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COLLOQUES


L’ESPRIT LATIN SOUFFLE-T-IL ENCORE SUR LA PENSEÉ ?
L’esprit latin dans la littérature allemande moderne (de Goethe à Thomas Mann) : raison(s) d’être et déclinaison d’une fascination

Charles Brion, Université de La Rochelle


Selon Marcel Schneider, « les deux ressorts essentiels d[u] développement historique [de l’Allemagne sont] le christianisme et l’idée romaine de pouvoir universel »i. Il y aurait donc un lien de nature historique persistant entre Allemagne et romanité ; M. Schneider ne fait d’ailleurs qu’appliquer à la seule Allemagne, parce qu’elle serait l’héritière historique du Saint Empire romain germanique, ce que Paul Valéry, dans La Crise de l’esprit, attribue à l’Europe tout entière, qu’il considère comme issue de trois influences : la romanité, le christianisme et l’esprit de discipline intellectuelle grec : « Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne »ii. Ernst Robert Curtius ne s’exprime pas très différemment, quelques décennies plus tard, mais augmente encore le champ !, quand il explique, dans la préface de la seconde édition de La Littérature européenne et le Moyen Age latin, que son livre « témoigne d’un souci de maintenir la civilisation occidentale. Il essaye d’éclairer […] l’unité de cette tradition dans le temps et dans l’espace […] cela ne peut se faire qu’en partant d’un point de vue universel ; or c’est ce point de vue que nous offre la latinité »iii.

 

Apparaît immédiatement le problème posé par le terme « latin », auquel l’on peut donner des acceptions plus ou moins larges : nous pouvons voir l’esprit latin soit comme l’esprit lié à la seule romanité, soit comme l’esprit méditerranéen, c’est-à-dire ce que Nietzsche appelle « le Midi » mais circonscrit à l’Europe, soit, enfin, entre les deux, d’une autre façon historique, mais philologique cette fois, comme ce qui dérive de la notion de langue romane, puisque français, espagnol, portugais et bien sûr italien ont (entre autres langues) le point commun, que ne possède pas l’allemand, de provenir du latiniv. Curtius, dans la citation précédente, ne dissipe pas vraiment cette ambiguïté. Nous comptons, dans le temps imparti, partir surtout de l’idée, la plus restreinte, de romanité, en ayant constaté que les artistes allemands furent toujours fascinés par l’Italie, mais aussi que les Allemands furent toujours admiratifs de l’ordre romain (pax romana, imperium romanum, jus romanum…); mais, pour ce faire, nous serons conduits en diachronie dans d’autres villes italiennes et nous serons aussi amenés par moments à évoquer l’esprit latin lato sensu, celui des pays latins ou méditerranéens, tels l’Espagne ou la Grèce. Cette restriction de « l’esprit latin » est d’ailleurs également dictée par la nécessité de limiter un corpus d’auteurs qui, en prenant immédiatement en compte la Grèce, eût dû passer, en plus de ceux que nous allons évoquer, par Wieland, Hölderlin, Schopenhauer, George, Rilke…

Commencer notre panorama de la littérature allemande par Goethe, quand l’ancien Saint Empire romain germanique n’est pas encore devenu l’Allemagne encore à naître, c’est placer le modèle latin sous l’autorité évidente de Winckelmann. Comme lui, Goethe voit à la fin du XVIIIe siècle l’esprit latin avant tout comme la culture héritée de l’Antiquité gréco-romaine, c’est-à-dire comme l’idéal de la statuaire classique, faite d’équilibre, de simplicité souvent austère, de plénitude sobre. Le voyage en Italie effectué par Goethe entre 1786 à 1788, lui permit comme on sait de dompter le romantisme de sa jeunesse en devenant un maître classique, « l’Olympien ». Devant la Rome antique comme devant les réalisations architecturales de Palladio à Vicence, ce que Goethe admire, c’est la notion de plan harmonieux, de tout organique. Dès lors, en tout domaine, il multipliera les plans d’ensemble, les relevés et les croquis préparatoires. Ce goût de « l’esprit architectural », de la superstructure, qui correspond en fait à la romanité, à la chrétienté qui s’en inspire et à la discipline géométrique des Grecs distinguées par Valéry, demeure, bien après Winckelmann, la marque des Latins, puisque Nietzsche, dans le § 291 du Gai Savoir, valorise toujours leur regard de « bâtisseur », leur « pensée architecturale »v. D’autant que le recueil nommé Voyage en Italie, pendant littéraire aux conceptions de Winckelmann, restera, comme nous le verrons, la référence en la matière pour tous les auteurs allemands postérieurs.

Mais Les Elégies romaines nous montrent aussi tout autre chose de l’expérience de Goethe en Italie, où l’on voyageait alors en quête de connaissance humaniste, mais aussi d’amour. Dès la première élégie est réclamée la transition d’un savoir intellectuel à un savoir érotique : « Génie, réveille-toi ! / Oui, dans ton enceinte sacrée, tout a une âme, / Rome éternelle ; pour moi seul, tout se tait encore […] Jusqu’ici je n’ai contemplé que des églises, des palais, des ruines, / des colonnes, en voyageur raisonnable, qui met à profit ses pas. / Mais […] ce sera un temple unique, / le temple de l’Amour, qui recevra l’initié »vi. Dans la cinquième élégie, ce vœu s’accomplit, le savoir théorique est complété par un savoir concret :

Ici, je suis le bon conseil, je feuillette les œuvres des Anciens / d’une main attentive, et chaque jour se renouvelle mon plaisir. / Mais pendant les nuits l’Amour m’occupe à d’autres travaux, / et si je n’ai acquis qu’une demi-science, double en sera mon plaisir. / N’est-ce pas m’instruire qu’examiner la courbe d’un beau sein / et doucement laisser descendre ma main le long d’une hanche ? / c’est alors que je comprends le marbre ; je pense, je compare, / je vois d’un œil qui tâte, je touche d’une main qui voit.

Et ce savoir sensuel est productif, puisqu’il se change en œuvre d’art : « Souvent aussi, dans ses bras j’ai composé des poèmes, / et marqué du bout des doigts, doucement la mesure des hexamètres / sur ses reins »vii. Cette inspiration érotique se retrouve dans la bouche de l’Amour dans la 13e élégie : « La substance de tes chants, où l’as-tu prise ? C’est moi qui te la donnerai, / et l’Amour t’enseignera le style suprême ! ». Car, comme il le professe dans cette même élégie, c’est déjà Eros qui a insufflé la vie aux œuvres d’art du passé : « Ces formes, c’est moi-même qui les ai formées ! »viii

On finira ce passage trop bref par Goethe en remarquant que le très nordique mythe de Faust n’a pas complètement échappé à l’emprise de l'esprit latin. Le personnage sulfureux de Faustina dans les Elégies romaines est d’autant plus à relier à celui de Faust que Goethe remania précisément sa première version à Romeix. Dans les jardins du Pincio, Goethe dresse pour la première fois le plan d’ensemble des deux Faust, qu’il composera toute sa vie, et il ajoute deux scènes à celles déjà existantes : « Cuisine de sorcière » et « Forêts et cavernes ». Ces deux scènes, fort peu « classiques », confirment que Goethe, d’une certaine façon, puise en même temps, délibérément, dans l’esprit latin un esprit d’ordre intellectuel et de désordre sensuel. Un Thomas Mann, que nous ferons plus tard entrer en scène, n’oubliera pas cette puissance éducative du corps que Goethe a voulu valoriser autant que celle de l’esprit, dans la scène de La Montagne magique nommée précisément « Nuit de Walpurgis », où Hans Castorp défend les droits de ce corps : « Mais aussi il est une grande gloire adorable, image miraculeuse de la vie organique, sainte merveille de la forme et de la beauté, et l’amour pour lui, pour le corps humain, c’est de même un intérêt extrêmement humanitaire et une puissance plus éducative que toute la pédagogie du monde ».x

Ce mélange de références esthétiquesxi et érotiques, nous le retrouvons entre-temps chez le grand admirateur de Goethe qu’est Platen, lequel, comme par hasard, ressent en 1817 « une si grande nostalgie de l’Italie » où il n’’est jamais allé quelques mois seulement après le début de la parution du Voyage en Italie. Dès 1825, après un premier séjour italien l’année précédente, Platen clame : « je ne ferai guère d’autres voyages dans ma vie qu’en Italie, qui est le ciel de la terre ». Voulant fuir, comme Nietzsche plus tard, une certaine étroitesse d’esprit teutonne, il repart en Italie en 1826 pour y vivre les neuf dernières années de sa vie.

Certes, la volonté d’enseignement classique, dans un but créatif, guide le voyage : « C'est là que je compte finir mes jours [...] Là seulement, je l’espère, j’atteindrai le complément de mon art [...] Je tirerai des chefs-d’œuvre de la plastique les plus précieux enseignements »xii. Car aucun lieu ne peut autant inspirer l’artiste esthète : « Le charme séduit et la beauté aussi, desquels Dieu / N’accorda en ce monde plus abondante mesure qu’ici »xiii. Séduction il y a, car cette poésie marmoréenne célébrant la beauté des yeux, des bouches, des cheveux d’éphèbes, est, comme celle des Elégies romaines, fortement sensuelle. L’autorité gréco-romaine prend une inflexion neuve, puisqu’elle sert à légitimer l’homosexualité qui se retrouvera dans La Mort à Venise : « Notre alliance n’est pas une alliance comme les autres : / Témoins avenants nous en sont la terre et la mer, / Témoins nous en sont des ruines vénérables que / Créa le pouvoir de Rome »xiv.  Comme le rappellera Nietzsche, l'antiquité était en effet un « monde exempt du sentiment du péché »xv.

Cette perception de l’Italie comme terre de liberté sexuellexvi, d’innocence païenne, à opposer diamétralement à l’intolérance morale en Allemagnexvii, sera particulièrement nette dans le dernier sonnet d’avant l’exil : « Oh! Que je suis heureux de pouvoir fuir en de lointaines régions / Et de pouvoir sur quelque bord étranger respirer / En d’autres zones plus clémentes! / Où mes ultimes liaisons furent rompues, / Où le noble amour ne fut payé que de haine et d’ingratitude, / Comme je suis bien servi de mon pays ! »xviii Et cette volonté d’opposer l’ardeur païenne à la froideur nordique se retrouvera dans l’ode « La Pyramide de Cestius », où, à « la froide patrie / Où le gel crispe sur toute lèvre chaque / Ardent soupir » s’oppose « encore un élan de vie partout au milieu du peuple romain, / A ce peuple-ci, pour qui le feu ravageur est l’amour, / L’amour est l’amitié ? »xix.

Les choix formels de Platen me font penser à l’attitude goethéenne. De même que Goethe l’ancien Stürmer se contraint à enserrer son extrême sensibilité dans le corset du classicisme, Platen discipline ses amours homosexuelles en leur faisant prendre la forme hyperclassique, mais originale en Allemagne, du sonnetxx, lequel est bien latin puisqu’il est avant tout français et italien. En termes nietzschéens, la beauté apollinienne vient à la fois rédimer et dominer un dionysiaque destructeur personnellementxxi et socialement.

Les poèmes suivants, par leur facture encore plus antique (odes, idylles, églogues)xxii, peuvent être considérés comme une continuation de cette volonté de contrôle. Ils approfondissent par ailleurs la nature démiurgique du monde latin éternellement créateur de formes, surtout à Florence : « Seule tu continues à briller par tes formes, / Et ces modèles de l’art, eux vont sur le Lungarno / Aujourd’hui comme autrefois, et remplissent / Encore tes théâtres, comme jadis. / Le regard […] à peine a-t-il plein d’ardeur fait le choix d’une forme / Où il croit admirer la beauté suprême : / Que déjà une beauté plus accomplie apparaît ! »xxiii

Si l’on veut faire suivre le rapprochement d’un distinguo, on dira que Goethe, en classique accompli, parvient à donner à ses oeuvres l’aspect d’une forme parfaitement naturelle, alors que le raffinement et le formalisme extrêmes de Platen suscitent depuis toujours, à tort ou à raison, l’idée d’artificialitéxxiv.

Une transition importante s’effectue avec Platen, c’est que, renversant la hiérarchie établie, c’est désormais souvent Venise, plus que Rome, qui va le plus incarner l’esprit latin. Venise est la ville sensuelle, célébrée par Casanova, Rousseau et le président de Brosses, et populaire, quand Rome était surtout la ville de la tradition antique et de l’aristocratiexxv. La Cité des Doges acquiert la prééminence, parce qu’elle est le cadre le plus idoine à la célébration du Beau érotiquexxvi. Mais, comme l’expliquent D. Le Buhan et E. de Rubercy, Venise représente aussi « l’architecture scénique du concret visuel, l’élément esthétique démultiplié à l’infini ». Et de citer cette épigramme de Platen de 1829 : « Rome est pesante et trop couleurs éclatantes ; et Naples un amas de maisons ; mais Venise me paraît être une ville complète »xxvii. Ainsi, les Elégies romaines sont devenues Sonnets vénitiens.

Ce renversement sera patent un siècle après Goethe, à la fin du XIXe siècle, car, chez Hofmannsthal comme chez T. Mann, dans La Mort du Titien, Une Lettre, Lettre du dernier des Contarin ou Venise sauvée pour le premier, dans La Mort à Venise pour le second, Rome n’est plus le cadre italien de référence. Mais, un peu auparavant, il nous faut évoquer la pensée marquante de Nietzsche, car le « gai savoir » est un savoir éminemment latin, mais précisément peu romain. Comme il l’explique dans Ecce Homo, Nietzsche se sent particulièrement mal à l’aise dans la Ville éternelle, notamment parce qu’elle est la ville papalexxviii.

Nietzsche évoque en revanche le centre névralgique de Venise, Saint-Marc, dans un des derniers poèmes du Gai Savoir intitulé « O mon bonheur » : « calme ciel, ciel bleu clair, ciel de soie, place silencieuse ». Et cet éloge se fait encore plus intense dans Ecce Homo : « quand je dis “de l’autre côté des Alpes”, je ne songe en fait qu’à Venise »xxix. Mais ne concluons pas trop vite à une restriction du champ latin, car juste après, l’évocation conjointe et du bonheur et du Midi se refait plus ample : « je ne peux imaginer le bonheur, le Midi, sans un frisson d’appréhension ».

Ce qu’il dit ici pourrait en effet s’appliquer aussi bien à Gênes, où il écrit plusieurs Avant-propos (celui du Gai Savoir ou d’Aurore) ou à Nice ou Turin où d’autres œuvres tardives sont écrites, ou à l’Engadine, cette partie de la Suisse considérée comme méridionale par les autres Helvètes, où les Allemands nombreux se mêlent aux Italiens et où l’on parle romanche, c’est-à-dire une langue romane (n’oublions pas que le titre original : La Gaya scienza est emprunté à une autre langue romane : le provençalxxx). Car, de toute façon, c’est avant tout une contrée spirituelle, et non un lieu précis, qu’il convient de rechercher, comme le dénotent, dans Le Gai Savoir, le « tout midi » du poème « Sils Maria » xxxi et la volonté, au § 382, de visiter toutes les côtes de cette “Méditerranée” idéale »xxxii.

C’est évidemment un esprit, plus qu’un lieu précis, que l’ « esprit fort » recherche, comme il apparaît au § 105 du Gai Savoir, où « un monde meilleur, plus léger, plus méridional, plus ensoleillé » favorise « un art moqueur, léger, fluide, divinement libre et divinement artificiel, qui jaillisse comme une flamme claire au milieu d’un ciel sans nuages »xxxiii. « Moqueur » (comme Faust), « artificiel » (comme Platen), ces adjectifs indiquent que le choix latin n’est pas juste la recherche paresseuse, sous un climat clément, d’une sérénité et d’une placidité de curiste, non l’apologétique latine est polémique, elle est une offensive, comme chez Goethe et Platen, contre le romantisme nordique, donc le moyen de stigmatiser une lourdeur vulgaire et une étroitesse d’esprit spécifiquement allemandes, que Nietzsche nomme notamment l’esprit philistin.

Il l’annonce d’ailleurs dès l’Avant-propos, où le gai savoir latin se conçoit comme l’opposé même de « tout ce micmac romantique […] ce gâchis des sens où se complaît la plèbe de l’intelligence […] son fatras d’aspirations au sublime, à l’élevé, au tortillé »xxxiv. « Moqueur », « artificiel » révèlent que, tournant le dos à l’esprit de sérieux volontiers attribué à Goethe, refusant le sérieux pathétique d’un Platen, l’esprit latin ne cherche pas la vérité, mais au contraire le masque : « ces Grecs, comme ils savaient vivre ! Cela demande la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels… par profondeur ! »xxxv

La lourdeur convenue des Allemands, la « vulgarité de style » des œuvres du Nord est due à leur obsession de la vérité et du bon goût en toutes circonstances, quand, nous explique le § 77, « le mauvais goût a son droit comme le bon […] Va donc pour tout ce qui est mascarade […] Et la vie antique ! Qu’y comprendre si l’on ne sent pas le plaisir du masque, la bonne conscience de tout ce qui est costumé ! C’est le bain de repos, c’est le réconfort de l’esprit antique ; et peut-être était-il plus nécessaire encore aux esprits rares et sublimes qu’aux vulgaires »xxxvi.

C’est hélas la trahison d’un esprit médiocre et grégaire que la recherche permanente d’élévationxxxvii, et c’est en plus une erreur grossière, due à cet esprit limité, que de s’entêter à traquer cette « horrible vieille du Nord appelée la vérité ». C’est une marque de grande naïveté qu’explicite le § 350 : « le Nord a toujours été plus ‘‘bon garçon’’ et plus superficiel que le Sud », en témoignent pour Nietzsche le protestantisme et la Révolution française. A contrario, « l’Eglise romane repose toute sur un soupçon méridional à l’endroit de la nature humaine, un soupçon que le Nord a toujours mal compris et que le Sud européen a hérité du profond Orient, de l’antique et mystérieuse Asie »xxxviii.

En résumé, artificialité et superficialité sont parfaitement antithétiques. La pseudo-superficialité latine est une intelligence profonde, et aristocratique, du monde, quand le sublime nordique serait la tunique pompeuse d’une authentique superficialité plébéiennexxxix, ce que redéveloppe longuement la typologie géographique du § 358 nommé « La Jacquerie de l’esprit » : « l’Eglise est bâtie sur une liberté d’esprit, sur une indépendance d’idées qui sont choses méridionales et sur une méfiance méridionale aussi à l’endroit de la nature, de l’homme et de l’esprit, bref sur une connaissance, une expérience de l’homme différentes de celles du Nord »xl. En critiquant la « ‘‘jacquerie’’ du nord contre l’esprit plus froid, plus ambigu, plus défiant du midi qui s’est élevé dans l’église chrétienne son plus sublime monument »xli, notons que l’athée Nietzsche précède Valéry en voyant dans le christianisme un ferment spécifiquement latin.

Cette valorisation par Nietzsche du masque sous toutes ses formes conforte la prééminence moderne de Venise, la ville du carnaval par excellence, et c’est justement sur cet aspect qu’insistera Hofmannsthal dans Andréas, où le protagoniste « va à Venise surtout parce que, là-bas, les gens sont presque toujours masqués », où « tout absolument tout est dissimulé sous le voile »xlii, où le déguisement est obligatoire pour réussirxliii. Ville de verroteries, de fanfreluches, c’est aussi une grande ville de théâtre, et Andréas en a un face à sa chambre, ce qui facilitera son initiation. Mais, comme chez T. Mann, c’est alors aussi la ville du faux et du scepticisme ; en un retournement négatif, Venise devient au XXe siècle un univers dissolvant, causant une perte nihiliste de toute réalité et de toute certitude. Heureusement, et symboliquement, chez Hofmannsthal s’oppose aux matois Vénitiens le personnage fiable, bien nommé, de Romana rencontré plus au nord, en Carinthiexliv.

Ce risque de nihilisme n’est pas écarté par les audaces nietzschéennes. L’esprit latin peut se faire pur ludisme, dans le poème nommé « Dans le Midi », se prononçant « pour une vie nouvelle et pour un nouveau jeu »xlv, comme dans le poème « Sils Maria » où l’auteur se présente « n’attendant rien […] abstrait de moi, tout jeu, pur jeu »xlvi. On retrouvera cette dérive nietzschéenne de l’esprit latin dans Le Loup des steppes de Hermann Hesse, où Harry Haller, alter ego du penseur allemand (et de l’auteur), apprend à jouer et à rire à travers la figure latine mais espagnole du musicien Pablo.

Si, nous l’avons vu, l’esprit latin est chez Nietzsche multiforme, et ce d’autant plus qu’il correspond à la réalité géographique plus large du Midi, on remarquera qu’il est globalement devenu une force perturbatrice, dissolvante, le contraire même de cette force civilisatrice architecturale qu’il était chez Goethe. On ajoutera que ce qui l’emporte quand même chez Nietzsche, reliant Hölderlin à Heidegger, c’est non l’esprit latin mais l’esprit grec, défini à plusieurs reprises contre d’autres esprits : l’esprit allemand, l'esprit français, l'esprit juifxlvii.

C’est la conception parfaitement grecque du rapport du corps et de l’esprit, adoptée par Goethe mais surtout théorisée par Nietzsche, que l’on retrouvera dans La Montagne magique, dans la bouche de Settembrini qui voudrait « élever un autel à Pallas Athéné » :

Vous ne me convaincrez jamais de tendances ascétiques. J’approuve, j’honore et j’aime le corps, comme j’approuve, j’honore et j’aime la forme, la beauté, la liberté, la gaieté et la jouissance, — comme je représente le monde des intérêts vitaux contre la fuite sentimentale hors du monde, le classicismo contre le romantisme. […] Il faut l’honorer et le défendre lorsqu’il s’agit de son émancipation et de sa beauté, de la liberté des sens, du bonheur, du plaisir. Il faut le mépriser pour autant qu’il s’oppose au mouvement vers la lumière comme principe de gravité et d’inertie, lui répugner pour autant qu’il représente le principe de la maladie et de la mort, pour autant que son esprit spécifique est l’esprit de la perversion, l’esprit de la décomposition, de la volupté et de la hontexlviii.

La chose ne me semble pas avoir été trop soulignée mais ce personnage d’ironiste à la « critique railleuse » contre les monarchies et les religionsxlix, à l’esprit intempestif de « trouble-fête », qui vante le rirel et défend « contre l’ascétime et la négation de la vie , la force active qui transforme le monde et le rend meilleur »li, imputant le désespoir à des désordres physiologiqueslii mais lui-même malade, obligé de recourir au bon climat de la Suisse, ce pédagogue moustachu appelant au gai savoir mais pétri de contradictions, fait fortement penser à un Nietzsche dont le fantasme d’Italie se serait réalisé au point qu’il serait devenu italien, avec juste, comme Settembrini, une mince ascendance allemande grand-maternelle.

Mais, avant La Montagne magique, revenons à Venise au tournant du siècle. Chez Hofmannsthal et T. Mann comme chez d’autres (Henry James et D’Annunzio notamment), Venise est un espace moderne et baroque, où l’esprit latin serait bien plus expansif. Expressionniste, exhibitionniste même, il deviendrait cette « architecture scénique du concret visuel, l’élément esthétique démultiplié à l’infini » évoqués par D. Le Buhan et E. de Rubercy, cette « ville complète » dont parle Platen, en ce sens que la ville n’abrite pas de l’art et du théâtre comme c’est le cas dans les plus réservées Florence et Milan, villes du Nord de l’Italie, la ville est tout entière naturellement art et théâtre.

Ainsi, comme l’expliquera Hermann Hesse dans ses Voyages en Italie où il donne la prééminence à Venise, sa caractéristique à elle seule est précisément l’absence de coupure entre la ville artistique passée et la ville artistique présente articulant parfaitement nature et culture : « Je n’ai pas trouvé ailleurs un tel accord entre la vie d’aujourd'hui et celle qui s’exprime dans les œuvres d’art de l’époque dorée de Venise, vie où le soleil et la mer sont plus importants que toute l’histoire »liii. Hesse explique d’ailleurs par la suite qu’alors que l’esprit latin se cultive ailleurs grâce au contact dans les musées avec les oeuvres d’art, il s'y rend moins à Veniseliv, où les richesses sont « aussi bien artistiques que naturelles et existentielles »lv, ce qui permet d’être en communication directe, ambiante, avec l’esprit latin.

La conséquence, c’est que Venise exsude en permanence et en abondance ce que l’esprit fin-de-siècle associe naturellement à l’art, à savoir, comme on l’a vu, comédie et théâtre mais aussi mort et sensualité. Cette dernière, renforcée par la réputation historique sulfureuse de la Sérénissime, se fait corruption généralisée des moeurs. Citons le passage le plus édifiant de La Mort à Venise : « C’était Venise, l’insinuante courtisane, la cité qui tient de la légende et du traquenard, dont l’atmosphère croupissante a vu jadis une luxuriante efflorescence des arts et qui inspira les accents berceurs d’une musique aux lascives incantations »lvi. Espace exemplairement décadent, Venise devient aussi, conséquence de sa luxuriance, un lieu éminemment mortifère (La Mort du Titien, La Mort à Venise, la mort de Wagner dans Le Feu de D’Annunzio dont se souviendront aussi bien Hesse dans ses Voyages en Italie qu’Alejo Carpentier dans Concert baroquelvii).

Certes, il faut établir ici une nuance entre Hofmannsthal et Mann. Si Venise est uniquement un lieu de perdition pour le nouveau Platen qu’est Aschenbach, la saturation sensuelle et funèbre de Venise en fait en même temps un cadre positif pour l’initiation d’Andréas. Et cette nuance est sans doute due à une raison géopolitique de taille : en tant qu’Autrichien, Hofmannsthal se sent finalement assez proche de la Vénétie, et d’ailleurs il avait des ancêtres italiens. A contrario, Thomas Mann, en tant qu’Allemand du Nord, se sent beaucoup plus éloigné de l’Italie en général. Dès Tonio Kröger et dans les oeuvres suivantes, il développe systématiquement une opposition tranchée entre Nordiques et Méditerranéens dont la typologie récurrente inverse celle héritée de Nietzsche, puisqu’elle se retourne contre les gens du Sud, à travers par exemple la dénonciation de « la prestesse friponne du Midi »lviii.

Si, pour lui, cette vision péjorative est encore plus prononcée en Vénétie en particulier, c’est parce qu’elle est la porte (et l’émanation) d’un Orient perçu comme dangereux pour l’Europe, non sans analogies avec la pensée contemporaine d’un Paul Valéry. Au pire de l’épidémie de choléra, le constat que « le vice professionnel [y] atteignait un degré d’insistance et de dépravation […] dont on n’a l’habitude que dans le sud du pays et en Orient »lix confirme la parenté établie souvent par Nietzsche entre esprit latin et esprit oriental. Cette dichotomie sans nuances le cèdera à une ambivalence beaucoup plus nuancée dans La Montagne magique, dont nous savons que T. Mann l’avait au départ conçue comme « une sorte de contrepartie satirique » à La Mort à Venise, avant de lui donner une extension bien supérieure.

L’esprit latin y est incarné, donc, en la personne de Settembrini, dont les valeurs sont peu ou prou celles d’un Cicéron : « la Raison, la République et le beau style »lx. Settembrini « prétend que toutes les tendances favorables à la vie et à l’avenir, toutes les puissances de révolution et de renouvellement étaient issues des principes éclairés, scientifiques et progressistes, de l’époque glorieuse de la renaissance et de la civilisation antique »lxi. En Settembrini ne prévaut donc plus l’esprit sensuel de l’esthétisme fin-de-siècle (programmé par Platen) mais, à nouveau, l’esprit humaniste hérité de l’Antiquité. Et, d’ailleurs, Settembrini, en plus d’avoir un père venu au monde en Grèce, est de nouveau un Italien du Nord, lié à Florence et à Milan et non à Venise.

Homme à la fois de la liberté de pensée et du plaisir de vivre, Settembrini revendique conjointement « le patrimoine gréco-latin, le classicisme, la forme, la beauté, la raison et la gaieté naturelle, qui seuls étaient appelés à favoriser la cause de l’homme »lxii. Cette énumération plus ou moins hétérogène, vise à synthétiser tout ce qu'a pu incarner de différent l’humanisme latin au cours des siècles et devient, sur un plan synchronique, le vaste voire contradictoire programme humaniste par lequel Settembrini compte faire progresser l'humanité moderne (est humaniste en fait tout ce qui « favorise la cause de l’homme » et révoltant, « barbare » auraient dit les Anciens, tout ce qui, au contraire, souille et déshonore l’idée de l’hommelxiii).

De fait, l’humanisme de Settembrini est à la fois un héritage et une prospection, ses discussions avec Naphta sondant la seule vraie interrogation de l’humaniste moderne Mann (ou, exactement au même moment, de Paul Valérylxiv), celle « de savoir si la tradition méditerranéenne, classique et humaniste, était une affaire de l’humanité entière et par conséquent chose humaine et éternelle, ou si elle n’avait été qu’un état d’esprit et l’accessoire d’une époque […] et si elle allait mourir avec elle »lxv.

Héritier de l’Antiquité, Settembrini l’est en tant qu’il valorise tous les types de formes, de pratique artistique, de recherche d’effetlxvi, d’une simple « prononciation claire et presque plastique »lxvii à une permanente intention théâtrale qui, lorsque excessive, peut apparaître comme du cabotinage méridionallxviii. Ce goût de la forme, c’est-à-dire de la création, est présenté comme chez Nietzsche comme une qualité aristocratique, ce que l’on retrouve, comme souvent dans La Montagne magique (et chez le philosophe allemand), en latin dans le texte :

Seul était noble un certain luxe, la generosità, qui consistait à accorder à la forme une valeur humaine propre, indépendante de son contenu, le culte de la parole comme d’un art pour l’art, ­— cet héritage de la civilisation gréco-latine — que les humanistes, les uomini letterati avaient […] rendu au monde roman, ce culte qui avait été la source de tout idéalisme plus large et substantiel, même de l’idéalisme politiquelxix.

L’esprit latin passe par une multiplication des formes, un sens de la création, qui, lorsque rattachés à une réflexion communautaire, débouchent logiquement, comme chez Valéry à nouveau, sur une action publique. L’esprit latin est donc aussi une pragmatique, une réflexion tournée vers l’actionlxx. En ce sens, l’esprit latin s’oppose diamétralement à l’esprit asiatiquelxxi et, une nouvelle fois, il a façonné l’Europe entière, car la rébellion, la critique et l’activité transformatrice (y compris la littérature perçue comme une réunion de l’humanisme et de la politiquelxxii) sont, précisément, le principe européen contre l’immobilité orientalelxxiii.

C’est ici que l'esprit latin, de pur héritage, peut se faire prospection. Ce que souhaite Settembrini, incarnation de l’humanisme moderne puisque « le principe même de la justice l’[anime, soit] la source de la Liberté et du Progrès »lxxiv, c’est que l’amélioration de l’humanité, que cet esprit a assurée par le passé, se poursuive dans la modernité, et par le « perfectionnement moral de l’homme » et par la volonté de « rapprocher les peuples »lxxv. Immergé concrètement par T. Mann dans la situation géopolitique de l’Europe au début du XXe siècle, Settembrini appelle de ses vœux une République universelle anti-autrichiennelxxvi et vise, là encore comme Valéry, un élargissement méditerranéen : si le bureau central de sa Ligue pour l’organisation du Progrès se trouve à Lugano, celle-ci tient alors son assemblée générale à Barcelonelxxvii et il pèse « les chances de la pensée révolutionnaire républicaine dans son propre pays, en Espagne, au Portugal »lxxviii.

Parce que Mann est un artiste et non un philosophe, il incarne le problème général contemporain de la lutte contre la barbarie à travers deux personnages : le soldat prussien Joachim Ziemssen et surtout le Teuton ordinaire Hans Castorp, dont il fait les disciples potentiels du professeur en humanisme et pédagogue nietzschéen Settembrini. Et, logiquement, celui-ci éprouve le plus grand mal à dispenser son gai savoir à ses opposés à la fois géographiques et mentaux. Pour représenter la lutte des pulsions instinctives contre les forces civilisatrices, Mann oppose au discours humaniste raisonnable de Settembrini la passion amoureuse du jeune Castorp, dont le coeur et le corps combattent l'esprit, pour Mme Chauchat, dont la nationalité russe permet, en même temps qu’une incarnation supplémentaire de la barbarie ambiantelxxix, un point de vue supplémentaire excentré dans l'affrontement Nord / Sudlxxx.

Ce contexte complexe d’enseignement va permettre à Thomas Mann, avec la profondeur et la subtilité propres à sa maturité, de questionner, comme on l’a vu, l’humanisme latin dans le monde contemporain en en brouillant les cartes. D’abord, la (trop?) large gamme humaniste de Settembrini perturbe son disciple plus qu’elle ne l’instruit : « en parlant ainsi, en un seul souffle il mêlait des catégories que Hans Castorp avait été habitué à n’envisager jusque-là que séparément »lxxxi.

L’intervention, dans la seconde partie, du personnage de Naphta, vise à redistribuer encore davantage ces cartes et donc à perturber les visions trop claires que nous pourrions avoir de l’humanisme, de l’esprit latin, de l’esprit nordique... Les joutes verbales interminables entre les deux idéologues finissent en effet par aboutir à des contradictions insurmontables, car l’humaniste franc-maçon et son contradicteur légitimiste jésuite en viennent, autour des notions de passé et avenir, raison et passion, nature et esprit (entre autres), à soutenir des idées en flagrante contradiction avec leurs points de vues initiaux : « Il prit la défense […] de la santé et de la vie, de celle que donnait la nature, et qui n’avait pas besoin de s’inquiéter de manquer d’esprit. La forme ! proclamait-il, et Naphta disait alors avec emphase : le logos ! Mais l’autre […] disait ‘‘la raison’’, tandis que l’homme du logos défendait ‘‘la passion’’ »lxxxii.

Thomas Mann brouille les cartes car il a constaté combien la notion d’« esprit latin », par tout ce qu’elle abrite d’éléments divergents, est devenue floue. Esprit du Beau classique, esprit érotique (et atmosphère funèbrelxxxiii) qui font préférer Veniselxxxiv, esprit humaniste, esprit subversif qui avance masqué, esprit du jeulxxxv, esprit musical mais où l’on retrouve une prédilection pour les effetslxxxvi, avec une volonté régulière d’opposer éléments et attitudes latins et éléments et attitudes allemandslxxxvii, tout cela nous le retrouverions chez Hermann Hesse si nous analysions dans le même détail son Voyages en Italie, conçu bien sûr sur le modèle du récit de voyages humaniste de Goethe et, en plus, sous l’autorité du même Winckelmann mais aussi des historiens de l’art germaniques qui lui succédèrent : Jakob Burckhardt ou Wölfflin.

Car, contrairement à ce foisonnement de possibles chez Mann, le modèle goethéen, si évident a priori dans le monde germanique, s’avère peut-être réducteur. En effet, le goût de la multiplication des formes chez Nietzsche, Hofmannsthal, T. Mann, le ludisme qui s’y attache chez Nietzsche ou Hesse, font moins penser à l’esthétique classique romaine qu’à l’esthétique baroque. L’on sait combien Hofmannsthal a été influencé par la comedia, notamment de Calderon, auquel Goethe comparait d’ailleurs les pièces de Platen, et l’on connaît justement le rôle capital joué par Goethe et ses contemporains romantiques allemandslxxxviii dans la vulgarisation de ce genre. Walter Benjamin, dans Origine du drame baroque allemand, pourra d’ailleurs en venir à affirmer que la logique allégorique des dramaturges allemands s’inspire des autos sacramentales (espagnols). C’est dire que l’esprit latin, que l’on rattache plus premièrement à l’espace italien et à une esthétique classique, peut aussi devoir être rattaché à l’espace littéraire espagnol et, en ce cas, à une esthétique parfaitement différente.

On peut d’ailleurs remarquer que, dans La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Ernst Robert Curtius équilibre sources latines italiennes et sources latines espagnoles, en considérant comme spécifiquement latines des formes communes maniéristes et précieuses dont il reconnaît lui-même que « bien des choses que nous désignons par le mot de maniérisme sont classées aujourd’hui comme “baroques” ». La complexité, le foisonnement, l’exubérance de la majorité de ces œuvres me semble en effet ne laisser aucun doute sur ce point. Curtius explique d’ailleurs que « le maniérisme est le phénomène complémentaire du classicisme de toutes les époques » et qu’il entend dès lors le considérer comme « le dénominateur commun de toutes les tendances littéraires opposées au classicisme ». Il distingue d’autre part un « classicisme normal » et un « classicisme idéal » en définissant ce dernier comme particulièrement orné, en un abus de la tradition rhétorique qui dégénère, par excès d’hyperbates, périphrases, annominatios, en son opposé même : le maniérismelxxxix. Un certain baroque serait donc, si nous sommes logiques, une dérive de ce fleuron de l’esprit latin qu’est la rhétoriquexc. Confirmant ce flou, Bernard Dupriez ne nous apprend-il pas qu’à certaines périodes, un atticisme comme celui de Cicéron pouvait apparaître comme trop recherchéxci !

Nous voilà amenés, comme souvent lorsque l’on adopte un regard transeuropéen, à dépasser la dichotomie si souvent superficielle entre romantisme (ou le baroque qui l’annonce) et classicismexcii, puisque l’on pourrait donc se référer à la latinité en songeant à un esprit classique mais aussi en songeant à un esprit pré-baroque. Car, obnubilés par Goethe, nous aurions oublié que le modèle latin, si nous le dissocions de l’héritage grec, peut finalement référer, non au siècle d’Auguste auquel nous pensons si automatiquement, mais à l’Antiquité tardive, décadente, aimée des auteurs fin-de-siècle. Finalement, si nous retrouvons ce que nous avons vu de Goethe, Platen et même Hofmannsthal et Mann, l’esprit latin ne serait-il pas, justement, contrairement à l’esprit grec, d’embrasser conjointement, potentiellement, atticisme et asianisme. Son classicisme (« idéal » pour Curtius ?) serait encore supérieur du fait de sa capacité, en dernier ressort, à rassembler des éléments désordonnés.

Percevoir cet esprit latin comme une certaine synthèse du classicisme et du baroque, c’est sans doute plus aisé pour un auteur extra-européen, non entravé par des distinctions convenues. C’est ce que peut donc faire Alejo Carpentier dans Concert baroque, une œuvre exemplairement comparatiste puisque le protagoniste accomplit un voyage qui le mène du Mexique à Cuba, puis à Madrid, puis à Rome et enfin, plus longuement, à Venise. Après avoir opposé (comme T. Mann ou H. Hesse) mœurs allemandes et mœurs italiennes à travers les compositeurs Haendel et Vivaldi et Scarlatti, il en vient justement à présenter baroque et classicisme comme deux types d’esprit latin différents. En un passage synthétique complexe, Carpentier, évoquant l’empereur mexicain « vêtu à l’espagnole », oppose Venise et l’Amérique latine d’une part, des aires baroques, à Rome et Madrid, d’une austérité classique, d’autre part, Montezuma « ressembl[ant] aux seigneurs de l’aristocratie romaine qui, voulant afficher leur austérité devant les extravagances de la Sérénissime République, adoptaient maintenant les modes de Madrid ou d’Aranjuez »xciii.

Il faudrait d’ailleurs parler d’un déplacement de l’esprit latin en Amérique latine, en un transfert culturel assez semblable à celui qui, à l’ère classique, théorisait sous le nom de translatio studii un déplacement civilisateur régulier étant passé de la Grèce à Rome, puis de l’Italie à la France des Valois ? C’est ce à quoi nous incite peut-être Nietzsche dans Le Gai Savoir, écrit à Gênes, et qui suscite donc logiquement, dans le poème « Cinglant pour les mers nouvelles », la figure, chère d’ailleurs à Carpentier, de Christophe Colomb, belle incarnation synthétique de l’esprit latin : « C’est là-bas que je veux aller : et désormais je crois en moi / Et en mes talents de pilote. / La mer s’ouvre à moi, dans le bleu / M’emporte mon bateau génois. / Tout scintille pour moi d’une splendeur nouvelle, / Midi repose sur l’espace et sur le temps »xciv.  

Quant à cette fascination récurrente des Allemands pour l’esprit latin, elle obéit, comme nous l’avons vu initialement, à une impulsion historique. Cet ancrage conflictuel nous échappe, mais un Platen le ressuscite à maintes reprises. Il est ainsi question, dans « La Pyramide de Cestius », d’agressions historiques réciproques à travers les âges qui, telles des fantômes, continueraient en conséquence à se produire de temps en temps :

la rude race d’Allemagne, qui autrefois / Détruisit, ô toi Rome dominante, ta gloire belliqueuse, / Attaque, attaque encore, ô Rome bénie, / Ton bastion sacré ! / Alors le démon vengeur plana par trop pesamment / Autour de la tête de Rome, vengeance du fait que jadis / L’étrier d’or du prêtre impudent frappa de Hohenstaufen / La main de fer […] Oui, ton âme rafraîchit, ô édifice de Cestius, / Ces tombes des Nordiques !xcv

Mais, à cette cause historique inchoative en a succédé une autre culturelle, dès lors qu’un auteur en vient nécessairement, quand il aborde le monde latin, à se situer par rapport à ses prédécesseurs, tel Thomas Mann écrivant clairement, sur ce sujet, en fonction de Goethe, Platen et Nietzsche. « Ecrivains et poètes ont évoqué ce petit monde aquatique et particulier dans une infinité de livres », énonce Hesse à propos de Venisexcvi, avant d’élargir encore ce réseau référentiel artistique quand « [s]a conversation prend un tour profond [...]: les madones vénitiennes, la civilisation de la Renaissance, Nietzsche, Jakob Burckhardt, Ruskin »xcvii. Les extensions régulières de ce réseau culturel ont pour conséquence non négligeable de permettre à un Thomas Mann, le dernier de nos auteurs chronologiquement, d’atteindre sur ce sujet du monde latin à une profondeur et une complexité qui l’emportent nettement sur les visions plus tranchées d’Anglo-saxons comme James ou E. M. Forster.

Mais la contrepartie fâcheuse de cet empire référentiel, c’est que cet esprit latin composé d’une mosaïque d’évocations pourrait finir par ne plus être qu’une vue de l’esprit éloignée de la réalité latine. Cette gamme, déclinable à l’infini, de modalités de l’esprit latin mène à des appropriations singulières fantasmatiques, comme celle de Nietzsche évoquant « [s]on Midi à [lu]i »xcviii. De la même façon que les Grecs aimaient fantasmer sur les Hyperboréens, les Allemands peuvent fantasmer sur l’esprit latin parce qu’il est pour eux situé aux antipodes, ce mélange de réseau référentiel et de distance géographique permettant des représentations parfaitement idéales. Le Midi devient alors une patrie spirituelle dont la première raison d’être est de donner forme à un imaginaire s’opposant en tout à l’univers allemand honni, mais qui n’a plus grand fondement réel, le cas le plus extrême étant le passage de La Montagne magique où Hans Castorp, dans son sanatorium en Suisse, aperçoit une mer purement abstraite :

une mer apparaissait, une mer, c’était la mer du Sud, d’un bleu profond et saturé […] Hans Castorp n’avait jamais rien vu de semblable. Il avait à peine tâté légèrement du Midi, à l’occasion de brefs voyages de vacances […] il n’avait jamais été jusqu’à la Méditerranée, jusqu’à Naples, jusqu’en Sicile ou jusqu’en Grèce, par exemple. Néanmoins, il se souvenait. Oui, chose étrange, il revoyait, il reconnaissait tout cela. « Mais oui, c’est bien cela ! » s’écria une voix en lui, comme s’il avait porté depuis toujours et sans le savoir ce bienheureux azur ensoleillé […] Et ce « depuis toujours » était vaste, infiniment vaste, comme la mer ouverte à sa gauche là où le ciel la teintait en une nuance d’un violet tendrexcix.


 

i. Marcel Schneider, « Le Monde germanique », in : Marcel Brion. Humaniste et passeur, Paris, Albin Michel , 1996, p. 53-60, ici p. 54, où nous trouvons aussi : « Ce sont ces idées de profond christianisme et celle de pouvoir universel qui sont vraiment allemandes ».

ii. Paul Valéry, « La Crise de l’esprit » [1924], in : Variété 1 et 2, Paris, Gallimard Idées, 1978, p. 13- 51, ici p. 50.

iii. Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Age latin [1953], trad. Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956.

iv. Ce lien privilégié en recoupe d’autres, M. Schneider ayant dans un passage précédent affirmé que « si la France entretient des affinités électives avec […] l’Italie et l’Espagne, on ne peut pas en dire autant de l’Allemagne et du monde germanique », op cit., p. 53.

v. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (La Gaya Scienza) [1882], trad. Alexandre Vialatte, Paris, Idées Gallimard, 1950, p. 234.

vi. Goethe, Les Elégies romaines, in : L’Ame du monde, textes choisis et présentés par Marcel Brion, Paris, Editions du Rocher, 1993, p. 77-90, ici p. 79.

vii. Ibid., p. 83.

viii. Ibid., p. 85-86. Cet esprit plastique latin est aussi hellène, puisque, selon la 13e élégie, « l’école des Grecs est encore ouverte », comme le montrent d’ailleurs, à l’époque de Goethe, les cas de Wieland puis Hölderlin, privilégiant eux grécité plutôt que romanité. 

ix. L’idée selon laquelle « L’éternel féminin nous attire là-haut », qui conclura le Second Faust, se trouve d’ailleurs déjà inscrite dans la 13e élégie : « Une pression de sa main, et je vois s’ouvrir les yeux divins. Non, laissez-moi reposer encore dans cette attitude. Demeurez fermés ! Vous m’agréez et m’enivrez, vous me dérobez trop tôt la calme jouissance de la pure contemplation ».

x. Thomas Mann, La Montagne magique (Der Zauberberg) [1924], t. 1, trad. Maurice Betz, Paris, Arthème Fayard, 1931, p. 508. 

xi. Nous savons qu'en 1826, Platen lit notamment l'Histoire de l'art chez les Anciens de Winckelmann, auquel il rend hommage dans un sonnet. De Palladio par exemple il est question dès le 1er sonnet vénitien.

xii. La fécondité d'un tel héritage était programmée dès un sonnet de 1820: « La beauté éternelle est l'éternelle nouveauté ». Cf August von Platen, Sonnets d'amour et sonnets vénitiens, trad. Dominique Le Buhan et Eryck de Rubercy, Paris, Orphée La Différence, 1993, p. 41.

xiii. « Amour et âpreté », in : August von Platen, Odes italiennes, trad. Dominique Le Buhan et Eryck de Rubercy, Paris, La Différence, 1996, p. 69. 

xiv. « Invitation à Sorrente », ibid., p. 61-65.

xv. Le Gai Savoir, op. cit.., § 135, p. 177.

xvi. Dans son Journal, à la date du 11-07-1827, Platen remarque que « l'amour entre hommes est si fréquent à Naples ».

xvii. On citera notamment : « Plutôt renoncer à mon pays natal / Que de porter parmi une race infantile / Le joug de l'aveugle haine populacière », in : Sonnets d'amour et sonnets vénitiens, op. cit., présentation, p. 15.

xviii. Op. cit., p. 123. Le caractère débonnaire, tolérant des Italiens se retrouve par exemple dans le 3e Sonnet vénitien, ibid., p. 137: « Un petit peuple joyeux d'aimables désoeuvrés, / Va et vient, ne se laisse inquiéter par rien, / Et jamais non plus n'inquiète aucun rêveur ».

xix. Odes italiennes, op. cit., p. 27-31.

xx. Je précise ici d’une certaine façon ce qu'estiment D. Le Buhan et E. de Rubercy dans leur présentation, quand ils affirment, op. cit., p. 14, « que le passage chez Platen du ghazel au sonnet, s'il relève en effet du libre arbitre, n'est nullement arbitraire ». D. Le Buhan et E. de Rubercy expliquent justement, ibid., p. 18, à propos des déconvenues amoureuses de Platen, que « le refus qui lui a été signifié l'a rejeté en le condamnant à l'éparpillement, au multiple […] lui se sent voué à l'infinie dispersion ». C'est à quoi remédie le genre du sonnet, dont l'on peut dire que, tel l'amour, ibid., p. 91, « [t]oute l'âme [y fait] montre de sa belle rigueur ».

xxi. Remarquons cependant que Platen nie cette équivalence dans l’ode «  A Wilhelm Genth », op. cit., p. 133-135 : « [Goethe] sur dompter la fureur de son cœur, / En changeant son enthousiasme en sagesse : / Mais cela ne me réussit pas ! car chaque transport en moi / S’élève ardemment ; et ce sont des accords mais aussi / Des étincelles qui jaillissent du jeu de ma lyre !».

xxii. En indiquant en plus la scansion originale devant en guider la lecture.

xxiii. Ibid., « Florence », p. 23. Cf aussi « A August Kopisch », p. 57-59, où « La beauté elle-même, en mille formes ici épanouie » inspire ledit Kopisch : « Les esprits protecteurs deux fois t’ont comblé de talents : / Tu possèdes celui de l’art qui touche l’œil / Par le charme des couleurs, et tu sais aussi donner / Aux mots une âme cadencée» ainsi qu’une autre ode au même (« A August Kopisch »), p. 81-83, évoquant « de l’art ancien / La force inégalée, celle en pierre des statues des dieux , / Ou bien le souffle des couleurs de plus récente grandeur / Qui transfigure la matière spirituelle ».

xxiv. La même critique s’adresse en général (à plus juste titre) à la poésie de l’également très goethéen Gautier.

xxv. Nous parlons ici de façon générale, car Rome aussi incarne chez Platen l’idée de sensualité, notamment dans « Acqua Paolina », ibid., p. 41-45 : « Si Rome encore à la croisée des chemins, se montre encore / Quelque part, ce n’est plus que dans la flamme du regard / Ou dans la noble nature du beau visage qui ment à la liberté, / Mais c’est à l’appel de la volupté que Rome a répondu !».  Sur le plan de la création des belles formes, Florence, comme on l’a vu, rivalise, seule, avec Venise, comme cela se retrouve dans « Brunelleschi », ibid., p. 105-107 : « Et ses trésors, votre Florence vous les doit […] plus somptueuse elle brille maintenant / Comme ornement pour la postérité. Et il n’y a que Venise / Qui lutterait avec elle au rang de la beauté ».

xxvi. Naît ici une analogie entre beauté vivante et beauté artistique, qui, avant de trouver son apogée dans l'esthétisme fin-de-siècle, est déclinée, sous forme d'Evangile du Beau, dans les Sonnets vénitiens, op. cit. : « Je t'aime comme l'une de ces formes / Qu'en images nous montre ici Venise […] Tu ressembles bien à cette pierre joliment taillée » (sonnet XIV p. 159). Ou encore : « là où règne la beauté règne l'amour […]  jamais ce sentiment ne vieillira / Car avec Venise il se ramifie de tous côtés » (sonnet XVI p. 163).

xxvii. Ibid., p. 20.

xxviii. Cf Ecce Homo (Ecce Homo) [1888], trad. Jean-Claude Hémery, Paris, Idées Gallimard, 1974, ch. « Ainsi parlait Zarathoustra », § 4 p. 110-111..

xxix. Ibid., ch. « Pourquoi je suis si avisé », § 7 p. 52. Il est vrai qu’avec plus de temps, il nous faudrait consacrer ici un développement important à la musique latine, si importante pour Nietzsche et qui, comme le révèle le parallélisme de la phrase suivante, constitue le premier facteur de cette prééminence : « Quand je cherche un synonyme à « musique », je ne trouve jamais que le nom de Venise ».

xxx. Loin d’être uniquement une langue, le provençal représente pour Nietzsche tout une notion idéale qu’il développe dans Ecce Homo en évoquant l’« unité du troubadour, du chevalier et de l’esprit fort, qui distingue si nettement de toutes les cultures équivoques cette admirable culture provençale de haute époque ». Ecce Homo, ch. « Le Gai Savoir », op. cit., p. 103.

xxxi. Op. cit., p. 377.

xxxii. Ibid., p. 361.

xxxiii. Ibid., p. 149.

xxxiv. Ibid., p. 14.

xxxv. Ibid., p. 15.

xxxvi. Ibid., p. 112.

xxxvii. Et, renversement, puisque le fond manque, cet esprit de sérieux est boursouflé de vacuité. Est-ce ce que donne à comprendre Hofmannsthal quand il critique l'esprit viennois : « tout l’élément autrichien est vulgaire… A vienne il n’importe à chacun que de paraître » ? In Andréas (Andréas) [1907-1927], version bilingue, trad. Eugène Badoux et Jacques Le Rider, Paris, Gallimard, 1994, p. 279.

xxxviii. Op. cit., p. 300.

xxxix. Ibid., p. 368. Tout a été renversé par Nietzsche, puisque l'« innocence du Midi » est tout sauf innocente!

xl. Ibid., p. 321.

xli. Ibid., p. 323.

xlii. Op cit., p. 341. On trouvera une appréciation approchante chez Hermann Hesse, in : Hermann Hesse, Voyages en Italie [1904], trad. François Mathieu, Paris, José Corti, 1992, p. 130 : « Cette ville donne une impression d'ordre esthétique qui tend vers une inauthenticité ostentatoire ». Cf aussi p. 239.

xliii. Cf op. cit., p. 237 : « cette aventure aurait été magnifique s’il avait été masqué » et p. 273: « ce sont les masques qui font la différence ».

xliv. C'est-à-dire dans une partie méridionale de l'Autriche tôt romanisée.

xlv. Op. cit., p. 368.

xlvi. Ibid., p. 377.

xlvii. Cf, ibid., respectivement p. 18 et p. 297. La Grèce est perçue comme la patrie spirituelle idéale au § 382, p. 361, et Nietzsche voudrait, au fond, tel Hölderlin, vivre comme un Grec.

xlviii. Op. cit., t. 1 p. 372-374.

xlix. Son « esprit de rébellion » opère « en l’honneur d’un progrès ennemi de toute piété », ibid., t. 1 p. 232.

l. Cf « vous me trouverez toujours disposé à la gaieté, « le rire est un rayonnement de l’âme », dit un penseur grec », ibid., t. 2 p. 238.

li. Ibid., t. 1 p. 237.

lii. Ibid., t. 1 p. 331 / 367.

liii. Op. cit., p. 49. Cf aussi p. 198.

liv. Ibid., p. 156 / 206.

lv. Ibid., p. 146.

lvi. Thomas Mann, La Mort à Venise (Der Tod in Venedig) [1912], trad. Félix Bertaux et Charles Sigwalt, Paris, Le Livre de poche, 2004, p. 83.

lvii. L’on ne peut échapper, sur un plan synchronique, à l’esprit décadent qui voit en Venise le lieu funèbre idéal : si, chez James, Daisy Miller meurt à Rome (héritage de Hawthorne), par la suite c'est à Venise que la mort fauchera les héroïnes des Ailes de la colombe ou des Papiers de Jeffrey Aspern. Mais, pour être exacts, remarquons que ce caractère délétère n’est pas une nouveauté, puisque les dramaturges élisabéthains en avaient déjà traité, il est juste démultiplié par l'esprit fin-de-siècle.

lviii. Ibid., p. 93.

lix. Ibid., p. 95. Dans Andréas, la situation géographique exceptionnelle de la Cité des Doges fait que son esprit latin devient une « fusion de l’Antiquité et de l’Orient », op. cit., p. 318.

lx. Op. cit., t. 1 p. 240.

lxi. Ibid., t. 2 p. 334. Ces périodes ont éclairé le monde, ibid., t. 1 p. 233 : « son pays […], le premier, avait, tandis que les autres peuples vivaient encore dans le crépuscule de la superstition et de la servitude, déployé le drapeau des lumières, de la culture et de la liberté ».

lxii. Ibid., t. 2 p. 73.

lxiii.Cf ibid., t. 1 p. 237.

lxiv. Comment ne pas être stupéfait de remarquer que La Montagne magique et La Crise de l’esprit, qui ont tant de réflexions en commun, sont publiées la même année, à l’issue, dans les deux cas, d’une longue gestation !

lxv. Ibid., t. 2 p. 242.

lxvi. Cf ibid., t. 1 p. 370.

lxvii. Ibid., t. 1 p. 363.

lxviii. Il est alors traité, et de façon non surprenante par Mme Stoehr, de « coq italien », ibid., t. 1 p. 485, alors qu’il venait d’être justement question de sa « voix claire et plastique ». Le distingué Settembrini se rapproche alors d’odieuses figures de La Mort à Venise comme le vieux beau ou le chanteur napolitain, dont l'on trouve un étonnant équivalent chez Hesse, op. cit., p. 230.

lxix. Op. cit., t. 2 p. 244.

lxx. Cf le passage didactique, ibid., t. 1 p. 332, où Settembrini explique que l’analyse est généralement profitable comme puissance de libération, mais peut devenir nuisible « dans la mesure où elle empêche l’action ». Ce lien étroit chez les Latins entre sentiment esthétique (goût des formes) et goût de l’action se retrouve chez Hesse au moment où il définit la raison d’être du voyage moderne : « Il me semble que, pour nous autres, les voyages remplacent […] l’action, conséquence de l’instinct purement esthétique des Grecs, des Romains et des Italiens dans les grands moments de leur histoire », op. cit., p. 292.

lxxi. C’est ce que traduit la réaction de la Russe Madame Chauchat : « Pourquoi, au fond, de la forme ? La forme, c’est la pédanterie elle-même ». Op. cit., t. 1 p. 506. Et c’est précisément à propos de Mme Chauchat que Settembrini a rappelé précédemment, t. 1 p. 362, qu’a contrario du monde dont elle est issue, le « divin Occident [est le] fils de la civilisation ». Il y a donc bel et bien un lien indissoluble entre civilisation et création de formes.

lxxii. Cf ibid, t. 1 p. 237.

lxxiii. Cf ibid., t. 1 p. 235. Sur ce point en général, et notamment quand Settembrini rattache l’esprit luthérien à l’esprit asiatique, t. 2 p. 236-237, Mann reprend clairement les idées de Nietzsche s’insurgeant contre la « résignation bouddhique » de Schopenhauer.

lxxiv. Ibid., t. 1 p. 232-3. Il est à ce titre franc-maçon.

lxxv. Ibid., t. 1 p. 233.

lxxvi. Ibid., t. 1 p. 236.

lxxvii. Ibid., t. 1 p. 365-366.

lxxviii. Ibid., t. 2 p. 238.

lxxix. Liée comme on l’a vu au principe asiatique.

lxxx. En expliquant à Castorp, ibid. t. 1 p. 498, que son cousin et lui sont typiquement allemands (« très étroit, très honnête, très allemand […] un peu bourgeois. Vous aimez l’ordre mieux que la liberté, toute l’Europe le sait »), Mme Chauchat mêle le discours nietzschéen et la vision de l'Allemagne la plus caricaturale. Mais, peu après, p. 500, le résumé de Mme Chauchat a pour but de perturber encore davantage nos repères puisque « Bourgeois, humaniste et poète, voilà l’Allemand au complet » constitue à la fois, par « poète », une épanorthose du discours sur l'ordre et, par « humaniste », une confusion des rôles.

lxxxi. Ibid., t. 1 p. 234.

lxxxii. Ibid., t. 2 p. 166.

lxxxiii. Voyages en Italie, op. cit., p. 8-11 / 49 / 165.

lxxxiv. « Venise a exercé sur moi un charme plus fort que n'importe quelle autre ville italienne », déclare Hesse, qui la résume en une « ville d'amour, de musique et d'oisiveté », ibid., p. 44, puis la définit, p. 197-198, comme « la cité créatrice et porteuse d'un esprit occidentalo-oriental original » dû à la proximité de la Grèce et l'attraction orientale de Byzance.

lxxxv. Ibid., p. 131.

lxxxvi. Ibid., p. 76. Cf le goût pour une vie d'effets p. 221.

lxxxvii. Ibid., p. 40 / 80 / 140 / 166.

lxxxviii. Les frères Schlegel, Schiller et Tieck notamment.

lxxxix. Op. cit., p. 331-333.

xc. L’on trouvait d’ailleurs dans les Elégies romaines, dès la 1e, ce procédé latin de l’annominatio que l'on considère aujourd'hui plutôt comme baroque que comme classique: « Tu es un monde, Rome, certes, mais sans l’amour le monde ne serait pas le monde, Rome ne serait pas Rome ».

xci. Bernard Dupriez, Gradus. Les Procédés littéraires, Paris, 10/18, 1984, p. 90. Dans le même esprit, Henri Maldiney, dans Pour un Malherbe, Paris, Gallimard, 1965, n’estimait-il pas, p. 172, que « le classicisme n’est que la corde la plus tendue du baroque ».

xcii. Sur le cas d’un Paul Valéry comme d’un Goethe ou d’un Thomas Mann, ce paradoxe n’est-il pas réalité artistique ?

xciii. Alejo Carpentier, Concert baroque (Concierto barocco) [1974], version bilingue, trad. René L. F. Durand, Paris, Gallimard, 1991, p. 141.

xciv. Op. cit., Appendice, p. 376.

xcv. Op. cit., p. 27-31. Platen y revient dans « A un Romain », où il est de nouveau question de la guerre entre Romains et Germains (Chérusques) et dans « A August Kopisch » en rappelant que le royaume de Naples, à l’époque occupé par les Saxons, a été le « pays où originellement a prospéré la langue teutonique ».

xcvi. Op. cit., p. 44. Hesse, pour sa part, évoque autant Eichendorff que Goethe.

xcvii. Ibid., p. 188.

xcviii. Op. cit., p. 52.

xcix. Peut-être ce lieu antipodique peut-il incarner une altérité, mais celle d’un autre soi-même, un soi-même amélioré, peut-être plus humain, ce qui rejoindrait la conclusion de Hermann Hesse à ses Voyages en Italie : « au fond, partout, ce que nous cherchons et dont nous avons soif, c’est l’humain […] Je crois que le point de départ de cette pulsion esthétique n’est aucunement le fait d’échapper à nous-mêmes, mais bien d’échapper à nos plus mauvais instincts et habitudes ; qu’il est une confirmation de ce qu’il y a de meilleur en nous, une confirmation de notre foi secrète en l’esprit humain […] Nous voyageons […] fondamentalement comme des chercheurs de l’idéal de l’humanité ». Op. cit, t. 1 p. 200-201.



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- Auteur : Charles Brion, Université de La Rochelle
- Titre : L’esprit latin dans la littérature allemande moderne (de Goethe à Thomas Mann) : raison(s) d’être et déclinaison d’une fascination
- Date de publication : 14-05-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=110
- ISSN 2105-2816