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COLLOQUES


LIVRE ET ROMAN AUX XXe et XXIe SIÈCLES
Éloge de l’émerveillement ou lucidité désenchantée ? Le mythe du Livre-origine dans la littérature de jeunesse contemporaine

Laurent Bazin, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines


Cette fois, elle en était sûre, c’était bien LE livre.i

La littérature de jeunesse n’a pas toujours bonne presse dans l’enceinte académique, et l’on pourrait s’étonner de voir évoquer des romans pour adolescents dans un colloque placé sous les nobles auspices de la théologie et de l’herméneutique. Il s’agit pourtant d’un objet d’études doublement légitime : en termes économiques, la littérature de jeunesse est une réalité devenue incontournable qui structure en profondeur l’activité éditoriale à l’échelle mondiale  (pour mémoire, le nombre de titres publiés chaque année en France équivaut peu ou prou les titres en littérature générale) ; en termes sociologiques, elle constitue un indicateur puissant des pratiques de lecture et, à ce titre, un formidable révélateur des représentations collectives. C’est cet aspect qui retiendra ici notre attention, considérant que les productions contemporaines déploient des corpus représentatifs non seulement de tendances de société, mais aussi de l’imaginaire des jeunes générations autant que des auteurs qui y contribuent.

On ne saurait dès lors mésestimer la récurrence de certains motifs dans les histoires pour la jeunesse, surtout quand ces figures constituent des schèmes structurants de la pensée sinon de l’inconscient. Il est ainsi significatif de constater que le thème du Livre fondateur, initié dès 1979 par L’histoire sans fin de Michael Ende, occupe une place explicite dans plusieurs romans récents : ainsi et entre autres Le Livre des étoiles (L’Homme, 2001), La clé des sources (Bardill, 2001), la trilogie Cœur d’encre (Funke, 2003), la trilogie Un nouveau monde (Fontaine, 2003), Les chroniques de l’imaginarium geographica (Owen, 2006), Le livre des choses perdues (Connolly, 2007), la trilogie Aerkaos (Payet, 2007) ou encore le cycle Les cavaliers de lumière (Aubert et Cavali, 2008). L’objet de cette présentation sera donc de dresser la cartographie d’un motif aussi obsessionnel ; ce sera aussi et surtout d’étudier les modalités et les raisons possibles de cette récurrence dans le paysage de la littérature pour adolescents.

Notre hypothèse de travail, c’est que la littérature de jeunesse, loin de charrier un imaginaire simpliste à des fins de vulgarisation didactique, constitue au contraire un terrain extrêmement fertile où se rejoignent de façon complexe les grands courants de pensée qui traversent la pensée post-moderne. A ce titre le recours au mythe de l’Ur-Livre ne saurait être lu comme la seule tentative de réinjecter un peu de sacré dans un monde littéralement désenchanté (selon la belle expression de Marcel Gauchet) ; mais on pourra y voir aussi bien une interrogation sur les principes constitutifs de ce monde, quitte à remettre en question ses fondements. C’est pourquoi on déclinera successivement trois visions du livre, complémentaires et non exclusives l’une de l’autre : d’abord celle du Livre-Origine, quand le sens de l’Histoire se donne identiquement comme étiologie et comme téléologie ; celle du Livre-Loi, ensuite lorsque la recherche de signification s’organise autour d’une dialectique de la révérence et de la transgression ; enfin la figure du Livre-Miroir, lorsque le recours aux histoires permet de spéculer en abyme sur les paradoxes de la fiction.

Le livre des livres

Le point de départ, c’est l’apparition dans le corpus jeunesse du motif du Livre comme Origine première, conformément à toute une tradition gnostique ayant hypostasié dans le mythe de l’Ur-Livre les affinités électives entre genèse et création. On ne s’en étonnera pas si l’on songe que la plupart des œuvres considérées se donnent précisément comme des cosmogonies, conformément au modèle dominant de la fantasy comme génératrice de mondes déployant leur intrigue et leurs mésaventures sur fond de racines ontologiques présupposées. L’exemple de Tolkien irrigue en cela une grande part de la production contemporaine, l’idée étant chaque fois d’accréditer la crédibilité de l’univers diégétique proposé en lui attribuant une profondeur temporelle censée en cristalliser les rites et les mythes constituants. Rien d’étonnant alors que ce besoin d’ancrage passe quasi-systématiquement par l’énoncé de gestes et de légendes réunies dans un ouvrage fondateur, dépositaire de la tradition et garant de la cohérence culturelle du monde représenté. Ce texte premier n’est pas simplement un thème, c’est aussi un objet, abondamment décrit pour la richesse de sa reliure, l’originalité de ses illustrations et surtout l’attraction puissante qu’il exerce sur ceux qui le découvrent ; sa rencontre est un temps fort du récit et plus encore, sa difficile lecture toujours vécue comme une initiation. Souvent sans titre pour mieux exemplifier son caractère exceptionnel, l’ouvrage est fréquemment présenté comme « LE livre », à l’instar du Livre des prophéties chargé de placer Les cavaliers de lumière sous les doubles auspices de l’origine et de la perte :

Ici conté vous sera
Verbe unique au commencement (…)
Le temps où l’objet dit son nom,
Où le mot eut sa place,
Ainsi fut monde perdu, enfoui, effacé, suspendu,
Sous couches d’oubli et d’absence, et voile d’illusion.
Où sont les clés ?ii

Ce « Livre des Livres », pour reprendre les termes de L’Histoire sans fin, est donc au cœur de l’histoire à plusieurs niveaux de lecture : déclencheur narratif de l’intrigue, sa quête conditionne le devenir des personnages qui doivent impérativement se l’approprier comme objet autant que comme contenu ; support postulé de la diégèse, il constitue l’horizon de référence du récit à qui il tient lieu de source tout autant que de clé d’interprétation (conformément au titre emblématique du roman de Bardill, La clé des sources). Ce double phénomène de légitimation est particulièrement mis en évidence dans la trilogie Aerkaos, dont la cosmologie complexe tire sa justification d’un livre originel érigé en texte sacré :

Il s’agissait d’un texte très ancien trouvé après le Grand Noir. Un manuscrit que les prêtres de l’Ordre vuniqueiii d’alors avaient identifié comme venant de l’Unique qui règne sur tous et pour tous depuis le commencement des temps. Cette Parole donnait les règles de vie, expliquait comment devaient se comporter les Hommes Fidèles et évoquait d’autres choses encore qui n’avaient pas toutes été comprises. Des prêtres consacraient leur vie à tenter d’interpréter ces passages obscurs. La Parole avait annoncé également la venue, un jour, de l’Envoyé.iv

Explicite jusqu’au pastiche, la référence au texte biblique sert ici de caution et d’explication, tant pour ses protagonistes que pour ses spectateurs-lecteurs : l’existence du manuscrit conditionne la légitimité du monde à qui il tient lieu d’origine mais aussi de dessein ; il en est à la fois la cause et la finalité, le point de départ et la grille d’exégèse, la raison d’être et le sens de l’histoire. Le mythe du livre fonctionne alors simultanément comme une étiologie chargée d’expliciter l’ontogénèse de l’univers représenté, et comme une téléologie qui en décline l’intention : tout se passe comme s’il s’agissait de renouer avec la dimension cachée des choses, d’en retrouver la charge sacrée, la transcendance perdue et, partant, le but à atteindre – bref d’en révéler le sens (comme signification autant que comme direction).

Le poids de la transcendance

Reste à savoir si ce recours obsessionnel au Livre-fondateur est à prendre, c’est le cas de le dire, au pied de la lettre au gré d’une tentative métaphysique pour renouer avec l’être des choses ; ou si l’exploitation qui en est faite ne dissimule pas une remise en question plus fondamentale où se joueraient quelques-unes des interrogations qui caractérisent nos sociétés contemporaines. On en voudra pour preuve, d’abord, une mise en scène systématisée de la question de l’autorité, simultanément érigée en principe constitutif des signes et bafouée dans sa prétention à en instituer le sens. Dans tous les ouvrages considérés, le Livre c’est en effet aussi la Loi : l’emblème du pouvoir, sa garantie et son fondement au nom duquel s’exercera la domination des âmes et des corps. Dans Aerkaos, c’est pour orienter l’interprétation à donner à un manuscrit abusivement présenté comme originel que le tyran dicte sa loi aux esprits endoctrinés ; c’est parce qu’il impose le sens de lecture qu’il règne en maître sur son monde, comme sur tous les univers qui y sont adossés. Dans la trilogie Cœur d’encre, la possession du livre est un enjeu politique et plus seulement métaphysique ; la conquête du pouvoir passe par l’emprise des signes, et c’est pour s’en assurer le contrôle que les personnages négatifs, transparentes allégories du Mal Absolu, s’arrogent tour à tour les services d’un maître-relieur appelé à figer pour eux les termes du contrat.

Cette perversion du Livre ou, plus exactement, de l’usage abusif qui peut en être fait dans l’extrémisme religieux se retrouve de façon exemplaire dans La dernière tempête, troisième volume de la trilogie Un nouveau monde. J’en rappelle brièvement l‘argument : suite à un événement inexplicable qui a vu disparaître la quasi-totalité des adultes, une poignée d’adolescents tente de survivre aux conditions de détérioration climatique qui mettent en péril les survivants du désastre. Métaphore évidente des angoisses apocalyptiques qui traversent le discours écologique contemporain, le roman constitue à maints égards une parabole spenglerienne du déclin des civilisations et un appel du pied à la mobilisation éclairée des nouvelles générations. Aussi est-il significatif d’y retrouver une figure surchargée de poids symbolique en la personne d’un être difforme et monstrueux rencontré par l’un des héros. Présenté comme « l’homme-le-plus-gros-du-monde »v, ce personnage incapable de se mouvoir fait exécuter ses moindres désirs par les enfants qu’il tient sous sa coupe parce qu’il est le seul à posséder un ouvrage racontant les raisons de la catastrophe. La façon dont il se présente au héros « en lui promettant de lui révéler ses origines »vi est particulièrement significative de son statut herméneutique :

Et pourquoi est-ce que je devrais faire ce que vous voulez… qui que vous soyez ?
- Appelle-moi Père, je t’en prie, seulement Père.
- Ca suffit, avec tout ça ! Laissez-moi partir, maintenant… Je ne vois pas comment vous pouvez croire que je vais rester ici !
L’homme-montagne avait fait mine de réfléchir.
- Et pourquoi tu resterais ici ? Mais c’est tout simple, mon petit. Parce que j’ai le Livre ! vii

On se saurait être plus explicite : le Livre c’est la Loi et c’est aussi le Père, celui qui donne les clés de l’origine autant que les clés de lecture du monde ; celui dont on tire tout à la fois naissance et essence et à qui l’on devrait, au nom de cette légitimité fondatrice, explication et signification. Or ici l’homme-montagne n’est pas seulement celui-qui-se-fait-appeler-Père, c’est aussi un manipulateur qui invente les histoires qu’il prétend tirer de son livre aux pages entièrement blanches ; c’est donc un maître de la domination mentale, parangon surpuissant de l’autorité auto-légitimante. La critique est alors totale et, archétypale, la destinée des héros : il faudra se débarrasser du Baron (La Clé des sources), du Prince (Mort d’encre) ou encore du Grand Prêtre (Aerkaos), en somme du nom du Père, pour pouvoir accéder à l’existence en tant que sujet - considérant que le sacré n’est qu’un leurre destiné à nous déposséder de nous-mêmes, que le livre n’est jamais qu’un signifiant abusément gonflé de sens et que le sens, précisément, n’est pas ce qui nous vient de derrière et qui s’imposerait à nous mais bien ce qui, par nature et par excellence, se construit devant et à travers nous.

Le sens de l’histoire

On voit ainsi que le motif du livre divin se présente moins sur le mode de l’évidence que de la mise en cause, théologique autant que psychanalytique ; et, plus généralement, que la question de l’adhésion aux discours constituants se pose sur fond de mise à distance, avec une interrogation explicite sur les mécanismes et les manipulations de toute construction collective. Il en résulte, de façon inattendue dans une littérature qu’on aurait pu croire inféodée aux prestiges du premier degré, une réflexion remarquablement conscientisée sur les pouvoirs de la fiction. La question de la parole sacrée s’inscrit dans le cadre d’une dialectique de la lucidité conquise et de l’illusion revendiquée qui mine de l’intérieur la tradition occidentale du Livre, à savoir une conception de l’écriture où l’instance auctoriale resterait prédominante dans la légitimation des discours tenus comme dans l’interprétation des phénomènes en jeu. Or éradiquer la figure du Père dans sa double modalité du Livre et de la Loi, c’est aussi bien mettre à mal le pouvoir de cette autre figure encombrante qu’est l’Auteur, figure de proue du sens posé d’avance ; c’est dénoncer les ruses de l’énonciation et substituer au modèle ancestral de l’héritage le paradigme renouvelé de la réception.

Dans ce courant de recherche qui conduit de Jauss et Iser à Picard, Langlade, Rouxel ou encore Gervais, on minore les positions historiquement et culturellement dominantes de l’auteur et du livre pour leur préférer une valorisation de l’acte de lecture s’appuyant sur les acquis de la psychologie cognitive et de la phénoménologie des représentations. Dans cette nouvelle configuration, la Littérature se définit moins comme l’émanation d’un Sujet créateur antérieur au processus de transmission, que comme l’action d’un Sujet lecteur placé à l’autre extrémité du spectre et dont l’investissement, affectif et/ou intellectuel, va donner sens à l’ensemble du dispositif au gré de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la lecture subjective, ou encore lecture créative. Plutôt que la remontée rétrospective vers une genèse mythique sinon mystique de l’œuvre (son Sens ou son essence), on privilégie cette fois la rencontre a posteriori entre le fait et l’affect, entre le représenté et le ressenti, jusqu’à en faire le lieu même de la littérarité.

Or il est très frappant de constater que les œuvres du corpus considéré donnent une illustration très concrète d’une telle approche théorique en mettant l’acte de lecture au cœur de leur histoire et en en faisant précisément l’argument même du récit. Ainsi dans L’Histoire sans fin : le personnage principal Bastien entre littéralement dans la narration au point de s’identifier avec le héros Atréju dont il devient stricto sensu le porte-parole, puisqu’il le fait vivre par le seul fil de sa lecture ; il parvient ainsi à sauver le Pays fantastique par le seul fait de sa capacité d’invention. Ainsi encore Cœur d’encre qui met en scène les aventures de deux lecteurs, un père et sa fille, doués du pouvoir de faire accéder à l’existence les personnages d’un roman du même nom ou de se transporter dans leur monde au gré des phrases lues. Plus douée que son père, la fille sera d’ailleurs la seule en mesure de rétablir la vérité de chaque univers en rectifiant les altérations commises par un auteur incapable, lui, de revenir sur les ambivalences de sa propre création.

Autre scénario possible, le cas de l’ouvrage trouvé par Sandro dans La clé des sources et dont la préface révèle le principe profondément ambigu de lecture :

Vénéré lecteur, lisez bien attentivement ces quelques mots, ils sont d’une importance capitale pour la suite de votre existence car vous ne vivrez plus vous-même tout ce que vous aurez lu ici.
La lecture de ce livre vous fera en effet croire que vous y découvrirez le récit de votre expérience personnelle. Vous serez persuadé d’y découvrir votre propre vie et en le refermant, vous aurez effectué un voyage que vous penserez tiré tout droit de vos souvenirs les plus précis. Mais en réalité, vous n’aurez fait que lire un livre. (…) Permettez-moi de vous le rappeler, vénéré lecteur, chaque mot, chaque phrase, chaque chapitre et le livre tout entier s’imprégneront autant dans votre mémoire et votre réalité que s’ils étaient votre vécu le plus intime, et tout ce que vous aurez lu, si peu soit-il, vous rendra la découverte véritable de ce pays impossible à tout jamais.viii

La mise en abyme est ici particulièrement retorse, puisque le même phénomène qui fait dans la diégèse disparaître un à un les personnages qui consultent le livre en question rappelle simultanément aux lecteurs réels que nous sommes le miracle – mais aussi le mirage - de toute lecture vécue sur le mode de la projection voire de la procuration.

Un principe un peu différent régit l’organisation narrative de Aerkaos : Ferdinand, l’adolescent de Paris, rejoint dans son monde Oona, héroïne de papier dont il a découvert l’existence dans un roman qui s’écrit au gré de la connaissance qu’il en prend et qui lui ouvre ainsi le pouvoir de passer d’un univers à l’autre, soit du réel censé le définir, aux mondes possibles de son imaginaire. Cette problématique du voyage - entre les mondes comme entre les mots – s’adosse à une réflexion conceptuelle sur les phénomènes d’intentionnalité, de projection et de perspective qui régissent les univers fictionnels. Le roman installe en abyme le principe même qui régit toute représentation :

- Cela commence par un rêve, peut-être, et peut-être par un désir. Sûrement un désir. Lorsque quelqu’un, quelque part, imagine une histoire, un poème, un chant, lorsqu’il crée un personnage, qu’il conçoit un décor, noue une intrigue, déjà, il enclenche le processus. C’est à ce moment précis qu’un monde se crée. Un monde nouveau, avec ses règles, ses lois, ses possibilités et ses interdits. Et ce monde existe et croît selon sa logique propre.
- Vous voulez dire que dès lors que quelqu’un écrit un roman, cela crée un monde ?
- Oui.ix 

Il n’est plus question ici de métaphysique mais bien de langage : le Livre est moins le dépositaire d’un sens a priori qui lui aurait été légué en amont de la création, que la cire encore vierge sur laquelle un projet de lecture pourra déployer des imaginaires en aval de la réception. Bref la fiction se nourrit d’elle-même et de la prodigieuse capacité qu’ont les histoires à s’imbriquer les unes dans les autres :

Tous ces registres qui inventorient les mondes […] ne permettront jamais d’appréhender qu’une toute petite partie de la réalité, pour la simple et suffisante raison que les mondes s’engendrent eux-mêmes et mutuellement. x

On mesure dès lors à quel point les dispositifs narratifs choisis ne constituent pas seulement des péripéties romanesques parmi tant d’autres, mais mettent en scène une véritable révolution copernicienne qui fait basculer d’une conception ontogénétique du discours à une approche phénoménologique de la lecture comme processus performatif. Quel que soit le scénario retenu, le rapport au Livre qu’entretiennent les personnages n’est plus tant une relation de dépendance que de co-construction, voire de recréation au gré de l’appropriation subjectivante qui en est faite. De telles questions ont longtemps été marginalisées en critique littéraire, tant est restée prégnante dans l’imaginaire occidental la double sacralisation de l’auteur puis du texte. Le grand mérite des œuvres considérées est de les mettre en lumière en en faisant tout à la fois le sujet, l’argument et la méthode qui structurent leur fiction. Ce n’est donc pas pour rien si cette résurgence du mythe du Livre fondateur dans la littérature de jeunesse contemporaine coïncide, à plus large échelle, avec le changement de paradigme qui a fait passer de la galaxie Gutenberg à l’ère du numérique et d’une civilisation de l’imprimé à la prépondérance de l’image virtuelle. D’ontologie en phénoménologie, une nouvelle épistémè se met en place pour dépasser le vieux modèle d’exégèse et lui substituer une dialectique constructiviste de l’émerveillement et de la lucidité.

Une telle évolution n’est pas sans impact sur la portée de ces œuvres. Contrairement à ce que prétend trop souvent le sens commun, une littérature ayant fait le pari d’investir la fictionnalité du livre au point d’en dérouler tous les possibles n’est pas nécessairement un péril pervers qui détournerait les jeunes esprits des réalités du monde qui nous entoure, bien au contraire : les interrogations qui hantent de tels récits sont au fond très exactement celles-là même auxquelles sont confrontés - souvent sans le savoir - les jeunes publics partant chercher dans les jeux en ligne, cyberespaces et autres métaversxi des modèles de substitution aux grands récits d’autrefois. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si plusieurs héros du corpus sont des orphelins en recherche d’ascendance, à l’instar du Ferdinand d’Aerkaos : si c’est à lui qu’échoit le privilège de passer entre les univers, c’est que toute son histoire procède d’une volonté de déployer des jeux imaginaires pour reprendre le flambeau d’une paternité disparue. On songe aux bâtards romanesques décrits par Marthe Robertxii : toute adolescence est une recherche d’identité, et toute lecture aussi puisque c’est une façon de se réinventer l’histoire de son destin. Par quoi tous ces ouvrages ont une vertu pédagogique décisive puisque le principe d’évasion participe ici intrinsèquement de la fonction d’éducation. Car en faisant le pari d’installer le schème du Livre des Livres au cœur de sa narration, le roman déploie les pouvoirs de l’imagination dans le même temps qu’il en exhibe les mécanismes, exposant ainsi à la compréhension du jeune lecteur les phénomènes qui instituent un texte entre création et réception. Véritable introduction propédeutique aux vertus de la lecture spéculaire, de telles œuvres rappellent en somme aux publics saturés d’avatars et d’univers virtuels combien la fiction du Livre peut jouer un triple rôle : épistémologique, dans la perception de l’écart qui sépare l’œuvre du réel et, corrélativement, les objets de consommation des objets de culture ; psycho-cognitif, dans le processus de connaissance constitutif du développement de soi au sein du monde ; anthropologique, enfin, dans la relation à l’altérité des points de vue et dans le mécanisme subtil qui fait passer des communautés d’appartenance aux communautés d’interprétation.


Notes
i. Brigitte Aubert, Gisèle Cavali, Les cavaliers de lumière (Tome 1), Paris, Plon Jeunesse, 2008, p.162.
ii. Ibid., p. 161-162.
iii. Sic.
iv. Jean-Michel Payet, Les frères de la ville morte - Aerkaos (Tome 1), Paris, Panama, 2007, p. 54-55.
v. Gilles Fontaine, La dernière tempête – Un nouveau monde (Tome 3), Paris, Magnard Jeunesse, 2004, p. 22.
vi. Ibid., p. 83.
vii. Ibid., p. 23.
viii. Linard Bardill, La clé des sources, Paris, Editions Nord-Sud, 2003, p. 116.
ix. Jean-Michel Payet : Les faiseurs de mondes, pp. 225-226.
x. Ibid., p. 225.
xi. Univers virtuels créés par programmation informatique et susceptibles d’accueillir des usagers réels présents sous forme d’avatars.
xii. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972.


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- Auteur : Laurent Bazin, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
- Titre : Éloge de l’émerveillement ou lucidité désenchantée ? Le mythe du Livre-origine dans la littérature de jeunesse contemporaine
- Date de publication : 20-11-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=121
- ISSN 2105-2816