin au cœur de l’actualitéii. En effet, ce n’est pas seulement le nombre de ces publications qui constitue un élément frappant, mais également le fait qu’elles sont destinées, de manière plus ou moins explicite, à un large public et qu’elles ont, pour certaines d’entre elles, rencontré un véritable succès de librairie : ainsi le livre de Wilfried Stroh, Latein ist tot, es lebe Latein ! Kleine Geschichte einer großen Sprache (Le latin est mort, vive le latin ! Petite histoire d’une grande langue)iii est-il un best-seller qui, dès l’année de sa parution (2007), a connu quatre rééditions. L’auteur, professeur émérite de latin à l’université de Munich, grand défenseur du latin parlé, est par ailleurs une figure assez médiatique, connu pour ses apparitions publiques en toge et ses discours déclamés, le front ceint de lauriers, dans la langue de Cicéroniv. Or, au-delà de l’anecdote, ce phénomène éditorial s’accompagne également d’un regain d’intérêt pour le latin non seulement au niveau scolaire (les statistiques révèlent une forte croissance du nombre d’élèves choisissant le latin comme langue étrangèrev) mais aussi au niveau des médias : alors que de nombreux journaux font paraître dans ces années 2005-2010 des articles aux titres révélateurs sur ce latin qui a « le vent en poupe » (« Latein im Aufwind »), ce « boom du latin » (« Latein-Boom ») ou encore cette « vogue du latin » (« Lateinwelle »)vi, une chaîne allemande de télévision, 3sat, est même allée, en 2008, jusqu’à diffuser, à une heure de grande écoute, un magazine culturel entièrement en latinvii.

Comment, dès lors, comprendre cette inflation soudaine de l’intérêt porté en Allemagne au latin ? Faut-il s’exclamer, avec Obélix, qu’ « ils sont fous, ces Germains » ? Ou faut-il y voir l’émergence d’un nouveau paradigme du rapport de l’Allemagne contemporaine à la latinité ? Et si oui, comment expliquer que ce phénomène semble spécifique au champ éditorial et à l’espace public allemands ?viii

Pour tenter d’apporter des éléments de réponse, je voudrais proposer une esquisse d’analyse de ce discours contemporain sur le latin. Pour ce faire, je m’appuierai particulièrement sur le livre de W. Strohix qui, par son statut de best-seller, me semble mériter une attention particulière, ainsi que sur le livre RomDeutsch de Karl-Wilhelm Weeberx, qui est un producteur prolifique d’ouvrages de vulgarisation consacrés au latin ces dernières années, et, à ce titre, symptomatique. Je ferai également référence au livre de Jürgen Leonhardtxi ainsi qu’à divers articles consacrés à cette question.

Pour comprendre la manière dont se construit ce discours contemporain sur le latin, je commencerai par dégager trois énoncés pivots que l’on peut retrouver à travers ces textes : le latin comme langue qui a connu un « succès » (Erfolg) inégalé, le latin comme « langue morte » (tote Sprache) et enfin le latin comme Weltsprache, « langue mondiale » ou « internationale »xii. S’il est un signe, en effet, de l’actualité dans laquelle ce discours s’inscrit, il me semble que cette dernière dénomination en est le plus éclatant, puisque cela fait explicitement référence au statut de l’anglais comme langue hégémonique d’un monde globalisé. Une fois posés ces jalons de l’analyse, j’essayerai donc de montrer dans quelle mesure la construction de ce discours sur la langue latine vient s’articuler au contexte socio-politique allemand actuel, en soulignant comment cet intérêt pour le latin constitue ce que je propose d’appeler une nouvelle questione della lingua, du nom de ce débat humaniste qui opposait les tenants de la latinité aux partisans de la langue dite « vulgaire »xiii. De fait, comme de nombreuses fois dans son histoire, le latin apparaît bien ici aussi comme l’instrument et le révélateur ou – pour le dire avec F. Waquet – comme le « signe » politico-culturel d’un débat identitaire.

  1. Trois énoncés pour un discours 

Trois énoncés récurrents se dégagent de ces textes sur le latin et semblent ainsi former le fil rouge de ce discours contemporain, quelles que soient, par ailleurs, les thèses parfois divergentes qui peuvent leur être attachées.

  1. Le latin, histoire d’un succès

Le premier de ces énoncés est celui qui désigne l’histoire du latin comme celle d’un succès.

L’exemple le plus saillant de cette fabrication de l’histoire d’un succès, de cette sorte de storytelling sur le latin, pour reprendre un terme qui a fait fortune, se lit, à mon avis, dans le titre choisi pour la traduction, en 2006, du livre de Tore Jansonxiv. En effet, alors que le titre original était assez sobre (Latin; Kulturen, historien, språket : Le latin : culture, histoire, langue), la maison d’édition allemande a choisi un titre qu’elle considérait sans doute comme plus accrocheur, qui me semble en tout cas révélateur : Latein : Die Erfolgsgeschichte einer Sprache – « Le latin : histoire d’un succès (linguistique) ».

Cette tendance se retrouve également dans RomDeutsch de K.-W. Weeber qui, s’il n’offre pas une présentation diachronique de l’histoire du latin, mais plutôt un répertoire synchronique de mots et d’expressions allemands d’origine latine, emprunte un certain nombre de titres de ses chapitres au champ lexical du succèsxv.

Et c’est dans les textes de W. Stroh que cette rhétorique du succès se déploie avec le plus d’insistance : ainsi, dans un article de 2006, intitulé « Latein als Weltsprache: das Erbe der Gröβe » (« Le latin comme langue internationale : l’héritage de la grandeur »)xvi, qui résume à grands traits les thèses de son ouvrage Le latin est mort, il multiplie les expressions et les superlatifs renvoyant au succèsxvii. De même, à la fin de l’introduction du Latin est mort, il affirme avec conviction : « En tout cas l’on montrera que la langue latine est, du moins jusqu’à aujourd’hui, la langue qui a connu le plus grand succès au monde »xviii. Il n’hésite dès lors pas à l’appeler, à de multiples reprises, la regina linguarum (« la reine des langues ») et à broder sur la trame du « livre dont la langue latine est l’héroïne »xix.

À partir de là se construit un récit qui décrit la destinée de la « petite langue du Latium » devenue la grande « langue internationale », en insistant d’ailleurs sur le fait, que ce soit chez W. Stroh ou J. Leonhardt, que cette expansion linguistique ne serait pas due à un impérialisme politique ou militaire mais aux mérites intrinsèques (chez W. Strohxx) ou à l’histoire culturelle (chez J. Leonhardtxxi) de la langue elle-même. Le récit prend alors, chez W. Stroh, une tournure presque téléologique, et assez hagiographique, qui passe par diverses stations émerveillées, les chapitres se succédant au fil des grands noms de cette histoire glorieuse : ainsi passe-t-on d’un chapitre consacré au « miracle Cicéron » (« Das Wunder Cicero », p. 44), à un autre louant « Erasme, merveille du monde » (« Erasmus, Wunder der Welt », p.190) sans oublier la révérence incontournable à « la magie de Virgile » (« Der Zauber Vergils », p. 62)xxii. Le parcours se termine dès lors sur ce qui semble être l’arrivée obligée de ce récit de succès : l’affirmation de la reviviscence du latin parlé dans le monde contemporainxxiii. Ainsi, alors même que le parcours diachronique de l’histoire du latin passe par le constat de sa progressive disparition et démonétarisation dans le monde moderne, les chapitres conclusifs sur la présence du latin parlé dans le monde contemporain semblent permettre de sauver in extremis le récit du succès en renversant la courbe du passé vers une sorte de promesse d’avenir – aspect qui me semble déterminant si l’on cherche à comprendre les enjeux de ce discours sur le latin dans le contexte allemand contemporain, j’y reviendrai.

  1. Le latin, langue morte ?

Paradoxalement, en apparence, l’histoire du succès s’articule dans ce discours à l’idée que le latin serait une langue morte. En effet, W. Stroh fait de cet énoncé le pivot d’une thèse présentée comme paradoxale, puisque contraire, au premier abord, à la stratégie souvent privilégiée par les défenseurs du latin, à savoir la critique de la métaphore de la mort du latin. Mais si W. Stroh accepte de reprendre à son compte la thèse de la mort du latin, ce n’est que pour mieux en affirmer la suprématie : sans doute se souvient-il, en incollable latiniste, que de mortuis nil nisi bene, que « des morts on ne saurait parler qu’en bien », et qu’établir le certificat de décès du latin n’est peut-être pas le plus mauvais moyen d’en proclamer l’éternelle valeur. Ainsi le sous-chapitre sur la mort du latin intitulé « Mourir en beauté » (« Sterben in Schönheit »)xxiv développe-t-il toute une rhétorique de la grandeur : déclarée morte à son apogée (que W. Stroh situe, comme d’autres latinistes, à la période cicéronienne), la langue latine n’en est dès lors que mieux parée de toutes les vertus, puisque c’est « en beauté » qu’elle est morte, et pour régner de toute éternité grâce à un pouvoir que W. Stroh définit comme « magique », dans son épilogue précisément intitulé « De la magie du latin » (« Vom Zauber des Lateinischen »)xxv, en raccordant ainsi le récit de la mort à celui du succès :

La carrière au succès sans égal de la langue latine ne saurait s’expliquer par de simples considérations sur son utilité. Ce qui lui a permis de survivre sans cesse à sa propre mort semble être un pouvoir presque inexplicable, que je nommerai, faute de mieux pour l’instant : « la magie du latin ». xxvi

Le topos de l’indicible et la rhétorique du sublime qui s’esquisse ici servent à affirmer que c’est donc parce que le latin posséderait une qualité esthétique irrésistible, fixée à l’heure de sa « mort », qu’il serait parvenu à se maintenir à travers les âges pour venir faire encore retentir ses délices littéraires et sonores à nos oreilles d’humbles mortel-le-s du XXIe siècle. On voit ainsi comment se construit un discours d’essentialisation de la langue et de ses propriétés – qui correspond bien aux discours sur la valeur « universelle » et « éternelle » du latin analysés par F. Waquet dans Le latin ou l’empire d’un signexxvii –, et qui, aux yeux de W. Stroh, justifie la permanence, plus encore « l’immortalité », du latin dans l’histoire. En effet, c’est parce que « mort », mais doté de pouvoirs « magiques », que le latin apparaît comme une langue douée d’ubiquité et d’internationalité :

C’est par son figement même, cette mort ou fausse mort en beauté, que le latin a pu devenir cette langue internationale universelle [c’est moi qui souligne], qu’il est du moins resté jusqu’au XVIIIe siècle.xxviii

Ainsi s’opère un glissement du descriptif au prescriptif, du constat au jugement de valeur, de l’affirmation d’un caractère « international » de la langue latine à la revendication de sa valeur « universelle ».

Quoique de manière beaucoup plus nuancée et en grande partie opposée aux thèses de W. Strohxxix, le livre de J. Leonhardt a également pour préoccupation centrale l’articulation du latin comme « langue morte » et comme Weltsprache, « langue internationale ». Ainsi écrit-il dès le début de son ouvrage : « l’objet de ce livre […] se propose d’examiner le statut particulier du latin en tant que “langue morte” », avant d’ajouter :

le destin tout à fait singulier de la langue latine se voit conférer une actualité brûlante en ces temps de globalisation. Ces diverses évolutions, mais aussi l’importance grandissante de l’anglais comme langue internationale […] sont autant d’incitations à repenser entièrement cette question de statut : qu’est-ce qui condamne une langue à devenir une langue morte ? xxx

  1. Le latin, Weltsprache

Le dernier énoncé, enfin, qui vient s’articuler aux thèmes du « succès » et de la « langue morte », est celui du latin comme Weltsprache. Comme ces derniers exemples l’ont déjà suggéré, c’est en effet un terme omniprésent dans ce discours et qui permet notamment de mettre le latin sur le même plan que l’anglais, considéré comme la Weltsprache moderne par excellencexxxi. Ainsi W. Stroh s’amuse-t-il à rappeler que Margareth Thatcher aurait affirmé que l’anglais était le latin du monde modernexxxii, tandis que J. Leonhardt écrit :

En tant que langue internationale, l’anglais a pris la succession du latin, comme de nombreux commentateurs l’ont fait remarquer au cours de ces dernières années. Pour la première fois, l’on prend l’exacte mesure des qualités intrinsèques du latin en tant que langue internationale sans tomber pour autant dans les errements d’une apologétique, dont les philologues classiques se sont toujours fait une spécialité. Constatons au passage, non sans amusement, que le nouveau rôle dévolu à l’anglais fait resurgir de nombreuses questions auxquelles le latin se trouva jadis lui aussi confronté. xxxiii 

Si l’idée que le latin est ou a été une langue « internationale », voire « universelle » puisque ce sont au moins les deux significations que peut prendre le terme de Weltsprachexxxiv , n’est certes pas nouvelle, elle me semble prendre dans ce discours une importance toute particulièrexxxv, voire paradigmatique, et demande, dès lors, à être analysée dans son contexte et ses enjeux spécifiques. Mais avant cela, il me semble important de soumettre ce terme à une analyse critique, alors même qu’il semble faire l’objet d’un consensus dans le discours, comme s’il constituait une évidence qui ne demanderait pas à être discutée.

Un premier point qu’il me semble utile de rappeler, même si les auteurs le mentionnent parfois rapidementxxxvi, est que désigner la langue latine comme Weltsprache devrait signifier, donc, que c’est une langue (qui a été) présente, voire parlée, dans le monde entier. Or cette dénomination occulte complètement le fait que le monde en question dans Weltsprache désigne essentiellement le monde européen au sens large, avec le Maghreb des anciennes provinces latines africaines, mais est bien loin de recouvrir le « monde » au sens géographique du terme, que ce soit à l’époque de l’Empire romain ou aux époques postérieures. De fait, si l’on a pu parler ou cultiver le latin dans d’autres régions du monde, par exemple au Japon, en Chine, en Afrique ou en Amérique latine, c’est par le mouvement de colonisation politico-culturelle, et religieuse, menée par les missionnaires, notamment jésuitesxxxvii, qui faisait de l’implantation du latin l’instrument d’une entreprise de « civilisation » et d’hégémonie, dont ni le principe ni le but n’était de rechercher ou mettre en œuvre une communication « internationale » et « égalitaire ».

En effet, l’autre approche possible, représentée dans ce discours, consiste à comprendre Weltsprache au sens d’une langue permettant une communication « inter-nationale », passant outre les frontières nationales. L’exemple privilégié dans ce cas est celui de la période humaniste, où l’usage du latin permettait une circulation et diffusion des œuvres et des échanges au-delà du cadre « national » (bien que le terme soit peu adéquat pour l’époque). C’est dans ce sens, notamment, que W. Stroh s’amuse à suggérer, non sans malice, que le latin, si malmené par les marxistes, comme il le rappelle plusieurs fois avec regret, serait en réalité le véritable internationalisme. Ainsi, non content de rappeler que l’inspirateur du communisme, Marx, ne manquait pas, dans ses années de lycée, de briller en composition latinexxxviii, il intitule un article de 2004 « Latein, ein unsterbliches Gespenst » (« Le latin, un spectre immortel »)xxxix, ce qui constitue, comme il le suggère lui-mêmexl, un geste d’allusion ironique à la fameuse première phrase du Manifeste du Parti communiste : « Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus » (« Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme »). Et c’est dans un autre article, déjà évoquéxli, que, défendant la cause du latin comme langue internationale, il construit l’image d’une république des lettrés humanistes comme antithèse au nationalisme, en affirmant que ce serait le nationalisme croissant, et non le décalage du latin par rapport au monde moderne, qui aurait poussé les humanistes à chercher à s’exprimer dans la langue « du peuple » et non plus à cultiver l’échange intellectuel dans une république latine internationalexlii.

Là aussi, il me semble que cet énoncé, certes séduisant de prime abord, rencontre de sérieuses limites. D’une part, il ne semble pas dénué du préjugé selon lequel le nationalisme serait davantage le fait des classes « populaires », et, selon l’expression de W. Stroh dans le passage cité plus haut, « moins éduquées », alors même que les liens entre nationalismes et élites (notamment bourgeoises) se sont révélés, à bien des moments de l’histoire européenne ou mondiale, aussi étroits que cruciauxxliii. La perspective historique se déforme d’ailleurs de plus en plus lorsque W. Stroh en vient, dans Le latin est mort, à affirmer, de manière vague et contestable, que « ce n’est pas par hasard si ceux qui avaient par deux fois jeté l’Allemagne […] dans une guerre mondiale se méfiaient de l’antique pouvoir d’une langue rassembleuse des peuples »xliv, passant ainsi sous silence les compromissions de nombreux philologues allemands avec le régime nazi (W. Stroh ne les a évoquées que très rapidement auparavantxlv), bien peu fidèles, pourtant, à l’esprit soi-disant pacifiste de cette res publica literatorum vantée par W. Stroh, qui omet, d’un même mouvement, le rôle stratégique joué par le recours à l’Antiquité dans l’idéologie naziexlvi.

D’autre part, même en s’en tenant à l’exemple de l’époque humaniste mise en avant par W. Stroh, l’image d’une alliance latine sereinement cosmopolite ne résiste pas tout à fait à l’examen si on la confronte aux réalités des échanges historiques de cette communauté dite « internationale » (et essentiellement lettrée) qui pratiquait le latin. En effet, comme l’a montré par exemple Pascale Casanova dans son analyse de la genèse de cette « république mondiale des lettres »xlvii, mais aussi toute une recherche s’intéressant à l’émergence du sentiment national à l’époque de la Renaissancexlviii, cette latinité commune, loin d’être le pur et pacifique partage d’une langue « universelle », fut aussi l’enjeu de luttes d’appropriation et de concurrences symboliques pour s’assurer une hégémonie culturelle. On pense notamment à l’affirmation de Lorenzo Valla qui, dans la préface à son traité des élégances du style romain, les Elegantiae, en 1444, n’hésite pas à revendiquer et justifier une suprématie italienne au nom du rayonnement et de l’expansion d’une langue latine considérée comme l’héritage exclusif de l’Italie et la marque éclatante de son « pouvoir » :

Nous avons perdu Rome […] nous avons perdu la domination et le pouvoir politique ; […] et pourtant en vertu de ce pouvoir plus splendide, nous régnons encore sur une grande partie du monde. Nôtre est l’Italie, nôtre est la France, nôtre est l’Espagne, ainsi que l’Allemagne, la Pannonie, la Dalmatie, l’Illyrie et bien d’autres nations. De fait, l’Empire romain est là où règne la langue de Rome. xlix

C’est pourquoi on peut se demander s’il est réellement possible d’accorder crédit, si attrayante soit-elle, à la devise du juriste Karl Heinrich Ulrichs, promoteur, à la fin du xixe siècle, d’un latin vivant, et citée avec enthousiasme par W. Stroh : « Linguae Latinae mira quaedam vis inest ad jungendas nationes » (« la langue latine possède une sorte de pouvoir merveilleux pour unir les nations »)l. De fait, même dans les tentatives utopistes de résurrection du latin comme langue internationale au début du XXe siècle, les dimensions hégémoniques n’étaient pas absentes : F. Waquet a ainsi rappelé comment, en 1933, le Cercle d’études romaines ayant proposé de rétablir le latin comme langue des échanges internationaux, on affirma que cela favoriserait de surcroît « la diffusion de l’esprit fasciste dans le monde »li.

À cet égard, il me semble donc que l’affirmation, voire la nostalgie, d’une langue latine soi-disant internationale n’est pas exempte de ce que l’on pourrait appeler une sorte de « syndrome de Babel », qui aurait tendance à essentialiser le latin en une langue « originelle », détachée des réalités et des structures sociales et de pouvoir à l’œuvre dans les échanges linguistiqueslii. De ce point de vue, la conclusion utopiste de W. Stroh me semble une illustration révélatrice, qui rêve du latin comme de la langue parlée au Paradis – allégorie qui, à mon sens, vient moins renforcer la thèse du latin comme langue « internationale » ou « universelle » que mettre au jour cette approche essentialisante et non problématisée du latin, ainsi enfermé non seulement aux cieux chrétiens, mais encore dans une sorte de ciel des Idées platonicien.

Pourquoi donc, alors que l’on peut douter, même à l’issue de ces critiques trop rapides, que la définition du latin comme Weltsprache soit nécessairement la plus adéquate ou pertinente (même si cela n’enlève rien à la réalité de la propagation et de l’influence de cette langue dans l’histoire européenne, voire mondiale), pourquoi, donc, cette désignation semble-t-elle devenue une sorte de label, associé au topos du succès et de la langue morte, sur le marché éditorial et dans le débat public allemands ?

Pour répondre à cette question, il me semble nécessaire de revenir plus précisément sur le contexte socio-politique dans lequel s’inscrit ce discours autour de la langue latine.

  1. Le passé du latin est-il l’avenir de l’allemand : une nouvelle questione della lingua ?

Même si les récents débats sur « les racines gréco-romaines » de l’Europe ou sur les réformes de l’enseignement des langues anciennes ou encore, dans le domaine fictionnel, le succès de films à gros budget ou d’œuvres de fantasy s’inspirant de légendes antiques témoignent d’une actualité à l’échelle européenne de la « matière antique » – pour reprendre une expression proposée par Véronique Gély –, le relevé que j’ai fait tend à suggérer que ce phénomène de promotion du latin, notamment en tant que langue, est particulièrement fort actuellement en Allemagneliii. Or un autre indice commun à ces publications m’incite à penser que ce débat sur la langue latine doit se comprendre dans son contexte allemand : c’est notamment le fait que ces livres traitent de la langue latine avec une prépondérance de références à l’histoire et à la langue allemandes. Cela est particulièrement frappant chez K.-W. Weebeer et W. Stroh, tandis que J. Leonhardt, dont la méthodologie se réclame précisément d’une position différente, qui replace le latin dans un cadre de linguistique comparée et dans une perspective d’histoire globale où le latin est envisagé au regard d’autres Weltsprachen telles que le grec, l’arabe, le sanskrit ou le chinoisliv, ne cède à cette tendance que dans la dernière partie de son ouvrage (consacrée au latin depuis le XVIIIe siècle). Évidemment, cela peut d’abord s’expliquer par une stratégie éditoriale, dans la mesure où ces livres s’adressent en premier lieu à un public allemand (c’est d’ailleurs ainsi que W. Stroh justifie le fait qu’il s’intéresse particulièrement à la place du latin dans l’humanisme allemandlv). Mais je crois que cela participe de raisons plus structurelles.

En effet, ces publications se concentrent sur un intervalle de temps qui va à peu près de l’année 2006 à l’année 2010. Or ces années (et, de manière large, les années 2000) sont marquées en Allemagne par la cristallisation, dans le cadre de la confrontation à ce qu’il est convenu d’appeler un monde globalisé, d’une discussion sur la possible affirmation ou réaffirmation d’une conscience, ou d’une identité, nationale. Ce discours, s’il n’est peut-être pas, en tant que tel, spécifique à l’Allemagne, mais s’inscrit dans un mouvement de repli identitaire européen plus vaste, me semble avoir deux versants solidaires, l’un que je qualifierai, pour aller vite, de socio-politique, et l’autre de linguistique, même s’il est évident, précisément, que la question de la langue n’est jamais détachable de ses implications politiques.

  1. De l’Imperium à la Weltmeisterschaft ? Leitkultur, conscience nationale et hégémonie culturelle

Dans Par delà le bien et le mal, Nietzsche affirme avec son ironie inimitable : « C’est une des caractéristiques des Allemands que chez eux la question “qu’est-ce qui est allemand ?” ne s’éteigne jamais »lvi.

De fait, le versant socio-politique de ce discours des années 2000 touche à la définition et au statut de ce que pourrait être une culture allemande majoritaire et identitaire, désignée dans le débat public sous le terme de « Leitkultur », « culture-guide », au sens premier, qui, selon ses partisans, devrait tout à la fois incarner un « idéal » politico-moral et un consensus national, mais aussi culture « hégémonique », donc, si l’on rend à ce terme son sens étymologique. Le débat sur la Leitkultur, dont je n’ai pas la place de retracer ici la généalogielvii, peut être considéré, pour le dire vite, comme une réaction à ce que certains responsables politiques et certains médias problématisent dans les années 2000 comme « l’échec de l’intégration des populations immigrées » ou encore « l’échec du modèle multiculturel »lviii : les populations immigrées, pour reprendre les leitmotive de ce discours, formeraient en Allemagne une sorte de « société parallèle » (« Parallelgesellschaft »), concentrée dans les « couches les moins cultivées » de la population – ou comme le dit précisément un euphémisme courant : « éloignées de la Bildung » (« bildungsferne Schichten »), avec toute la connotation d’idéal bourgeois, individuel et libéral recouvert par ce dernier terme – et notamment rétives à l’apprentissage d’une langue allemande qu’elles maîtriseraient très mal. Si ce discours a de nombreuses accointances avec d’autres discours xénophobes et identitaires prospérant actuellement en Europe, il me semble que l’insistance sur la mauvaise maîtrise de la langue allemande par les immigré-e-s est une caractéristique forte de ce débat en Allemagne.

Un deuxième élément mérite d’être mentionné pour préciser le contexte de ces débats : c’est la fameuse Weltmeisterschaft 2006, à savoir la Coupe du Monde de football que l’Allemagne a accueillie en 2006. En effet, cet événement, dit « populaire » et « mondial », a cristallisé à l’époque tous les débats sur la possible réaffirmation d’une conscience nationale allemande, enfin décomplexée, puisque pouvant emprunter les canaux festifs et soi-disant pacifistes de l’enthousiasme sportif, pour se réassurer une position politique et culturelle dominante, si ce n’est à l’échelle internationale, du moins en Europe, et enfin délestée, s’accordaient à l’affirmer de nombreux éditorialistes, du fardeau agressif de son passé national-socialistelix. Si cet événement peut paraître, à première vue, assez éloigné de mon sujet, il suffit pourtant de jeter un œil sur le titre de l’avant-dernier opus de K.-W. Weeber pour saisir les étranges affinités qui les réunissent. L’ouvrage en question s’intitule en effet Wie Julius Caesar in die Fanmeile kam, que l’on pourrait traduire approximativement par Comment Jules César a foulé la Fanmeile – la Fanmeile étant une sorte de grande zone piétonne surmontée d’un podium, qui avait été déployée au cœur de Berlin, à la Brandenburger Tor, au moment de la Coupe du Monde, pour que les fans de foot puissent venir célébrer en public les victoires de leur équipe, assister à des animations télévisuelles etc. S’il ne s’agit peut-être pas de surinterpréter ce détail, qui, somme toute, s’apparente à une stratégie de communication assez peu subtile à l’égard d’un public jeune, il me semble quand même intéressant de relever que se trouve ainsi associé, dans une sorte de collusion d’imaginaires populaires, le succès martial de l’Empire romain (incarné ici de manière, si ce n’est historique, du moins paradigmatique par la figure de l’Imperator Jules César) au triomphalisme national de la période de la Coupe du Monde. De même, dans son texte de présentation du livre de J. Leonhardt, qui est loin, me semble-t-il, de cautionner lui-même de telles associations, le site de sa maison d’édition, C. H. Beck, a choisi d’apposer le titre : « Das Imperium schlägt zurück »lx, « L’Imperium contre-attaque », donc, référence aussi bien à l’un des volets du film américain à grand succès Star Wars que – je ne sais à quel point cela était conscient de la part des éditeurs – à un volume fondateur des études postcoloniales anglo-saxonneslxi. Or, là aussi, il est frappant qu’alors même que J. Leonhardt défend dans son ouvrage la thèse que l’expansion du latin ne saurait être attribuée à l’impérialisme romain, c’est pourtant cet impérialisme, certes « ludique », mais néanmoins triomphant, que l’éditeur choisit de mettre en avantlxii.

  1. L’allemand, langue morte ?

Par ailleurs, de manière solidaire, se renforce dans ces mêmes années 2000 un débat sur la langue allemande, qui apparaît comme le pendant de ce discours sur la Leitkultur. Ce débat linguistique se situe lui-même dans le contexte d’une double pression.

La première est celle de l’omniprésence et de la suprématie, de plus en plus reconnue, mais crainte aussi, de la langue anglaise en tant qu’idiome international (Weltsprache, nous y voilà). Les inquiétudes exprimées dans les médias, ou par divers intellectuels, sont de deux sortes : d’une part on déplore, tout en l’entérinant, la disparition de la langue allemande de la scène internationale et d’autre part, on s’effraie de la contamination de la langue allemande par des expressions anglophones, phénomène qui se résume dans le néologisme formé à cette occasion – comme fut autrefois forgé en France le terme de « franglais », on parle en Allemagne du « Denglisch », ce mélange de Deutsch et Englisch qui fleurit dans les publicités, le jargon institutionnel, ou le parler quotidien.

À cette pression exercée par l’influence de l’anglais se conjugue, d’autre part, un débat s’inquiétant d’un appauvrissement, voire d’un dépérissement, de la langue allemande, qui seraient dus à sa mauvaise maîtrise par les populations immigrées, qui feraient de plus pénétrer en Allemagne une sorte d’autre dialecte, mélange d’expressions turques, arabes, d’anglicismes aussi, et d’allemand. Ce « dialecte » est parfois désigné sous le terme, dérivé d’une injure raciste, mais retourné en signe identitaire, de « Kanak Sprak »lxiii, selon le titre d’un livre, au grand succès médiatique, de l’écrivain d’origine turque Feridun Zaimoğlulxiv, qui prétendait faire ainsi résonner la langue des « marges » de la société allemande, mais qui contribua autant, voire peut-être moins, à la populariser qu’à en déformer l’image, notamment dans les médias. En effet, empreint d’une distance intellectuellelxv et de toute la dimension de recréation impliquée par un projet avant tout littérairelxvi, son ouvrage offrait moins un reflet fidèle de cette langue « des immigré-e-s » que son exploration poétique, volontairement explosée et explosive. Mais, peu sensibles à cet aspect, les médias s’y référèrent davantage comme à une preuve « authentique » de l’insuffisante compétence linguistique des jeunes « issu-e-s de l’immigration » (« mit Migrationshintergrund »), selon l’expression consacrée, dont l’allemand serait « déficitaire » (defizitär), « approximatif » (gebrochen), truffé d’incorrections grammaticales et phonétiqueslxvii – en dépit même d’études linguistiques démontrant que cette « langue », que les linguistes ou les jeunes qui la parlent appellent aussi « Kiezdeutsch » (« l’allemand des quartiers ») est avant tout un sociolecte, qui, en tant que tel, ne saurait être confondu avec une mauvaise maîtrise réelle de la langue allemande « standard », cas de figure qui ne concerne qu’une minorité de jeunes « issu-e-s de l’immigration »lxviii.

À cela s’ajoutent les réactions catastrophées suscitées par les mauvais résultats de l’Allemagne au fameux test PISA de l’OCDE, censé évaluer le niveau scolaire des élèves à l’échelle mondiale, qui furent vite qualifiées dans les médias de « choc de PISA » (« PISA-Schock ») et contribuèrent à (re)lancer, dans ces années 2000, un débat virulent sur l’éducation, pointant notamment les faibles performances scolaires des élèves « issu-e-s de l’immigration », souvent attribuées à une maîtrise linguistique supposée globalement insuffisantelxix. On n’est dès lors pas loin de déclarer l’allemand « langue morte » et le parti conservateur de la CDU est même allé jusqu’à réclamer, en 2008, l’inscription de la langue allemande dans le Grundgesetz (Loi fondamentale)lxx. Or c’est dans ce même contexte qu’ont prospéré ces dernières années des publications consacrées à la langue allemande, à commencer par les best-sellers imbattables de Bastian Sick, sorte de grand gourou médiatique de la grammaire allemande, qui publie à tour de bras des volumes édités sous le titre funèbre de  Der Dativ ist dem Genitiv sein Tod  – « Le datif, c’est la mort au génitif »lxxi qui, en plus de déplorer la disparition des tournures génitives au profit des constructions au datif, constituent une sorte de recensement de toutes les aberrations grammaticales, orthographiques ou pseudo-anglicistes, bref de tous les « barbarismes » que l’auteur rencontre dans sa vie quotidienne. D’un point de vue plus institutionnel, Jutta Limbach, présidente du Goethe-Institut publie en 2008 un petit essai au titre faussement interrogateur : Hat Deutsch eine Zukunft ?lxxii – « L’allemand a-t-il encore un avenir ? » et sous-titré : « Notre langue dans le monde globalisé ». De fait, cet ouvrage n’a pas manqué d’alimenter une nouvelle fois dans les médias la question de la langue allemande, que la présidente du Goethe-Institut tentait de sauver, si ce n’est en tant que Weltsprache, du moins en tant que sœur de la nouvelle Weltsprache du monde moderne, l’anglais.

Mais que vient donc faire le latin dans cette galère?

Précisément, il me semble que ce discours contemporain sur le latin s’inscrit exactement à l’articulation de ces débats sur la culture allemande, la possible réaffirmation d’une conscience et « identité » nationales et donc le questionnement sur le rôle et le statut de l’allemand tant au niveau international, dans la concurrence perdue d’avance avec l’anglais, que dans le cadre national, dans sa possible déstabilisation par les populations immigrées. Dans un passage où il rend compte des débats sur la latinité à la Renaissance, J. Leonhardt remarque justement : « le besoin de questionner la latinité se dévoile à maint égard comme un Ersatz du débat sur la langue nationale »lxxiii. D’une certaine manière, il me semble en effet que ce qu’opère ce discours contemporain, c’est un déplacement, voire un transfert, de la question de la langue sur le terrain du latin, afin d’affirmer que si l’allemand a encore un avenir, son « salut » passe par le latin et ce, selon une double stratégie.

  1. « Deutsch reden heisst latine loqui » : une nouvelle translatio latinitatis ?

La première stratégie pourrait se résumer à travers le titre d’un article de journal récent intitulé « L’anglais, nouveau latin. Pourquoi la langue allemande survivra » (« Englisch als neues Latein. Warum die deutsche Sprache überleben wird »)lxxiv. En effet, en affirmant que le latin est et a toujours été une Weltsprache, qui a profondément influencé la langue allemande, ce discours peut à la fois forger un concurrent de taille à l’anglais, tout en faisant bénéficier l’allemand, par le truchement du latin, d’une partie du capital symbolique attaché à l’hégémonie politico-culturelle de la langue anglaise en tant que Weltsprache actuelle. À cet égard, l’annonce du prochain colloque organisé par l’association allemande des professeurs de langues anciennes est révélatrice, puisqu’elle porte le titre de : « English meets Latin » et propose de développer une réflexion sur le bénéfice pédagogique que représenterait la mise en relation du latin et de l’anglais pour l’apprentissage du latinlxxv. Si l’on ne peut plus sauver l’allemand de manière directe, alors sauvons le latin – qui pourrait bien se révéler un allié rêvé dans la course à la survie.

C’est en effet l’enjeu de la deuxième stratégie qui consiste à capter, au profit de la langue allemande, le capital de prestige du latin comme langue certes « morte », mais dont la mort même assurait la pérennité et l’influence internationale, comme on l’a vu précédemment : de fait, la conscience de l’importance de ce capital culturel et symbolique se lit, me semble-t-il, dans la rhétorique de l’héritage qui est redéployée par ce discours contemporain, particulièrement chez W. Stroh et K.-W. Weeber, J. Leonhardt se distanciant au contraire de cette posturelxxvi. Or l’héritage est notamment une métaphore à connotation économique qui permet donc d’affirmer le capital culturel et symbolique que représente ce « legs » latin : en déplaçant le débat linguistique sur la question du latin, l’allemand peut s’approprier ce capital symbolique pour réassurer une forme de conscience culturelle hégémonique, tout en s’appuyant sur ce récit de succès que j’ai analysé pour commencer.

C’est donc dans ce sens, à mon avis, que l’on peut comprendre les références récurrentes, notamment chez W. Stroh et K.-W. Weeber, à la langue allemande. Ainsi trouve-t-on chez W. Stroh des parallèles révélateurs entre le latin et l’allemand. Lorsqu’il aborde la question du latin de l’Antiquité tardive, en évoquant le caractère davantage populaire du latin d’Augustin, il choisit comme intertitre : « Augustin will dem Volk aufs Maul schauen », qui est un détournement d’une formule célèbre de la Sendbrief vom Dolmestschen de Luther (« Missive sur la traduction »), que l’on pourrait traduire par « regarder ce qui sort de la gueule des gens » (signifiant qu’il faut écouter et imiter le langage populaire pour traduire) et qui est considérée comme la « devise » de la fabrique de l’allemand moderne inaugurée par le travail de traduction de la Bible par Luther. De même, lorsque W. Stroh rappelle que le latin vulgaire a progressivement remplacé les tournures génitives par l’emploi de constructions au datif (en faisant remarquer que cela s’apparente à l’usage du dialecte souabo-bavarois)lxxvii, cela ne peut que faire écho, que ce soit conscient ou non, au titre des best-sellers de Bastian Sick.

Enfin, à lire les listes vertigineuses et presque obsessionnelles dressées par K.-W. Weeber pour établir les origines latines de divers mots ou expressions allemandslxxviii, on en finirait effectivement presque par croire que, comme l’indique l’un de ses sous-titres révélateurs, « Deutsch reden heisst latine loqui »lxxix : que « parler allemand, c’est parler latin » ! Pourtant cette idée ne va pas de soi linguistiquement ni historiquement : ainsi l’allemand, pour ne donner qu’un exemple, range toujours les mots empruntés au latin (ainsi qu’à d’autres langues) dans un dictionnaire séparé, intitulé précisément  Fremdwörterbuch (« dictionnaire des mots étrangers »)lxxx. Au contraire, l’étrange hybride que K.-W. Weeber a choisi pour titre, ce mot-valise aux airs impérialistes, RomDeutsch, qui ferait penser qu’il y aurait une sorte d’alliance intangible entre l’allemand et le latin (voire l’Empire romain), donne bien l’impression que ce discours procède à une sorte de nouvelle translatio latinitatislxxxi, telle que l’avait appelée de leurs vœux les humanistes allemands, désireux de concurrencer à l’époque le monopole culturel et politique italien en captant le capital de la latinité pour mieux fortifier une conscience nationale naissantelxxxii. Ainsi Conrad Celtis, souvent appelé l’« archi-humaniste » (Erzhumanist) allemand, avait-il publié en 1486 une ode Ad Apollinem repertorem poetices, ut ab Italis cum lyra ad Germanos veniat (Ode à Apollon inventeur des poètes pour qu’il quitte, avec sa lyre, les Italiens et rejoigne les Germains), où il implore le dieu des arts de transférer la lyre latine de l’Italie vers l’Allemagne :

Ainsi rejoins, nous t’en prions, les rives de notre pays,
Comme tu gagnas autrefois les terres italiennes
Pour que s’enfuie la langue barbare et que s’évanouisse toute obscurité.lxxxiii

De plus, il faut rappeler que, malgré le mythe du philhellénisme allemand, nourri par le classicisme de Weimar et la génération romantique, et notamment mis en lumière par l’essai célèbre d’Eliza M. Butler  analysant la « tyrannie de la Grèce sur l’Allemagne »lxxxiv, c’est néanmoins davantage sur le latin et son apprentissage que se sont constituées la tradition pédagogique et la conscience linguistique allemandes – et ouest-allemandes, après 1945. De fait, comme le rappelle J. Leonhardt, le latin a bien souvent eu dans son histoire, c’est-à-dire dans l’histoire du développement et de l’émancipation des langues dites vulgaires à son égard, une fonction d’étai grammatical : c’est à partir des grammaires latines par exemple que l’on façonnait les premières grammaires des langues nationaleslxxxv. Or cette fonction d’étai grammatical (que les livres de W. Stroh et de J. Leonhardt replacent d’ailleurs dans toute une tradition pédagogique de l’éducation formelle et dans la batterie des arguments souvent déployés en faveur du latin) est de toute évidence présente dans le débat allemand contemporain sur le latin : c’est parce que les cours d’allemand ne proposeraient plus de réelle formation grammaticale que, selon J. Leonhardt, les élèves (sans doute faudrait-il dire les parents ) choisiraient le latin pour y être formés à leur propre languelxxxvi ; et c’est chez K.-W. Weeber que cette thèse trouve son expression la plus extrême, sous la formule faussement proverbiale : « Qui ne sait le latin est puni par l’allemand » (« Wer kein Latein kann, den bestraft das Deutsche »)lxxxvii.

Or, pour appuyer sa thèse, il ne manque pas d’évoquer des « études » qui démontrent les vertus « compensatrices » de l’apprentissage du latin sur « les compétences en allemand des élèves  issus de l’immigration » (« Deutsch-Kompetenz von Schülern mit Migrationshintergrund »)lxxxviii et d’enfoncer le clou un peu plus loin en affirmant que l’exercice de la traduction latine est le meilleur moyen de pallier les déficiences grammaticales et linguistiques du cours d’allemandlxxxix

C’est donc parce que le latin, langue internationale, mais comme aime aussi à le rappeler le discours contemporain, langue de « culture », Kultursprache et Bildungssprache (« langue d’éducation », « langue cultivée »), serait un formidable formateur à la langue allemande, voire son propre double linguistique et culturelxc, que les journaux de ces années 2005-2010 s’émerveillent, dans quelques articles, du fait que précisément des jeunes « issu-e-s de l’immigration » (« mit Migrationshintergrund »), selon l’expression incontournable, suivent des cours de latin dans un des lycées réputés « sensibles » de Berlin, pour y rattraper cet apprentissage de la langue de Goethe à laquelle on les proclame si volontiers rétifsxci. On ne s’étonnera dès lors pas de trouver, à la fin de RomDeutsch, un passage qui, après s’être évertué à démontrer que le latin est aussi présent dans la langue des jeunes, se termine sur une apostrophe empruntée à cette langue et à la prononciation de la dite Kanak Sprak : « Kein Joke, Alder ! » ( « sans blague, mec ! »).xcii

Ainsi, quelles que soient, mutatis mutandis, les intentions des différents auteurs, il me semble que ce parcours à travers ce discours allemand contemporain sur le latin confirme cette remarque de Gramsci au sujet de « la question de la langue », dans son essai de 1950 intitulé « Lingua nazionale e grammatica » (« Langue nationale et grammaire ») :

Chaque fois qu’affleure, d’une manière ou d’une autre, la question de la langue, cela signifie qu’est en train de s’imposer une série d’autres problèmes : la formation et l’élargissement de la classe dirigeante, la nécessité d’établir des rapports plus étroits et plus sûrs entre les groupes dirigeants et la masse populaire-nationale, c’est-à-dire de réorganiser l’hégémonie culturelle.xciii

***

En 2008, Wladimir Kaminer, écrivain et DJ d’origine russe, auteur d’un livre-culte de la scène berlinoise du début des années 2000, Russendisko, où il narrait, avec une ironie mordante et une dérision lucide, l’expérience de son arrivée, en tant que juif émigré de l’ex-Union soviétique, dans un Berlin fraîchement réunifié, publiait un de ses nouveaux ouvrages (paraissant désormais à un rythme quasi-annuel et presque automatiquement promis à un destin de best-seller), sous un titre en parfaite adéquation avec l’air du temps : Salve, Papa !xciv Y chroniquant, avec la verve satirique qui le caractérise, ses déboires de père de deux jeunes collégiens et son incursion corollaire dans le système scolaire allemand, l’auteur à succès de la jeune scène berlinoise, l’icône du Berlin « Multikulti » (selon le nom de la radio qu’il contribuait à animer), aurait-il été submergé à son tour par cette « vague » du latin vantée par les médias allemands contemporains ? Si le « succès » de l’apprentissage de cette « langue morte » par ses enfants est, comme il le décrit avec une ironie modérément inquiète, pour le moins mitigé (et loin, d’ailleurs, de constituer le cœur du livre), l’illustration qui en orne la couverture, en écho à son titre, résume cependant de manière exemplaire les éléments de ce discours allemand contemporain sur le latin. On y voit en effet un jeune garçon, vêtu d’une toge romaine, sa tête – forcément ? – blonde ceinte d’une couronne de lauriers, faisant de la main droite un vague salut – romain ? – et serrant sous son bras gauche un ballon de football. Associé à son titre « en latin dans le texte », ou presque, ce dessin offre donc une bonne illustration de cette curieuse conjonction socio-médiatique entre un imaginaire romain voulu ultra-contemporain et un fantasme national galvanisé par l’enthousiasme footballistique. Or c’est d’autant plus révélateur que la révérence du « fils » au « père » met ainsi en scène une conception purement patrilinéaire de cette référence latine – alors même que, dans le livre, c’est la fille (et non le fils) de l’auteur qui prononce ces rudiments latinisants. Étrange « magie » – dirait peut-être W. Stroh ? – de ce latin contemporain, qui reconvertit ainsi Kaminer qui, dans ses premiers livres, s’amusait de sa propre « inassimilation » et de « l’exotisme » de bien des expressions ou usages allemands pour l’émigré qu’il était, lui qui avait fait de « Russendisko » le slogan générationnel d’un Berlin « multiculturel », en héraut de ce latin « germain » aux accents nationalistes.

S’interrogeant, à la fin de son ouvrage, sur les raisons de cet engouement (allemand) contemporain pour le latin, J. Leonhardt développe l’idée qu’il serait à mettre sur le compte d’un intérêt actuel plus général pour le passé et l’histoire, dont on se passionne, remarque-t-il, pour la reconstitution et la reconstruction de plus en plus minutieuse et immédiatexcv. Or, de manière symptomatique, il choisit notamment comme exemples de cet « engouement » deux projets de reconstruction, problématiques et controversés, de ces dernières années. Il s’agit, d’une part, de la reconstruction de la Frauenkirche de Dresden, église considérée comme un joyau de l’architecture baroque allemande, détruite par les bombardements alliés de 1945 et qui avait été maintenue dans son état délabré en signe de mémoire sous le régime de la RDA, avant de faire l’objet d’une reconstruction « à l’identique » et en grande pompe après la réunification. D’autre part, il évoque le projet de réhabilitation du château des Hohenzollern dans l’ancien Berlin-Est, qui devrait être reconstruit dans son état « original » dans les prochaines années, sur la place où s’érigeait le Palais de la République (Palast der Republik) de l’ancienne RDA, désormais entièrement démantelé. Or il me semble que ces exemples de reconstruction témoignent au contraire d’une compréhension historique qui, plutôt que l’expression d’une curiosité ou d’un intérêt pour une « réactualisation » soi-disant vivante du passé, sont avant tout un geste de dés-actualisation violente de l’histoire, qui se fait recouvrement d’un passé ainsi moins « reconstitué » que destitué de tout pouvoir de hantise mémorielle et politique.

Si donc, à en croire Leonhardt, il s’agissait, dans ce regain d’intérêt pour le latin, d’un goût pour un passé « réactualisé », reste la question de savoir ce qui, dans ce « retour » du latin, est rendu (in)actuel. Et si, comme le croit W. Stroh, le latin devait être un « spectre immortel », de quoi est-il, dans ce contexte, hic et nunc, le revenant ? Dans la méditation sur « l’hantologie » contemporaine qu’il développe dans Spectres de Marx, Derrida remarque, en reprenant les analyses de Marx sur le Dix-Huit Brumaire répétant la Révolution française comme la farce vient parodier la tragédie :

Plus l’époque est à la crise, plus elle est « out of joint » [selon le mot de Hamlet], plus on a besoin de convoquer l’ancien, de lui « emprunter ». […] Et l’emprunt parle : langage emprunté, noms empruntés, dit Marx. Question de crédit, donc, ou de foi. Mais une frontière instable et à peine visible traverse cette loi du fiduciaire. Elle passe entre une parodie et une vérité, mais une vérité comme incarnation ou répétition vivante de l'autre […]xcvi

Or cet « emprunt » allemand contemporain à « l’héritage » latin, loin d’en être une « répétition vivante », a bien des traits d’une « parodie » grinçante, d’une appropriation qui ne cesse de rabattre, selon la mécanique identitaire, l’autre sur le même, en occultant cette expérience fondamentale d’« estrangement » qu’est toute confrontation à l’histoire, la langue et la culture. C’est pourquoi, en troquant ainsi la « disko » cosmopolite contre le ballon rond nationaliste et le « russe » « multikulti » contre un latin aux relents impérialistes, cet imaginaire allemand contemporain pourrait bien faire revenir des spectres de sombres temps.
 


i1. Françoise Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe, XVIe -XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 321.

ii2. Voici une liste, non exhaustive, mais significative, de ces publications (par ordre chronologique) :

a) Livres d’auteurs allemands :

  • Weeber, Karl-Wilhelm, RomDeutsch: Warum wir alle Lateinisch reden, ohne es zu wissen, Eichborn Verlag, 2006. (éd. de poche: Goldmann Verlag, 2008). [Romallemand: pourquoi nous parlons tous latin sans le savoir]

  • Stroh, Wilfried, Latein ist tot, es lebe Latein ! Kleine Geschichte einer großen Sprache, List, 2007 (ed. de poche: 2008). Trad. française par Sylvain Buntz: Le latin est mort, vive le latin! Petite histoire d’une grande langue, Belles Lettres, 2008.

  • Maier, Friedrich, Warum Latein. Zehn gute Gründe, Reclam 2008. [ Pourquoi le latin? 10 bonnes raisons ]

  • Leonhardt, Jürgen, Latein: Geschichte einer Weltsprache, Beck, 2009. Trad. française par Bertrand Vacher : La grande histoire du latin. Des origines à nos jours, CNRS Editions, 2010. [Trad. littérale du titre : Le latin: histoire d’une langue internationale]

  • Weeber, Karl-Wilhelm, Wie Julius Caesar in die Fanmeile kam : Der etwas andere Einstieg ins Lateinische, Carlsen Verlag, 2009. [Comment Jules César a foulé la Fanmeile: une introduction un peu différente au latin]

  • Id., Rom sei dank ! Warum wir alle Caesars Erben sind, Eichborn Verlag, 2010. [ Rome merci! Pourquoi nous sommes tous les héritiers de César]

  • Sauer, Joscha, Ruthe Ralph, Schelenz, Michael: Tote Sprache : Cartoons auf Latein, Carlsen Verlag, 2010. [Langue morte : cartoons en latin]

b) Livres traduits en allemand:

- Janson, Tore, Latein: Die Erfolgsgeschichte einer Sprache, Aus dem Dänischen von Johannes Kramer, Buske Verlag, 2006 ( titre original, 2002: Latin; Kulturen, historien, språket) [Latin: histoire d’un succès]

  • Mount, Harry, Latin Lover. Latein lieben lernen! Aus dem Englischen von Wiebke Hafermann, Heyne Verlag, München, 2007 (titre original, 2006: Amo, amas, amat ... and All That. How to become a Latin Lover), éd. de poche: 2009 [ Latin lover. Apprendre à aimer le latin!]

iii3. Voir note 2.

iv4. Voir par exemple le portrait que le magazine Der Spiegel lui a consacré le 19. 02. 2008 sous le titre : « Salve, Professor Valahfridus », http://www.spiegel.de/unispiegel/wunderbar/0,1518,535607,00.html, consulté le 30. 01. 2011.

v5. Voir par exemple J. Leonhardt, op. cit., p. 322. De nombreux articles de journaux font également état de ces statistiques. La taxinomie scolaire allemande désigne le latin comme Fremdsprache (« langue étrangère »), qui peut donc être choisie en « première langue » au lycée. Le nombre d’élèves choisissant le latin aurait augmenté de 30% ces six dernières années, plaçant le latin au rang de troisième langue (derrière l’anglais et le français) choisie le plus fréquemment par les élèves au Gymnasium (lycée). Il faut cependant rappeler que, précisément, seuls les Gymnasien et éventuellement Gesamtschulen (lycées et établissements intégrés qui donnent accès à l’Abitur/baccalauréat) proposent l’apprentissage du latin ; or seuls 30 à 35% environ (moyenne nationale) d’une classe d’âge continuent leurs études au lycée/Gymnasium, les autres élèves suivant des cursus plus courts et professionnalisants (Realschule ou Hauptschule), ce qui relativise en partie l’importance de ces chiffres.

vi6. Voir, pour ces différentes expressions, les articles suivants : http://www.dradio.de/dlf/sendungen/campus/749860/ (sur le site de Deutschlandfunk) ; l’article « Römisches Erbe » ( « L’héritage romain ») du Spiegel : http://www.spiegel.de/spiegelgeschichte/0,1518,604046,00.html, ou encore l’article de la Frankfuter Allgemeine Zeitung : « Von Rom zum Tatoo : Segeln auf der Lateinwelle » (« De Rome au tatouage : voguer sur la vague du latin »), http://www.faz.net/s/Rub48A3E114E72543C4938ADBB2DCEE2108/Doc~E339E840B810943BC80928655DFE5C49E~ATpl~Ecommon~Scontent.html, consultés le 30. 01. 2011.

vii7. Voir l’article de Die Welt : http://www.welt.de/fernsehen/article2339951/3sat-sendet-Spezial-ueber-Rom-komplett-auf-Latein.html, ainsi que le protocole de l’émission sur le site de 3sat : http://www.3sat.de/page/?source=/kulturzeit/themen/124158/index.html, consultés le 30. 01. 2011. L’émission était diffusée dans le cadre d’une journée thématique consacrée à « l’Imperium Romanum » : http://www.sueddeutsche.de/kultur/sat-thementag-latein-verhueten-auf-lateinisch-1.687512, consulté le 30. 01. 2011.

viii8. Même si le livre de W. Stroh ainsi que celui de J. Leonhardt viennent d’être traduits en français, sans doute en partie à cause de ce succès frappant outre-Rhin, il semble que la situation éditoriale ou scolaire française n’est pas comparable à ce ansi standards qui se passe en Allemagne.

ix9. Voir note 2. Les extraits cités par la suite sont tirés de l’édition allemande, et les traductions sont les miennes.

x10. Voir note 2. Les extraits cités par la suite sont tirés de l’édition allemande, et les traductions sont les miennes.

xi11. Voir note 2. Les extraits cités par la suite sont tirés de la traduction française de 2010 par Bertrand Vacher.

xii12. Le terme allemand de Weltsprache est d’autant plus significatif qu’il est polysémique : Weltsprache peut aussi bien signifier, suivant le contexte, une langue parlée à l’échelle du monde, une langue « internationale », donc, selon l’expression choisie par les traducteurs des livres de W. Stroh ou J. Leonhardt, mais aussi « la langue du monde », au sens donc de « langue universelle » ou enfin, plus modestement (et plus rarement), « une langue du monde », c’est-à-dire une langue parmi les multiples langues du monde. C’est pourquoi je conserve le plus souvent, dans la suite du texte, le terme en langue originale.

xiii13. Sur ce sujet, voir par exemple: Mario Pozzi (ed.), Discussioni linguistiche del Cinquecento, Torino, UTET, 1988 ; Jürgen Trabant, Was ist Sprache ?, München, C.H. Beck, 2008, notamment p. 122-149.

xiv14. Tore Janson, Latein: Die Erfolgsgeschichte einer Sprache, Aus dem Dänischen von Johannes Kramer, Buske Verlag, 2006 ( titre original, 2002: Latin; Kulturen, historien, språket) [Le latin: histoire d’un succès linguistique]

xv15. Ainsi le chapitre III de son ouvrage RomDeutsch est-il intitulé: « Agere, Facere, Ponere : Allerweltsverben auf der Erfolgsspur » (« Agere, facere, ponere : sur les traces du succès de quelques verbes ‘à tout faire’ »). D’ailleurs, le choix du préfixe « Allerwelts-», qui permet de désigner quelque chose que l’on peut retrouver partout, donc éventuellement « banal », « quelconque », n’est peut-être pas insignifiant ici, puisqu’il fait entendre, littéralement : « de tout le monde », « du monde entier ».

xvi16. Dans Elke Stein-Hölkeskamp und Karl-Joachim Hölkeskamp (Hg.), Erinnerungsorte der Antike, Bd. 2: die römische Welt, München, C.H. Beck, 2006 [ Lieux de mémoire de l’Antiquité: le monde romain ], p. 185-203.

xvii17. En voici un petit florilège, extrait des p. 185-186 de l’article cité : « die erfolgreichste Sprache der Welt » ( «  la langue qui a connu le plus grand succès au monde ») ; « Wie kam die Sprache der Römer zu diesem Erfolg ? » (« comment la langue des Romains en vint à rencontrer un tel succès ? ») ; « Welterfolg » (« succès mondial ») ; « die so erfolgreiche Weltsprache Latein » (« la langue latine internationale au succès si phénoménal ») etc.

xviii18. W. Stroh, op. cit., p. 15 : « Auf jeden Fall wird sich zeigen : Die lateinische Sprache ist, zumindest bis heute, die erfolgreichste Sprache der Welt (regina linguarum). »

xix19. Ainsi conclut-il l’introduction du Latin est mort par ce vœu moins pieux, peut-être, que sentimental : « La biographie [de la langue latine] (…) est presque aussi riche en rebondissements et captivante qu’un roman d’aventures. Alors si, d’aventure, un lecteur venait à s’éprendre assez passionnément de l’héroïne de cette biographie pour aller s’inscrire aussitôt à un cours de latin, il ferait à son auteur une bien grande joie. » (« Und ihre Biographie (…) ist fast so abwechslungsreich und spannend wie ein Abenteuerroman. Sollte sich also gar ein Leser in die Heldin dieser Biographie so sehr verlieben, dass er sich zum nächsten Lateinkurs anmeldet, dann würde er dem Autor eine grosse Freude machen. » Op. cit., p. 16). Il y aurait fort à dire, par ailleurs, sur les stéréotypes genrés (l’auteur/le lecteur/l’héroïne) sur lesquels se fonde cette métaphore.

xx20. Cf. op. cit., p. 98. W. Stroh y conteste l’affirmation d’Augustin dans le De civitate Dei (XIX,7), selon laquelle l’impérialisme romain aurait imposé aux peuples conquis par le fer et le feu non seulement sa puissance mais encore sa langue, en déclarant : « ce n’est pourtant pas seulement le légionnaire (miles), mais bien aussi le philologue (grammaticus) qui a propagé le latin. » (« Doch nicht nur der Legionär (miles), auch der Philologue (grammaticus) hat Latein verbreitet. »)

xxi21. Voir par exemple J. Leonhardt, op. cit., p. 14, p. 21 (« les langues internationales ne représentent en aucune façon la transposition linguistique pure et simple de rapports de force politiques ou économiques. ») ou p. 54 (« l’impérialisme linguistique, tel que l’ont pratiqué les Etats-nations modernes (…) est une notion étrangère aux Romains »). La thèse selon laquelle l’impérialisme romain était aussi culturel et linguistique repose notamment sur le célèbre passage de l’Enéide de Virgile (XII, 834-837) où Jupiter promet à Junon que les Troyens « s’assimileront » en adoptant la langue et les mœurs du Latium, faisant ainsi de la langue commune le signe de l’identité latine. Elle a été notamment popularisée par la somme d’Edward Gibbon, The History of The Decline and Fall of The Roman Empire (1776-1789), ed. by J. B. Bury, London, Methuen, 1909-1914, vol. I, p. 41 : « So sensible were the Romans of the influence of language over national manners, that it was their most serious care to extend, with the progress of their arms, the use of the Latin tongue. »

xxii22. On peut relever, de ce point de vue, un aspect étonnant : aussi bien les éditeurs (allemands et français), sur la quatrième de couverture, que de nombreux comptes rendus du livre de W. Stroh louent son « originalité », notamment son caractère vivant, voire « humoristique », qui contribuerait à offrir une vision « nouvelle » de l’histoire de la langue latine ; pourtant il me semble que ni le ton badin, assez typique, somme toute, d’un ouvrage destiné au grand public, ni la facture plutôt linéaire du récit, essentiellement centré sur les « grands hommes » et les grandes étapes de l’histoire du latin, ne renouvellent foncièrement le genre auquel se rattache l’ouvrage. L’originalité, si originalité il y a, est peut-être davantage de ne pas se limiter à la période antique mais d’emprunter une perspective diachronique plus large, qui englobe l’époque néo-latine et le monde moderne, bien que cela n’empêche aucunement W. Stroh de faire du latin cicéronien l’étalon et des auteurs classiques le canon de cette histoire de la langue latine, ce qui, là non plus, n’est pas une position très « nouvelle ».

xxiii23. Cette trajectoire est aussi bien celle du livre de W. Stroh, dont l’avant-dernier chapitre (op. cit. p. 290) s’intitule « Loquamur latine ! Lebendiges Latein » ( « Parlons latin ! Le latin vivant »), que celle de l’ouvrage de J. Leonhardt, dont le récit, pourtant moins apologétique que celui de W. Stroh et plus attentif aux résistances, aux irrégularités, aux stratégies hégémoniques aussi qui ont accompagné le développement du latin, se conclut également par un chapitre qui, sous le titre « l’avenir du latin » (op. cit. p. 318), évoque le latin comme « langue vivante » dans le monde contemporain. Le RomDeutsch de K.-W. Weeber, quant à lui, est entièrement consacré à la présence du latin dans la langue allemande moderne.

xxiv24. W. Stroh, op. cit., p. 109; ce sous-chapitre fait partie du chapitre intitulé « Mors immortalis – Latein wird durch seinen Tod unsterblich » (« Mors immortalis – Le latin devient immortel par sa mort »), p. 103-121.

xxv25. Op. cit., p. 308.

xxvi26. Op. cit., p. 311 : « Die einzigartige Erfolgskarriere der lateinischen Sprache (…) lässt sich mit bloßen Nützlichkeitserwägungen nicht erklären. Was sie ihren Tod immer wieder hat überleben lassen, scheint eine fast unerklärliche Macht. Ich nenne sie in Ermangelung eines besseren Namens vorläufig : den Zauber des Lateinischen. »

xxvii27. Voir particulièrement le chapitre 10 intitulé « La nostalgie de l’universel », F. Waquet, op. cit., p. 303-318.

xxviii28. W. Stroh, op. cit., p. 318: « Zugleich mit dieser Erstarrung, einem Tod oder Scheintod in Schönheit, konnte Latein die universale Weltsprache werden, die es zumindest bis ins 18. Jahrhundert geblieben ist. »

xxix29. J. Leonhardt conteste par exemple la thèse de W. Stroh selon laquelle ce serait la qualité esthétique de la langue classique qui expliquerait sa fixation et sa pérennité et met au contraire en évidence le travail de constitution par les élites romaines de l’époque  d’une langue et d’un canon classiques à vocation hégémonique et identitaire, destinés notamment à concurrencer le rayonnement culturel du grec : voir op. cit., p. 70-92.

xxx30. J. Leonhardt, op. cit., p. 15.

xxxi31. Cf. David Crystal, English as a Global Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

xxxii32. W. Stroh, op. cit., p. 243.

xxxiii33. J. Leonhardt, op. cit., p. 16. La thèse selon laquelle l’anglais serait le nouveau latin du monde moderne ne fait cependant pas l’unanimité : ainsi Daniel Baggioni dans Langues et nations en Europe, Paris, Payot, 1997, fait-il remarquer, p. 329, que l’anglais ne possède pas le même « capital symbolique » que le latin (repris par F. Waquet, op. cit., p. 320) – ce que souligne également W. Stroh, op. cit., p. 244, comme une manière de mieux réaffirmer l’exceptionnalité de la langue latine. À ce titre, il n’est pas sûr que l’affirmation de J. Leonhardt selon laquelle les philologues classiques se seraient détournés de l’apologétique soit tout à fait tenable.

xxxiv34. Cf. note 12.

xxxv35. K.-W. Weeber pose la même équivalence entre latin et anglais comme Weltsprachen en affirmant dans l’introduction de RomDeutsch que « [l’anglais est,] après le latin, la deuxième Weltsprache » (« die neben Latein zweite Weltsprache »), op. cit., p. 10.

xxxvi36. Voir par exemple l’article de W. Stroh « Le latin comme langue internationale » (cf. note 16) où il commence par citer la définition du Grimms Wörterbuch selon lequel Weltsprache signifierait en premier lieu la langue parlée par tous les hommes (avant la dispersion linguistique de Babel), et concède que le latin n’a jamais été une Weltsprache dans ce sens précis, puisqu’il n’a que peu ou pas joué de rôle, par exemple, en Inde ou en Chine, avant d’ajouter, cependant, que c’est bien parce que le latin était la langue dominante de l’Europe, c’est-à-dire de la « Weltkultur » (de la culture « internationale », ou bien plutôt ici, « universelle », donc) qu’elle représentait au moins jusqu’à la Révolution française, que l’on peut comprendre le latin comme Weltsprache (p. 185). Une nouvelle fois, on constate ici comment s’opère, sans solution de continuité, le glissement de la dénomination de Weltsprache à un jugement de valeur (lié à l’affirmation d’une valeur « universelle » de la culture européenne). J. Leonhardt, quant à lui, ne prétend pas, du moins, que le latin soit la seule langue internationale de l’histoire et propose une définition stricte du concept de « langue internationale » comme « langue [que] le monde s’est réellement appropriée et [qui] a cessé d’incarner les visées hégémoniques d’une communauté linguistique. », op. cit., p. 23 – même si « le monde », ici, n’en est pas moins flou et problématique.

xxxvii37. Sur ce thème, voir par exemple l’ouvrage récent de Dominique Borne et Benoît Falaize (dir.), Religions et colonisation, Afrique – Asie – Océanie – Amériques, XVIème-XXème siècle, Paris, Ed. de l’Atelier, 2009.

xxxviii38. W. Stroh, op. cit., p. 270.

xxxix39. Disponible sur : http://www.lrz.de/~stroh/vortraege/unsterblichesgespenst.html, consulté le 30. 01. 2011.

xl40. Voir W. Stroh, op. cit., p. 270.

xli41. Cf. note 16.

xlii42. W. Stroh, art. cit., p. 199 : « es war der immer stärker werdende Nationalismus – nicht etwa eine Defizienz des Lateinischen gegenüber der modernen Welt – der bewirkte, dass es den Gelehrten wichtiger wurde, sich auch den minder gebildeten im eigenen Volk mitzuteilen, als den geistigen Austausch in einer international lateinischen Gelehrtenrepublik zu suchen. ».

xliii43. Sur ce point, on peut notamment se reporter aux travaux des historiens Eric Hobsbawm ou Benedict Anderson. Je remercie Cornelia Möser d’avoir attiré mon attention sur cet aspect.

xliv44. « Nicht ohne Grund misstrauten diejenigen, die Deutschland (…) in zwei Weltkriege trieben, der alten völkerverbindenden Macht einer Sprache », op. cit., p. 310.

xlv45. Op. cit, p. 280-81.

xlvi46. Sur la mise au pas, mais aussi la collaboration active de nombreux philologues classiques avec le régime nazi ainsi que sur le rôle de la référence antique dans l’armature idéologique de celui-ci, voir notamment Johann Chapoutot, Le national-socialisme et l’Antiquité, Paris, PUF, 2008 ; pour d’autres exemples européens d’appropriations politico-idéologiques de la philologie : Luciano Canfora, Politische Philologie. Altertumswissenschaften und moderne Staatsideologien, aus dem Italienischen von V. Breidecker, Stuttgart, Klett-Cotta, 1995.

xlvii47. Voir Pascale Casanova, La république mondiale des lettres, Paris, Ed. du Seuil, Points, 2008, notamment le chapitre 2, « L’invention de la littérature », où elle montre que la constitution des langues et littératures nationales à la période de la Renaissance, dont elle pose la Deffence et Illustration de la langue française de La Pléiade comme un modèle paradigmatique, a consisté en un geste de « dévoration » (p. 79) du « triple monopole » (politique, religieux, littéraire) du latin, qu’il s’agissait de destituer de sa suprématie tout en en « convertissant » et « détournant » le capital symbolique (notamment à travers la théorie de « l’innutrition » des modèles antiques, cf. p. 83-87).

xlviii48. Voir par exemple le recueil édité par Klaus Garber (Hg.), Nation und Literatur im Europa der Frühen Neuzeit, Tübingen, Niemeyer, 1989 [Nation et littérature dans l’Europe de la Renaissance] où l’on peut lire notamment p. 41 : « La mission nationale et la culture latine non seulement ne s’excluent pas, mais même elles sont la condition l’une de l’autre (…) Le chemin vers la nation passe par le détour par Rome. » (« Nationale Mission und lateinische Kultur schlieβen sich nicht nur nicht aus, sie bedingen sich (…) Der Weg zur Nation erfolgt über den Umweg Roms ») ; ou encore l’article de Joachim Knape « Humanismus, Reformation, deutsche Sprache und Nation » [« Humanisme, Réforme, langue allemande et nation »] dans Andreas Gardt (Hg.), Nation und Sprache, Berlin/New York, De Gruyter, 2000, [Nation et langue].

xlix49. « Amisimus Romam (…), amisimus regnum, amisimus dominatum (…): verumtamen per hunc splendidiorem dominatum in magna adhuc orbi parte regnamus. Nostra est Italia, nostra Gallia, nostra Germania, Pannonia, Dalmatia, Illyricum, multaeque aliae nationes. Ibi namque Romanum imperium est, ubicumque Romana lingua dominatur », citation et traduction dans F. Waquet, op. cit, p. 304-305.

l50. W. Stroh, op. cit., p. 294 (ma traduction).

li51. F. Waquet, op. cit., p. 313.

lii52. Par ailleurs, on ne peut que souligner le caractère européocentriste des tentatives de création de langues dites « universelles » ou « internationales » qui se fondent sur des racines uniquement latines : voir sur ce point Louis-Jean Calvet, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris, Hachette, 2009, p. 274.

liii53. Sur cette actualité de la « matière antique » et ses « us et abus » en contexte européen, voir l’article de Véronique Gély, « Les Anciens et nous : la littérature contemporaine et la matière antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009/2, p. 19-40. Elle y cite notamment (p. 21-22) des arguments politiques développés en faveur de l’enseignement des langues anciennes en France qui font écho à certaines antiennes du discours allemand sur le latin.

liv54. Voir notamment tout le chapitre premier intitulé « Le latin, une langue internationale. Approche systématique », J. Leonhardt, op. cit. p. 5-52.

lv55. W. Stroh, op. cit., p. 9-10 : « En entreprenant [cette histoire de la langue latine], j’ai avant tout eu en tête mes compatriotes allemands comme lecteurs. (…) De même, dans le choix des sujets, j’ai, à partir de l’époque de la Renaissance, privilégié l’Allemagne par rapport à d’autres pays. Que les Espagnols, les Français, les Anglais et même les Polonais et les Hongrois me pardonnent, donc, si les héros latins de leur propre peuple reçoivent ici moins d’attention (…) [Car] la tâche que je m’étais fixée n’était pas d’ânonner le plus de noms possible mais de retracer l’histoire de la langue elle-même à l’aide d’exemples bien choisis ». Bei diesem Unternehmen habe ich vor allem an meine deutschen Mitbürger als Leser gedacht. (…) Auch bei der Auswahl des Stoffs habe ich, von der Zeit der Renaissance an, mehr an Deutschland als an andere Länder gedacht. So mögen mir Spanier, Franzosen, Engländer, ja auch Polen und Ungarn verzeihen, wenn die Lateinheroen ihrer Völker hier etwas weniger Berücksichtigung finden (…) Und meine Aufgabe war es, wie ich meinte, nicht möglichst viele Namen herunterzubeten, sondern anhand sorgfältig gewählter Beispiele die Geschichte der Sprache selbst darzustellen.») Malgré cette pétition de principe, on ne peut qu’être frappé, me semble-t-il, par la conjonction rhétorique sous-jacente qui se dessine dans ces lignes entre « héroïsme latin » (sic) et, si j’ose dire, « préférence » ou du moins conscience, « nationale ».

lvi56. «  Es kennzeichnet die Deutschen, daβ bei ihnen die Frage “was ist deutsch ?” niemals ausstirbt », Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse (Achtes Hauptstück: Völker und Vaterländer, Aphorismus 244), Kritische Studienausgabe, herausgegeben von G. Colli und M. Montinari, München, 1988, Bd. 5, p. 184 (ma traduction).

lvii57. C’est au politologue Bassam Tibi qu’est attribuée l’invention, ou l’introduction, du terme de Leitkultur dans le débat public, notamment par la publication de son essai Europa ohne Identität ? Die Krise der multikulturellen Gesellschaft [Une Europe sans identité ? La crise de la société multiculturelle] (München, Bertelsmann, 1998) où il plaidait, selon une ligne conservatrice, pour une Leitkultur européenne, définie comme un consensus sur un certain nombre de valeurs politico-morales dites « modernes ». Le terme a ensuite été repris par divers politiciens, notamment de la droite conservatrice, pour affirmer la nécessité d’imposer aux personnes immigrées une « assimilation » totale à la « culture allemande », voire pour justifier une politique migratoire très restrictive. Pour un résumé des nombreux débats cristallisés par ce terme et une analyse critique de leurs implications politiques, voir Pautz Hartwig, « The Politics of Identity in Germany : the Leitkultur Debate », Race & Class, Vol. 46 (4), 2005, p. 39-52.

lviii58. Discours qui culmine en 2010 avec la publication du livre de Thilo Sarrazin aux thèses racistes décomplexées, maquillées d’objectivité statistique, sous le sinistre titre de Deutschland schafft sich ab, München, Deutsche Verlags-Anstalt, 2010 [L’Allemagne court à sa perte] et qui a rencontré un grand écho médiatique.

lix59. Citer ou résumer les nombreux articles publiés à l’époque sur le sujet dépasserait les bornes de cette note ; on pourra cependant se faire une idée de la tonalité générale de cet enthousiasme pour le « patriotisme pacifique » de la Coupe du Monde par exemple à travers ces quelques commentaires de personnalités publiques publiés à l’époque par l’hebdomadaire Die Zeit (considéré comme un journal modéré du centre, voire centre gauche) : http://www.zeit.de/2006/26/Deutschland-26; http://www.zeit.de/online/2006/25/WM-Patriotismus-Kommentar; http://www.zeit.de/online/2006/40/dlf-schwarzrotgold-knobloch, consultés le 30. 01. 2011.

lx60. Voir la page de présentation du livre sur le site internet de l’éditeur : http://www.chbeck.de/productview.aspx?product=22452, consultée le 30.01. 2011.

lxi61. Paul Gilroy et al., The Empire Strikes Back – Race and Racism in 70s Britain, London, Hutchinson/Centre for Contemporary Cultural Studies, 1982.

lxii62. Cette référence, plus ou moins subliminale, à l’Empire romain est par ailleurs omniprésente dans les titres des trois derniers ouvrages de K.-W. Weeber (cf. note 2) à travers la mention de « Rome », de « Jules César » et de son « héritage ».

lxiii63. Le terme « Kanake » est une injure raciste courante en allemand, que se sont peu à peu réappropriée ceux qu’elle stigmatise. « Sprak » est la déformation phonétique, et ici paronomastique, du mot Sprache (« langue »).

lxiv64. Feridun Zaimoğlu, Kanak Sprak. 24 Miβtöne vom Rande der Gesellschaft, Hamburg, Rothbuch Verlag, 1995 [Kanak Sprak. 24 dissonances venues de la marge de la société]. (Les traductions sont les miennes.)

lxv65. Il reconnaît lui-même dans l’introduction à son ouvrage qu’ «  il n’était pas facile de lutter contre la méfiance que le Kanak éprouve au premier abord face à ‟celui qui a fait des études” » ( « es war nicht einfach, gegen das anfängliche Miβtrauen anzukämpfen, dass der Kanake “dem Studierten” gegenüber empfindet »), op. cit., p. 15.

lxvi66. Ainsi présente-t-il son projet dans l’introduction, op. cit., p. 18 : « Par cette “recréation poétique”, il s’agissait pour moi de créer une image close sur elle-même, visible, et en cela “authentique”, de cette langue. » (« Bei dieser “Nachdichtung” war es mir darum zu tun, ein in sich geschlossenes, sichtbares, mithin “authentisches” Sprachbild zu schaffen. »). De même écrit-il, un peu plus haut, de manière volontairement paradoxale : « (…) parce que je me refuse à décrire la réalité du point de vue d’une distance doctrinaire au lieu de la construire à partir de ma table de travail. » (« (…) weil ich mich weigere, die Realität aus doktrinärer Distanz heraus zu beschreiben statt sie vom Schreibtisch aus zu konstruieren. »), op. cit., p. 17.

lxvii67. Voir par exemple İnci Dirim et Peter Auer, Türkisch sprechen nicht nur die Türken. Über die Unschärfebeziehungen zwischen Sprache und Ethnie in Deutschland, Berlin, Walter de Gruyter, 2004 [Il n’y pas que les Turcs qui parlent turc. Sur le flou des relations entre langue et ethnie en Allemagne], p. 7, qui montre comment le livre de F. Zaimoğlu, malgré ses précautions introductives, a contribué à renforcer dans les médias une vision ethnicisée, exotisante et déficitaire de la dite « Kanak Sprak ».

lxviii68. Voir par exemple l’article de la linguiste Heike Wiese: « Führt Mehrsprachigkeit zum Sprachverfall? Populäre Mythen vom „gebrochenen Deutsch“ bis zur „doppelten Halbsprachigkeit“ türkischstämmiger Jugendlicher in Deutschland », [« Le multilinguisme mène-t-il à la décadence de la langue? Mythes populaires de ‟l’allemand approximatif” à la ‟double demi-maîtrise linguistique” chez les jeunes d’origine turque en Allemagne], disponible sur : http://www.uni-potsdam.de/u/germanistik/fachgebiete/geg-spr/pdfs/Wiese2010_TuerkischDeutscheStudien.pdf, consulté le 30.01.2011.

lxix69. Je remercie Brigitte Krulic d’avoir attiré mon attention sur cet élément de contexte supplémentaire lors des échanges du colloque de Nanterre.

lxx70. Voir par exemple l’article du Spiegel : « CDU-Beschluss zu deutscher Sprache verärgert Türkische Gemeinde und SPD » [« La proposition de la CDU au sujet de la langue allemande irrite la communauté turque et le SPD »], http://www.spiegel.de/politik/deutschland/0,1518,593995,00.html, consulté le 30.01.2011.

lxxi71. Bastian Sick, Der Dativ ist dem Genitiv sein Tod, Köln, Kiepenheuer&Witsch, 2004 ; ce premier volume en était, en 2006, à sa 29ème réédition. En 2005, 2006 et 2009 ont par ailleurs été publiées des « suites ».

lxxii72. Jutta Limbach, Hat Deutsch eine Zukunft ? Unsere Sprache in der globalisierten Welt, München, C.H. Beck, 2008 [L’allemand a-t-il encore un avenir? Notre langue dans le monde globalisé].

lxxiii73. J. Leonhardt, op. cit., p. 231.

lxxiv74. Voir l’article de Die Welt du 10. 03. 2010 : http://www.welt.de/debatte/kommentare/article6719247/Warum-die-deutsche-Sprache-ueberleben-wird.html, consulté le 30. 01. 2011.

lxxv75. Voir : http://www.altphilologenverband.de/index.php?option=com_content&view=article&id=64:english-meets-latin-2011&catid=5:termine&Itemid=29, consulté le 30. 01. 2011. Le chapitre 6 de Wie Julius Caesar in die Fanmeile kam, op. cit., intitulé « Denglish ist out, Denglatein ist in ! » offre un exemple éloquent de cette stratégie.

lxxvi76. Ainsi écrit-il, op. cit., p. 317 : « Tout compte fait, la haute opinion que la philologie classique avait d’elle-même (…) ne reposait pas tant sur son statut de discipline scientifique et universitaire (…) que sur son sentiment d’être le dépositaire d’un héritage sacré (…) ». Cependant, sur la page de présentation de son livre, l’éditeur, lui, n’hésite pas à affirmer : « Le latin jouit aujourd’hui d’une popularité de nouveau croissante. Aussi bien les professeurs que les parents, les élèves et nombre de responsables politiques ont reconnu l’importance de cet héritage culturel européen pour l’époque contemporaine ». ( « Latein erfreut sich heute wieder zunehmender Beliebtheit. Lehrer, Eltern, Schüler und manche Politiker haben die Bedeutung dieses kulturellen Erbes Europas für die heutige Zeit erkannt. »), http://www.chbeck.de/productview.aspx?product=22452, consulté le 30. 01. 2011.

lxxvii77. W. Stroh, op. cit., p. 112-113.

lxxviii78. Son ouvrage est en effet construit sur un principe de lexique étymologique organisé, d’une manière qui se veut à la fois systématique et ludique, en différents chapitres portant sur le vocabulaire d’origine latine dans tel ou tel domaine (le droit, la médecine, la gastronomie…) et rédigé en privilégiant les mots ou tournures d’origine latine, dont l’étymologie se trouve systématiquement explicitée, en rouge et entre parenthèses, dans le corps du texte – ce qui, à vrai dire, ne contribue pas à en rendre la lecture très légère.

lxxix79. K.-W. Weeber, RomDeutsch, p. 131. Cette affirmation consiste, en fait, à expliquer que l’expression allemande « deutsch reden » signifiant, dans son sens figuré, « parler clairement », est décalquée du même sens figuré attaché à l’expression latine « latine loqui ». Mais le choix de cet énoncé comme intertitre, donc d’abord dépourvu de cette explicitation linguistique, me semble poser une équivalence intentionnellement affirmative, voire abusive, et révéler ainsi certains ressorts de ce discours.

lxxx80. J. Leonhardt écrit d’ailleurs, à propos de la réforme latine instituée par Charlemagne : « le latin étant naturellement étranger à la culture et à la langue germaniques, il ne serait jamais venu à l’idée d’un sujet du Saint Empire de la revendiquer comme un patrimoine national », op. cit., p. 231.

lxxxi81. La translatio latinitatis (« le transfert de la latinité »), plus connue sous le nom de  translatio artium ou translatio studii (« transfert des arts » ou « de la culture ») est le pendant culturel de la théorie politique de la translatio imperii, qui affirmait que le pouvoir de l’Empire romain se transmettait à travers les âges à d’autres formations politiques, en l’occurrence, ici, le Saint Empire romain germanique.

lxxxii82. Cette insistance à vouloir mettre en évidence la filiation de l’allemand avec le latin rappelle d’ailleurs aussi les débats linguistiques qui faisaient fureur à la Renaissance pour déterminer quelle était la langue pré-babélienne et quelle langue européenne s’en rapprochait le plus. Voir à ce sujet notamment Louis-Jean Calvet, Linguistique et colonialisme. Petit traité de glottophagie, Paris, Payot, 1974, p. 18-19 : « la ‟recherche linguistique” va devenir une vaste foire d’empoigne où chacun essaie de démontrer que sa langue est la plus proche de la langue première ou, à tout le moins, des langues sacrées. (…) [on assiste à] la subordination de la réflexion sur la langue aux divers nationalismes : la course au droit de succession est une course linguistico-politique. En outre, le schéma évolutif des langues ainsi esquissé est profondément européocentriste. »

lxxxiii83. « Sic velis nostras rogitamus oras / Italas ceu quondam aditare terras, / barbarus sermo fugiatque ut atrum / subruat omne », Conrad Celtis, Ars Versificandi et carminum, Leipzig, Kachelofen, 1486, fol. 24r (ma traduction). De manière significative, cette ode était une réponse à la vision d’une Allemagne « barbare » propagée notamment par le De Germania de Tacite (que l’on venait de redécouvrir) et partagée par les humanistes italiens : l’attachement à la latinité professée par les humanistes allemands se lit dès lors comme une réaction défensive d’esprit « nationaliste » (avant la lettre) à la domination culturelle et politique italienne, comme l’a par exemple montré Wilhelm Kühlmann dans son article « Nationalliteratur und Latinität » [« Littérature nationale et latinité »], dans Klaus Garber (Hg.), op. cit., p. 164-206; voir aussi Jean Schillinger, « Stratégies d’humanistes allemands », dans Philippe Alexandre et Jean Schillinger, Le barbare : images phobiques et réflexions sur l’altérité dans la culture européenne, Berlin/New York, Peter Lang, 2008, notamment p. 99 : « Pour que l’Allemagne puisse faire reconnaître son égalité (voire sa supériorité) sur les autres nations, il lui fallait s’affirmer sur le plan de la latinité. Cet impératif était d’ordre culturel mais il avait également une facette politique, (…) dans la mesure où une latinité intransigeante était à même de légitimer l’Allemagne à revendiquer la succession de la Rome impériale. » P. Casanova, op. cit., p. 85, souligne que c’est en vertu d’une même prétention à la translatio imperii et studii que se constitue alors la conscience nationale française.

lxxxiv84. Eliza M. Butler, The Tyranny of Greece over Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 1935.

lxxxv85. J. Leonhardt, op. cit., p. 302-303.

lxxxvi86. Ibid.

lxxxvii87. K.-W. Weeber, op. cit., p. 8. 

lxxxviii88. Ibid.

lxxxix89. Ainsi écrit-il, op. cit., p. 31: «  le chemin vers un allemand maîtrisé dans toutes ses nuances passe par le latin (…) et si l’on songe aux carences linguistiques de plus d’un cours d’allemand, ce ne peut être que souhaitable. » (« der Weg zu differenziertem Deutsch (…) führt über Latein (…) und wenn man sich manchen sprachlich defizitären Deutschunterricht vergegenwärtigt, auch wünschenswerterweise. »)

xc90. Est-il dès lors étonnant de lire, sous la plume de W. Stroh, cette étrange – mais consciente – analogie entre l’origine mythique de la culture latine narrée dans l’Enéide (cf. note 21) et le débat allemand sur la Leitkultur, alors qu’il commente le passage en question : « ce sont donc les Latins (…) qui définiront, pour ainsi dire, la “Leitkultur” et, par là, la langue aussi [de l’Empire fondé par Enée] » (« Die Latiner (…) werden sozusagen die “Leitkultur” und damit auch die Sprache bestimmen. »), op. cit., p. 18-19.

xci91. Voir par l’exemple l’article de Die Welt intitulé « Ein Neuköllner Gymnasium setzt auf Latein » (« Un lycée de Neukölln mise sur le latin »), http://www.welt.de/politik/schulserie/article1631277/Ein_Neukoellner_Gymnasium_setzt_auf_Latein.html, ou encore celui du Berliner Morgenpost « Salve Magistra : Mit Latein der deutschen Sprache näher kommen » [« Salve Magistra : se rapprocher de l’allemand grâce au latin »] : http://www.morgenpost.de/printarchiv/berlin/article162865/Salve_Magistra_Mit_Latein_der_deutschen_Sprache_naeher_kommen.html, consultés le 30. 01. 2011.

xcii92. K.-W. Weeber, op. cit., p. 306.

xciii93. Antonio Gramsci, « Lingua nazionale e grammatica », dans Letteratura e vita nazionale, Roma, Editori Riuniti, 1977, p. 246 : « Ogni volta che affiora, in un modo o nell’altro, la quistione [sic] della lingua, significa che si sta imponendo una serie di altri problemi : la formazione e l’allargamento della classe dirigente, la necessità di stabilire rapporti più intimi e sicura tra i gruppi dirigenti e la massa popolare-nazionale, cioè di riorganizzare l’egemonia culturale. » (Ma traduction).

xciv94. Wladimir Kaminer, Salve, Papa !, München, Manhattan Verlag, 2008.

xcv95. Voir J. Leonhardt, op. cit., p. 323-326.

xcvi96. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 178-180.



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- Auteur : Marie-Pierre Harder, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
- Titre : L’allemand est mort, vive le latin ? Discours sur le latin, politique de la langue et hégémonie culturelle dans l’Allemagne contemporaine
- Date de publication : 14-05-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=107
- ISSN 2105-2816