Le Livre, origine et horizon d’une pratique romanesque : Josef Váchal, Alfred Kubin et Bruno Schulz.
Hélène Martinelli, Aix-Marseille I et Paris IV
Josef Váchal (1884-1969), graveur et écrivain de Bohême, Alfred Kubin (1977-1959), illustrateur et écrivain autrichien, et Bruno Schulz (1892-1942), dessinateur et écrivain juif polonais, ont illustré leurs propres récits au début du XXe siècle. S’il est vrai, comme le suppose Barthes, qu’à l’élaboration d’une œuvre préside un pressentiment de sa formei, alors pour nos auteurs celui-ci se trouve vraisemblablement au croisement entre le livre d’enfance et le livre somme. Et il n’est pas seulement un mirage à l’origine de la création, il est aussi moteur de l’élaboration du récit et déterminant quant aux caractéristiques physiques du livre : la nécessité de ses illustrations, notamment. En tâchant d’articuler les plans biographiques, métatextuels et diégétiques à la réalisation matérielle du fantasme livresque, nous confronterons successivement les modèles du livre d’enfance, du livre somme et de l’œuvre d’art totale afin d’évaluer le degré de réalisation du Livre décrit chez nos auteurs, et de montrer le caractère fondamentalement hétérodoxe, sinon hérétique, de leur idéal.
Comme le signale Walter Benjamin, il existe parfois un « Livre-Origine » à l’échelle de la vie qui serait l’étalon primordial non seulement du monde, mais encore de tout livre :
Cette conception est proche de celle de Schulz et Kubin qui font tous deux l’aveu de cette anamnèse livresque. « Les livres d’images, dit Kubin, ont joué chez moi un rôle très particulier qui a encore des effets aujourd’hui ». Évoquant ensuite les almanachs, livres de contes et journaux illustrés qu’il consultait autant que possible étant enfant, il ajoute :
Or le capital fondateur mais limité d’imagination imposé par ces images est à la mesure de la mésinterprétation propre à sa lecture enfantine, comme il le constate rétrospectivement :
On trouve chez Schulz un phénomène comparable de mythification du livre d’enfance, indissociable de son appauvrissement. C’est ce qu’il rapporte au sujet d’un livre dont il ne sait plus s’il lit « le livre réel ou bien cette oeuvre potentielle qui n’est pas encore réalisée » :
De fait, les textes de Kubin, de son roman De l’autre côté [1909] à ses plus courtes nouvelles, seront marqués par un exotisme semi oriental en partie dû à l’inspiration dalmatienne puisée dans le livre originel. Ce phénomène de recréation a posteriori est partagé par Schulz, dont l’œuvre, toute de fragments romanesques, remplit explicitement les fissures du livre originel en s’associant à une « seconde Genèse ».
Il reprend encore le modèle du livre d’enfance dans son Orbis Pictus [fig. 1], « complément » à l’imagier novateur de Comenius, son compatriote, qui marqua toute une génération de lecteurs européens. De même son Almanach de la tolérance pour l’année 1923 a pour modèle celui de Kramerius, éditeur tchèque ayant développé la littérature de colportage.
L’image-guide est celle d’un « condensé » d’un genre en voie de disparition, qui puisse en transmettre la substantifique moelle à la postérité afin de le sauver de l’oubli. Elle implique aussi une aspiration à l’exhaustivité qui est scénarisée dans la diégèse : après moult épisodes bigarrés et centrifuges, certains personnages s’avèrent artisans du livre ou figures de l’auteur. Est alors évoquée une pénurie de papier qui va empêcher l’aboutissement de ce livre-fleuve : il ne reste que deux feuilles alors que l’ambitieux projet mériterait encore trois mille sept cent pages soit deux mille feuilles, c’est à dire vingt tomes et mille chapitres, comme l’indique Paseka, un des représentants de l’auteur-éditeurix. Toute prosaïque que soit sa solution, qui consiste à hâter ou occulter le sort des personnages, elle désigne le livre comme infini, s’inspirant ici du modèle du feuilleton, « camelote de romans […] infiniment étirée »x dont l’infini est plus mathématique que sublime, tout en parodiant l’œuvre totale, dont la réalisation serait par définition inachevable pour des raisons matérielles. En réalité, cet « épilogue » fait du livre et de son auteur les seuls dénominateurs communs in extremis de toutes les intrigues déployées, tout en érigeant ce spécimen en modèle de roman massif. En effet, l’auteur plaide en faveur de solides in-quarto de deux mille à trois mille pagesxi qui pourraient sauver la littérature tchèque de sa décadence, et il réalisera des œuvres de format disproportionné (son livre sur la forêt de Bohême notamment, de format 49x65 cm).
En réalité, le morcellement du livre de référence est moins un indice d’échec qu’une image de la véritable authenticité – ce qui est mis en lumière par la définition de l’époque de génie, censée coïncider avec la redécouverte du livre :
Il y a pourtant chez Schulz, entre l’image récurrente d’un livre global en miettes et son grand roman messianique détruit, une forme intermédiaire : celle du « Printemps », nouvelle dont le moteur est la découverte d’un album de timbres. Or cet album est le seul livre « complet », et est à l’origine du plus long récit de Schulz, qui est aussi le plus gorgé d’aventures débridées. Ce livre innerve et organise le récit : comme dans d’autres textes de Schulzxv, mais très explicitement dans ce petit roman, c’est d’une ekphrasis qui est en même temps une exégèse du Livre que naît la fiction. Le narrateur le décrit comme un livre universel, dont il tire par contresens tous les fils d’une intrigue délirante :
Significativement, par sa réalisation dans l’album ou son impossible totalisation, le livre confine à la collection. C’est ce que l’ambition váchalienne de condenser sa propre collection dans le Roman sanglantxvii nous laissait entendre, et ce dont témoigne l’infini philatélique qu’évoque le héros de Schulz. On retrouve encore ce motif dans « Jojo », autre nouvelle de Schulz, dont le héros confectionne « de grands livres épais » à partir de collages de coupures de journaux, qu’il « incorpor[e] dans les volumes selon un ordre à lui »xviii. Cette dialectique du lambeau et du volume conforte l’idée de Benjamin, selon qui chaque objet pour le collectionneur contient un tout ordonné en une « encyclopédie magique » xix.
L’atelier créateur d’une nature apocryphe renvoie ainsi explicitement au travail de l’écrivain et du dessinateur. On retrouve une même incrédulité et fascination face à la nature chez le héros de Schulz. Ce dernier soupçonne Dieu lui-même d’avoir exagéré en créant les États référencés par synecdoque dans l’album de timbres, tombant ainsi dans un maniérisme kitsch :
De l’infini de la nature et du livre émerge l’imaginaire parallèle de l’apocryphe, qui nous intéresse à double titre. Non seulement parce qu’il s’oppose au paradigme biblique, mais encore parce qu’il fait écho à toute une série d’apocryphes fondateurs, dans la lignée des poèmes du barde d’Ossian et de leur équivalent tchèque, les Manuscrits de Dvůr Kralové et Zelená Hora. Ceux-ci sont des impostures néanmoins fondatrices de la nation, phénomène qui se rejoue peut-être ici à l’échelle de l’individu.
Tandis que Kubin fait « des tracts, des publicités quelconques, des calendriers naïfs gravés sur bois » une sorte d’aspiration modeste de son art tout au bout des « routes officielles »xxvii, Váchal utilise la forme du chant de foire pour son Wawřinec et se livre dans son Roman Sanglant à une défense et illustration des « rebuts de la littérature » en démontrant que ce genre est « l’exemple de ce qu’un livre ne doit pas être »xxviii selon les savants, les nationalistes et le gouvernement. Comme dans son Almanach, il intègre un prospectus de bonimenteur au Roman sanglant, de même que le jeune héros du « Livre » de Schulz extrapole sur des publicités. Notes i. Voir Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Les cours et les séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Seuil / Imec, 2003.
ii. Walter Benjamin, « A propos d’un travail sur les images colorées dans les livres pour enfants », Enfance, Eloge de la poupée et autres essais, trad. P. Ivernel, éd. Payot et Rivages, 2011, p. 53-54.
iii. Alfred Kubin, « Souvenirs d’un pays à moitié oublié », Le Travail du dessinateur, trad. C. David, Allia, 2007, p. 54. / « Bei mir spielten Bilderbücher eine ganz besondere und heute noch nachwirkende Rolle. (...) Eines mit vielen Zeichnungen reichlich geschmückten ethnographischen Werks über Dalmatien und seine Bewohner – es war betiltet « Aus halbvergessenem Lande » – erinnere ich mich besonders stark. », « Über künstlerische Befruchtung », [1926], Aus meiner Werkstatt, Nymphenburger Verlagshandlung, 1973, p. 19.
iv. Ibid., p. 57. / « So erging es mir fast mit allen Bildern; jede Haltung, jede Gebärde war hier weit dürftiger und weniger ausdruckvoll, als sie in mir so lange gelebt hatte [...] », Ibid. p. 21.
v. Bruno Schulz, « Lettre à Romana Halpern. 5. XII. 1936 », trad. D. Sila-Khan, Œuvres complètes, Paris, Denoël, 2004, p. 710.
vi. Josef Váchal, Roman sanglant, trad. M. Prongué, éd. L’Engouletemps-Cascade, 2007, p. 15-16. / Krvavý Román, Paseka, Praha, 1990 [1924].
vii. « Myšlenkové sféry stádného davu lidského, […] zamořený jsou do dnes vlivy, tryskajícími z podobné četby v duše jejich zploditelů ; jich duše je duchem z krváků. », Ibid., p. 51.
viii. « Mordýřská katovna aneb Peleš lotrovská v hrabĕcí či-li Mátoha a popravenec, t. j. Tajní duchové na pirátské lodi, nebo-li Krvavá nohavice či-li s poctivostí nejdál dojdeš, aneb Klášterní panna a nevĕstinec ve Španĕlích či Žalářní lucerna a tajemní vrahové v pustém mlýnĕ u černého lesa. », Ibid., p. 64.
ix. Ibid., p. 254-255.
x. « podobný brak […] nekonečnĕ roztáhnutý », Ibid., p. 14.
xi. Ibid., p. 52.
xii. « La Visitation » et « La Morte saison », nouvelles du recueil Les Boutiques de cannelle [1934]. Les deux suivantes font partie du Sanatorium au croque-mort [1937].
xiii. Bruno Schulz, « Le Livre », trad. T. Douchy, Œuvres complètes, p. 128. / « – W gruncie rzeczy istnieją tylko książki. Księga jest mitem, w który wierzymy w młodości, ale z biegiem lat przestaje się ją traktować poważnie.», « Księga », Sanatorium pod Klepsydrą [1937], en ligne (non paginé), URL : http://www.brunoschulz.org/sanatorium.html.
xiv. Ibid., p. 137-8. / « Są za wielkie, ażeby się zmieścić w zdarzeniu, i za wspaniałe. Próbują one tylko się zdarzyć, próbują gruntu rzeczywistości, czy je uniesie. I wnet się cofają, bojąc się utracić swą integralność w ułomności realizacji. […] / A jednak w pewnym siensie mieści się ona cała i integralna w każdej ze swych ułomnych i fragmentarycznych inkarnacyj. (...) Tak tedy […] Będziemy zbierali po kawałku to, co jest jedno i niepodzielne, naszą wielką epokę, genialną epokę naszego życia. », Ibid.
xv. Voir « La rue des crocodiles » et « Le livre ».
xvi. Bruno Schulz, « Le printemps », trad. T. Douchy, Op. Cit, p. 179. / « Bianka, cudowna Bianka jest dla mnie zagadką. Studiuję ją z uporem, z zaciekłością – i rozpaczą – na podstawie markownika. Jak to? Czy markownik traktuje także o psychologii? Naiwne pytanie! Markownik jest księgą uniwersalną, jest kompendium wszelkiej wiedzy o ludzkim. Naturalnie w aluzjach, potrąceniach, w niedomówieniach. », « Wiosna ».
xvii. Voir l’inventaire de sa collection (p. 44) et la définition du roman comme « une sorte de condensé de la centaine de romans sanglants que j’ai lus jusqu’à ce jour », Roman sanglant, p. 63 / « jakási tresť, z onoho sta krvasů, jež jsem bĕhem doby již prečetl », Krvavý Román, p. 63.
xviii. Bruno Schulz, « Jojo », trad. T. Douchy, Op. Cit, p. 298. / « wcielania ich na zasadzie pewnego systemu w swoje księgi. », « Edzio », Op. Cit.
xix. Walter Benjamin, « Eloge de la poupée. » [1930], Enfances, Op. Cit., p. 153.
xx. Alfred Kubin, « Le Monde des punaises », trad. C. David, Histoires burlesques et grotesques, p. 149-150 / « Ein Argwohn lebte in mir : Gab es denn überhaupt so viel von diesen verdammten Kreaturen auf Erden? War das möglich? Ein keimender Verdacht spiegelte mir eine eigenartige Vision vor : ich schaute ein rieseges Atelier, darin einen ganzen Stab von Zeichnern und Malern, die sich ausschließlich mit dem Erfinden und Entwerfen von Wanzenmöglichkeiten beschäftigten, so daß wir Abonnenten schon längst wider Willen das naturwissenschaftliche Gebiet mit dem kunstgewerblichen vertauscht hatten. », « Die Wanzen der Erde » [1930], Aus meinem Leben, Gesammelte Prosa, DTV, 1977, p. 172.
xxi. Bruno Schulz, « Le printemps », Op. Cit, p.161. / « Otworzyłem ją, i zajaśniało przede mną kolorami światów (…) Ty szedłeś przez nią, karta za karta, ciągnąc za sobą ten tren utkany ze wszystkich stref i klimatów. Kanada, Honduras, Nicaragua, Abrakadabra, Hiporabundia... Zrozumiałem cię, o Boże. To były wszystko wybiegi Twojego bogactwa, to były pierwsze lepsze słowa, które Ci się nawinęły. Sięgnałeś ręką do kieszeni i pokazałeś mi, jak garść guzików, rojące się w Tobie możliwości. Tobie nie chodziło o ścisłość, mówiłeś, co Ci ślina na język przyniosła. Mogłeś tak samo powiedzieć: Panfribas i Haleliwa, (…) Ty chciałeś mnie olśnić, o Boże, pochwalić się, skokietować mnie, bo i Ty masz chwilę próżności, kiedy się sam sobą zachwycasz. O jakże kocham te chwile! », « Wiosna », Op. Cit.
xxii. « Le livre », Ibid., p. 127 /« Dlaczego dajesz mi ten skażony apokryf, tysiączną kopię, nieudolny falsyfikat? Gdzie podziałeś Księgę? », « Księga », Ibid.
xxiii. Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, op. cit., p. 249.
xxiv. Josef Váchal, Très belle lecture sur Wawřinec le clairvoyant , dans X. Galmiche (dir.), Facéties et Illumination, L’œuvre de Josef Váchal, graveur et écrivain de Bohême, PUPS/Paseka, Paris/ Prague, 1999, p. 59 / Gosef Wáchal, Přepĕkné čtenj o Gasnowidném Wawřincowi, Lege Artis, 1991, [1910], p. 29.
xxv. Respectivement dans « Le Livre » et « Le Printemps », nouvelles du Sanatorium au croque-mort.
xxvi. Bruno Schulz, « Le Printemps », op. cit., p. 197. / « Gdzież ma schronić się wyklęta, gdzie znaleźć azylum, jeśli nie tam, gdzie jej nikt nie szuka – w tych jarmarcznych kalendarzach i komeniuszach, w tych żebraczych i dziadowskich kantyczkach, które w prostej linii wywodzą się z markownika? », « Wiosna », Op. Cit.
xxvii. Alfred Kubin, « Bilan », dans Le Travail du dessinateur, Op. Cit., p. 120. / « am Rande der offiziellen Straße [...] Flugblätter, Reklamen für irgendetwas, naive Kalenderholzschnitte », « Feststellungen 1949 », Aus meiner Werkstatt, Op. Cit, p. 79.
xxviii. Josef Váchal, Roman sanglant, Op. Cit., p. 17. / « přiklad, jakou kniha býti nemá », Krvavý roman, p. 17.
xxix.Tadeusz Rachwal, « “This was the book […] the unofficial supplement.” Milton’s Truth and Bruno Schulz’s “Mythologic” », Studia anglica posnaniensia, 1992, vol. 24, p. 117-129.
xxx. Bruno Schulz, « Le Livre », Op. Cit., p. 137. / « rozwija się, (…) ma granice ze wszech stron otwarte dla wszystkich fluktuacyj i przepływów », « Księga », Op. Cit.
xxxi. Josef Váchal, Roman sanglant, p. 298. / « Ta krev volnĕ vytékala z hotových již archů Krvavého románu a mohlo jí býti dosud aspoň čtyři vĕdra. », Krvavý Román, Op. Cit., p. 298.
xxxii. Stéphane Mallarmé, Quant au livre, éd. Farrago, Tours, 2003 [1895], p. 33-34.
___________________________________________________ - Auteur : Hélène Martinelli, Aix-Marseille I et Paris IV
- Titre : Le Livre, origine et horizon d’une pratique romanesque : Josef Váchal, Alfred Kubin et Bruno Schulz. - Date de publication : 20-11-2012 - Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense - Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=125 - ISSN 2105-2816 |