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COLLOQUES


LIVRE ET ROMAN AUX XXe et XXIe SIÈCLES
À la recherche du Livre perdu : possibilités du roman à la fin du XXe siècle

Charline Pluvinet, Université de Rennes II


Les personnages d’écrivains – poètes ou romanciers, auteurs à succès ou écrivains en mal d’inspiration – et les personnages de lecteurs peuplent le roman de la fin du XXe siècle, à une époque où les ambitions et les illusions du genre continuent d’être interrogées. Le roman met en scène les acteurs de la littérature afin de guetter les processus de la création littéraire, les fantasmes à l’œuvre dans l’écriture, mais aussi ses échecs. Nombre de romans représentent en effet les difficultés de l’écriture, une lutte acharnée et insatisfaisante voire une impossibilité à écrire. Rares sont les personnages d’auteurs comblés par leurs créations, les romans de la fin du XXe siècle présentent plutôt un reflet de la littérature imprégné de négativité.
Le destin des œuvres littéraires dans les récits le montre : manuscrits et livres, dont nous suivons la composition et la circulation, ont une existence précaire, jamais à l’abri d’une usurpation par autrui ou d’un geste destructeur. Ce risque encouru s’expose particulièrement dans trois romans construits chacun autour d’un livre qui a disparu, Beatus Ille (1986) du romancier espagnol Antonio Muñoz Molinai, The Messiah of Stockholm (1987) de la romancière américaine Cynthia Ozickii et Die Letzte Welt (1989) du romancier autrichien Christoph Ransmayriii. Cette absence devient obsession dans ces romans, révélant alors la persistance d’une sacralisation de la littérature héritée du XIXe siècle où l’écrivain a pu se rêver en Auteur au sens plein : celui qui délivre aux hommes sa Création par un Livre, qui est à la fois manifestation et légitimation de sa puissance littéraire. C’est ainsi par une absence, une disparition totale du livre espéré par l’écrivain comme par le lecteur, que ces romans de la fin du XXe siècle explorent la relation qui unit le genre aux fonctions mythiques de l’œuvre : ils permettent de mettre en récit l’attraction qu’exerce encore sur le roman, malgré la crise du genre, l’idée d’un « Livre-Origine » comme le nomme Roland Barthesiv. Le rêve d’un livre monde embrassant la réalité et ouvrant à la découverte du vrai, qui a hanté les romanciers du XIXe siècle, flotte encore, mais comme un livre impossible, qui échappe toujours à ceux qui le cherchent.
En effet ces œuvres mettent en récit le fantasme du Livre pour souligner son nécessaire renoncement : la recherche du Livre impossible permet alors de conduire au roman enfin possible, présent dans l’œuvre même que nous lisons. Nous suivrons ce renversement, de la fiction à la réalité, du personnage d’écrivain mis en scène dans le récit à l’auteur réel, du Livre au roman donc, dans Beatus Ille, qui invente un poète espagnol imaginaire Jacinto Solana, The Messiah of Stockholm et Die Letzte Welt qui réinventent la vie d’auteurs réels, Bruno Schulz dans le premier cas et Ovide dans le second.

Quête du sens et quête du Livre

L’imaginaire du Livre se déploie dans les trois romans par l’intermédiaire d’un personnage qui n’est pas écrivain lui-même mais lecteur passionné d’un auteur et d’une œuvre. Le déplacement de cet imaginaire de l’auteur au lecteur est significatif : il insère entre le Livre et le roman une seconde figure de relai (fictionnelle) qui permet d’interroger la fascination qu’exerce l’œuvre depuis la création jusqu’à sa réception. Ces personnages de lecteurs sont engagés simultanément dans une enquête littéraire et une quête personnelle d’où leur vision du monde ressort transformée : confrontés dans chaque roman à un impossible, sur lequel les personnages d’écrivains ont achoppé avant lui, ces personnages fascinés par l’Œuvre sont le pivot sur lequel doit se reconstruire le roman possible.
Ces lecteurs, protagonistes principaux des romans, partagent des ressemblances : ce sont des hommes solitaires, orphelins ou sans famille, qui peinent à trouver un sens à leur existence. De là naît une admiration pour un écrivain d’une génération antérieure : celui-ci pourrait être leur père et certains avouent ce rêve tel Lars Andemening dans The Messiah of Stockholm. Le personnage, un journaliste littéraire travaillant dans un journal suédois, est né en Pologne pendant la seconde guerre mondiale avant de se réfugier dans une famille d’accueil à Stockholm : les circonstances troubles de ces épisodes l’ont conduit à la certitude intérieure (alors qu’il ne sait pas qui est sa mère) d’être le fils de l’écrivain polonais Bruno Schulz, tué en 1942 par un soldat nazi. Pour Lars, la preuve de cette paternité est son impression d’une ressemblance, d’une intimité avec les contes de l’écrivain. Toute la vie du personnage s’est organisée ainsi autour de cette « manie » : il s’est mis à apprendre le polonais et a chargé une libraire de chercher tous les livres concernant Bruno Schulz. Dans Die Letzte Welt, Cotta est un jeune romain qui a choisi de partir pour Tomes, au bord de la mer Noire, des années après le début de l’exil du grand poète Ovide. Cotta a quitté l’empire romain et sa civilisation pour une terre hostile, vivant repliée sur elle-même, afin de constater par lui-même si la rumeur qui annonçait la mort d’Ovide était vraie. Par ce voyage, le jeune homme est devenu un « Évadé d’État », un hors-la-loi qui cherche à échapper à l’oppression politique du régime en partant aux confins de l’Empire : c’est ainsi toute son existence qu’il a mis en jeu dans cette enquête qui l’arrache à un avenir incolore et sans espoir. Enfin, Beatus Ille suit le séjour de Minaya chez son oncle en 1969 : le jeune homme fait croire qu’il a entamé une thèse sur le poète Jacinto Solana, vieil ami de son oncle, fusillé par les gardes civils en 1947. Minaya a trouvé ce prétexte pour fuir Madrid après avoir passé cinq jours dans les prisons du régime franquiste, suite à des révoltes étudiantes : ce personnage perdu, choqué et apeuré par son emprisonnement, retrouve alors le dernier membre de sa famille avant d’être happé par le mystère qui entoure son oncle, sa femme assassinée et surtout le poète Solana.
Tous ces personnages sont en attente d’un événement ou d’une révélation sur le sens à donner à leur vie. Or, en s’intéressant à l’écrivain et à ses œuvres, les personnages découvrent l’existence d’un livre disparu, dont tout laisse à penser qu’il était une œuvre-maîtresse, le couronnement des efforts de l’auteur et l’incarnation de leur grandeur, un livre dont ils pourraient être l’ambassadeur et le ministre du culte. En secret, Cotta nourrit en effet un rêve de gloire en espérant mettre la main à Tomes sur la dernière œuvre inédite de Nasonv que le bannissement du poète a rendu inaccessible : Les Métamorphoses. De cette œuvre, Cotta ne sait pourtant presque rien, ni la forme, ni le sujet de cette œuvre mystérieuse. Dans le roman d’Antonio Muñoz Molina, Minaya croit avoir découvert en explorant la maison de son oncle des textes inédits de Solana et une trace peut-être de ce roman, Beatus Ille, chef d’œuvre disparu de l’écrivain. En effet, ce dernier venait d’achever ce livre lorsqu’il a été surpris par les soldats franquistes venus l’arrêter : ils auraient alors détruit le seul manuscrit existant du livre mais un journal de l’auteur semble leur avoir échappé. Dans The Messiah of Stockholm, la libraire de Lars Andemening lui annonce qu’une jeune femme détient le texte du dernier livre de Bruno Schulz, Le Messie, sur lequel il travaillait lorsqu’il est mort, « un chef-d’œuvre que le monde entier croyait anéanti, effacé, disparu » : Lars pourrait devenir son traducteur pour porter ce manuscrit à la connaissance du mondevi.
Le Livre dont il est question dans ces romans n’est pas à proprement parler un texte sacré mais il prend cette dimension aux yeux de ces personnages ainsi qu’aux yeux de leur créateur : on retrouve ici la forme du « Livre-Origine », décrite par Roland Barthes, lorsque « l’écrivain […] en vient à concevoir, projeter une œuvre comme essentielle, prophétique, essence de livre », mais aussi celle du « Livre-Guide » pour les personnages lancés à sa recherchevii. Solana avait ainsi confié à l’oncle de Minaya son désir de parvenir à écrire un grand livre, « une Œuvre, avec un O majuscule » pour se prouver qu’il était un véritable écrivain. Le projet d’écrire ce roman Beatus Ille doit venir remplir ce manque, il serait « la justification de sa vie »viii. Nason de son côté désire la gloire, ce qui provoquera sa chute devant le pouvoir absolu d’Auguste. Il veut créer une œuvre « qui résistera au feu et au fer et même à la colère de Dieu et au temps qui anéantit tout », comme il le grave sur des colonnes de pierre à Tomes, découvertes par Cotta : « Par cette œuvre […] je durerai et m’emporterai loin par-delà les étoiles du ciel et mon nom sera impérissable », écrit-il encoreix. Le projet du Messie de Schulz suggère aussi un rêve de dépassement : il s’agit d’une « œuvre visionnaire – le titre lui-même montrait à quel point »x. Ces œuvres espérées par leurs auteurs et fantasmées par leurs lecteurs possibles évoquent toutes le texte religieux : l’image du « messie », la citation des Épodes d’Horace dans le titre de Solana, Beatus ille, qui évoque aussi le texte des béatitudes de la Bible (Matthieu 5) et la création des Métamorphoses, livre qui doit être le fruit d’un poète démiurge en concurrence avec le pouvoir divin.

Le Livre brûlé : la sacralisation par le feu

La quête de sens qui animait les protagonistes se transfigure au contact de ce Livre particulier et surtout de son absence terrible et irréparable. En effet, la sacralisation du Livre s’achève non par la découverte de l’œuvre mais justement par le manque qu’elle laisse : l’œuvre, rêvée chef d’œuvre ultime par les écrivains, se transforme en mythe par le geste de destruction qu’elle a subi, elle en tire une puissance nouvelle parce que sa disparition prouve aux yeux des personnages qu’elle portait une vérité essentielle, capable de bouleverser le monde tout comme eux-mêmes ont vu leur vie entière bouleversée par ce livre absent.
L’œuvre semble déranger le pouvoir en place : le destin de ces trois livres est lié en effet à la violence d’un régime antidémocratique qui n’hésite pas à détruire œuvres et auteurs non soumis. Les circonstances dans lesquelles Le Messie de Bruno Schulz a été perdu sont inconnues mais sa disparition est imputée au nazisme qui a tué l’écrivain et se mêle dès lors aux millions de morts sous ce régime, comme Lars le souligne : « Le Messie est parti pour les camps avec celui qui le gardait. […] Le Messie a été brûlé dans ces endroits-là. Derrière ces clôtures, dans ces fours »xi. Solana et son œuvre sont les victimes du franquisme : le poète, engagé en 1936 dans la guerre civile, avait publié des poèmes dans le journal de l’« Alliance des Intellectuels antifascistes » avant de s’engager comme soldat dans l’armée populaire, d’être arrêté à la fin de la guerre et emprisonné jusqu’en 1947. Lorsqu’il retourne à sa ville d’enfance, Magina, d’anciens compagnons de lutte cherchent refuge auprès de lui, poursuivis par les gardes civils : c’est en protégeant leur départ qu’il meurt sous les tirs, ajoutant ainsi son nom aux morts héroïques de la guerre civile. Son chef d’œuvre achevé, Beatus Ille, est ensuite détruit par les franquistes qui brûlent également tous les papiers restants de Solana.
Nason est une autre victime d’un pouvoir autoritaire, celui d’Auguste qui ordonne son exil à vie aux limites de l’Empire. Les raisons historiques du bannissement d’Ovide sont restées obscures ; par contre, dans le roman de C. Ransmayr, l’exil est la conséquence de l’effronterie d’un écrivain qui envisageait une gloire plus grande que celle l’empereur. Ainsi, invité à prononcer un discours lors d’une inauguration officielle, Nason oublie les hommages de rigueur et le protocole. Cet épisode provoque sa chute mais le roman souligne que la raison principale de sa condamnation se trouve dans l’œuvre que Nason écrivait parce que « le seul titre de ce livre, dans la ville où résidait l’empereur Auguste, avait été un geste d’outrecuidance, un appel à la révolte, dans Rome où le moindre bâtiment était un monument à la gloire de l’Empire et rappelait la permanence, la durée, l’impérissabilité du pouvoir. Nason l’avait intitulé Métamorphoses, et la mer Noire était le prix de ce titre »xii. Le livre contient en puissance une sape du régime d’Auguste (réinventé dans la fiction par surimposition à la réalité antique de l’image des totalitarismes du XXe siècle) parce que Les Métamorphoses imaginent un monde qui échappe au contrôle du pouvoir : dès lors il devient une œuvre intolérable. Après le départ du poète, son symbole sera alors récupéré par les opposants clandestins à l’Empire, transformant Nason malgré lui (son action n’était pas politique) en héros de la résistance, victime   de la répression d’un État autoritaire où la création littéraire est surveillée voire empêchée.
La disparition totale des Métamorphoses n’est cependant pas le fait du régime, mais c’est le choix de Nason qui, avant de partir pour Tomes, met le feu à tous ses livres et ses papiers, détruisant en particulier l’unique manuscrit des Métamorphosesxiii. Ce geste du poète reste inexpliqué mais il crée une continuité frappante entre les trois romans par la répétition du motif du livre brûlé. Lorsque la disparition du Livre implique les agents du régime, ces scènes évoquent immédiatement les autodafés perpétrés sous le nazisme et sous le franquisme : ces régimes autoritaires, en brûlant les livres jugés inconvenants ou provocants, manifestent une haine du livre et un rejet violent de la culture et de la liberté. Dès lors, les écrivains mutilés de leur chef-d’œuvre deviennent martyrs de la Littérature : loin de briser leur pouvoir subversif, leur œuvre brûlée renforce leur sacralisation, elle témoigne du destin supérieur de l’auteur, vrai créateur libre, fondateur d’une nouvelle vision du monde par son Livre. Or Nason, en détruisant sa bibliothèque personnelle, rend visible à tous son exil et transfère ainsi la responsabilité de la perte des Métamorphoses sur Auguste. La rumeur de la mort du poète, au bout de neuf ans, porte à son comble la portée symbolique de son destin parce que « le poète devenait par le scandale de sa mort quelqu’un d’absolument incontrôlable et donc, pour la première fois dans l’histoire de sa grandeur et décadence, un individu dangereux […] inattaquable, invulnérable »xiv. Le régime décide alors de rapatrier le corps afin de réhabiliter l’auteur, tandis que Cotta s’engage dans un voyage clandestin afin de retrouver le premier les Métamorphoses.

Le livre brûlé : la désillusion

La disparition intolérable du Livre déclenche dans les trois romans la quête des personnages et leur désir pressant de combler cette absence, parce que la haine du livre manifestée par la répression politique souligne cruellement la nécessité de son existence. Cependant ils doivent faire l’apprentissage d’une désillusion : tous les livres ont disparu dans le feu, la recherche de leur trace ne fait que redoubler leur absence et atteste même de son impossibilité. Le livre-testament de l’auteur ne sera pas transmis à celui qui désirait en être le légataire privilégié.
Ainsi l’enquête conduit à prendre conscience que le Livre perdu n’existe pas hors des désirs de ce lecteur potentiel et des rêves d’un auteur. Non seulement Nason est introuvable à Tomes, mais il semble aussi que le poète n’a laissé aucun manuscrit : il a raconté des histoires à quelques habitants mais n’a rien écrit, si ce n’est quelques mots sur des fanions dans la montagne et sur quelques colonnes. Si Nason affirme avoir achevé son œuvre, comme Cotta le découvre, son existence et le lieu où elle est conservée reste une énigme : les Métamorphoses ne seront jamais un livre. Dans les deux autres romans, le regard porté sur l’œuvre perdue est bouleversé par la découverte d’une mystification. Minaya apprend qu’il est tombé dans un piège, à l’aide de documents apocryphes, conçu par Solana lui-même : le poète en effet n’est pas mort en 1947, il a réussi à échapper aux policiers et, profitant d’une erreur d’identification du corps, il a vécu caché à Magina pendant vingt ans. L’arrivée de Minaya chez son oncle est l’occasion de construire une mystification appuyée sur sa légende de poète fusillé. Ainsi le journal de Solana retrouvé par Minaya, dans lequel l’écrivain avait consigné les étapes de la rédaction de son œuvre et avait annoncé son achèvement, était un faux, masquant une réalité honteuse que personne n’avait soupçonné : Beatus Ille, le grand livre de Solana, n’a jamais existé, il n’est resté qu’un titre. Paralysé par l’impossibilité d’écrire, Solana avoue ce secret bien gardé à Minaya : « Je remplissais mon stylo et j’écrivais mon nom ou le titre de mon livre, et plus aucun mot n’en sortait. […] je restais immobile des heures et des heures »xv. Les papiers brûlés retrouvés après sa fausse mort ont en réalité été détruits par Solana lui-même pour briser son espoir d’être un véritable écrivain, consumé dans la cendre des pages blanches de son livre imaginaire.
Lars quant à lui est pris de soupçon malgré l’authentification du manuscrit du Messie par le mari de la libraire : même si Lars est bouleversé et convaincu, semble-t-il, par la lecture de cette « œuvre de cosmogonie et d’entéléchie » parlant de « la création et [de] la rédemption »xvi, il voit dans l’attitude de la libraire, de son mari et de la jeune fille porteuse du manuscrit, tous complices, une mise en scène dont il est la victime. Dans une scène confuse, Lars se retrouve à commettre un geste brutal : il met le feu aux feuilles volantes du manuscrit, sans savoir réellement s’il brûle une contrefaçon du chef-d’œuvre de Schulz, réalisée par un faussaire de talent, ou bien les véritables épreuves du Livre, miraculeusement préservées à travers les années. Cette incertitude reste en suspens à la fin du roman parce que seul compte le choc produit en retour par cette mystification sur l’idolâtrie de Lars envers Schulz et sur sa sacralisation de la littérature. En effet, le personnage renonce alors totalement à ses anciennes passions et à ses rêves de pureté pour la médiocrité et la célébrité :

Il était réformé, guéri, il s’était remis de sa vieille maladie. […] on ne l’entendait plus prononcer les noms de Kiś, Canetti, Musil ou Broch ; il n’avait plus Kafka sur la langue. Il en avait fini avec tous ces grotesques. Il était semblable à un homme sorti inopinément du coma, après avoir été déclaré endormi pour la vie, et qui reprend sa vie normale.xvii

Tous les livres, réels, inachevés, inexistants ou factices, ont été brûlés par leur lecteur sinon par le pouvoir ou par leur propre auteur. Le Livre doit rester absent parce qu’il représente un impossible. Cependant l’histoire de ces romans nous montre que, pour parvenir à se défaire de la sacralisation de l’œuvre, il faut encore avoir cru en son existence et avoir espéré le retrouver : c’est à ce prix qu’auteur et lecteur peuvent être décillés d’une conception mythique de la littérature. Minaya et Lars ont intimement fait l’épreuve des erreurs engendrées par l’idéalisation du livre et de son auteur, cibles faciles pour un mystificateur. Pour ces deux personnages, la fascination qu’exerce le Livre prend alors fin avec la découverte du piège.
Cotta par contre découvre avec joie, après une très longue attente, le secret de l’œuvre d’Ovide. Le poète, en effet, est parvenu à dépasser l’impossibilité du Livre par un pouvoir démiurgique surnaturel en faisant de Tomes le lieu même des Métamorphoses et de ses habitants ses propres personnages. Cotta comprend en effet dans les dernières lignes du roman que le livre s’est fait monde, « libéré […] de la domination des hommes et de leurs ordres », parce que, irrémédiablement « les livres moisissaient, brûlaient, se réduisaient en cendre et en poussière »xviii. Nason a disparu non parce qu’il est mort mais parce qu’il s’est transformé en dieu immanent du lieu de son exil. Ici la sacralisation de l’auteur est finalement portée à son comble dès lors que la réalisation du Livre se déploie à l’écart du monde réel, dans un univers imaginaire soumis à l’imagination du poète : le « dernier des mondes ».

Le roman phénix ?

Le fantasme du Livre est au cœur de l’histoire de ces trois romans à travers l’obsession d’un chef-d’œuvre perdu auquel les personnages apprennent à renoncer : le livre comme œuvre sacrée apparaît comme impossible, sinon à se laisser duper par des apocryphes ou à détenir une puissance surnaturelle. Tout l’enjeu de ses romans réside ainsi dans le passage de ce livre absent à l’œuvre présente : le roman réel que nous lisons, un roman enfin possible. Le désenchantement est fortement présent dans ces œuvres par l’évocation de l’oppression politique et par les maigres défenses que la littérature peut lui opposer : le souvenir des écrivains morts et de leurs œuvres perdues est presque effacé (sauf lorsqu’une nouvelle ravive les mémoires), les protagonistes des récits sont seuls dans leur quête. Le fantasme du Livre est-il cependant tout à fait éteint ? Ces romans parviennent-ils à faire le deuil du Livre et à quel prix ?
L’analyse d’A. Muñoz Molina, dix ans après son roman, montre que la réponse ne peut être univoque : « Beatus Ille était, en accord avec les intentions d’un jeune romancier de vingt-sept ans, une fervente déclaration d’amour à la littérature, à ses artifices, à ses sophistications, à ses plus légendaires et canoniques succès, un trompe l’œil »xix. Cependant, il semble que ces romans mettent en scène leur propre fascination pour un modèle inaccessible pour l’éloigner, sinon l’éteindre totalement. Le roman naît proprement des cendres du Livre, mais il ne s’agit pas de se substituer au Livre perdu, ces œuvres n’ont pas cette prétention : le roman n’est pas un nouveau Livre-phénix, il se définit plutôt comme une œuvre possible qui ne recouvre pas, mais tient compte, de l’absence de l’œuvre première.
Die Letzte Welt entreprend une réécriture des Métamorphoses sur le modèle de Nason qui « prétendait qu’il savait lire dans les flammes, dans la braise et même encore dans la cendre […] les histoires de tout un livre qu’il avait vu se consumer devant lui »xx : le roman transforme ainsi les personnages du poème ovidien (comme Arachné, Écho, etc.) en habitants de Tomes, surpris un jour par des transformations merveilleuses de leur être (en pierre, en oiseau, etc.). Cependant le ton prophétique des derniers vers du poème ovidien disparaît dans l’écriture romanesque au profit de l’incertitude : les versions possibles du poème perdu prolifèrent dans le roman, ses supports (fanion, colonnes, récits oraux) comme ses sujets (Cotta se demande s’il s’agit d’un livre des pierres, d’un livre des oiseaux…) sont multiples. Ainsi dans ce roman comme dans les deux autres, la vérité de l’histoire reste toujours indécise : aucun point de vue surplombant ne permet de dépasser la subjectivité de la conscience. En effet, Die Letzte Welt et The Messiah of Stockholm sont des narrations à la troisième personne dans lesquelles la focalisation interne sur le protagoniste principal nous limite aux savoir du personnage tandis que Beatus Ille ne révèle qu’à la fin l’identité du narrateur anonyme, Solana lui-même, racontant non ce qui s’est réellement passé mais l’histoire de Minaya telle qu’il l’a imaginée.
De ce fait, si les romans de C. Ozick et d’A. Muñoz Molina reprennent le titre des chefs-d’œuvre disparus, la nouvelle version qu’ils élaborent est équivoque. Le récit de Solana est baptisé Beatus Ille par l’auteur comme si l’écrivain fictif avait enfin réussi à composer son œuvre dans le réel en racontant la mise en scène de sa propre légende. Mais ce roman qui s’écrit dans la conscience de l’imposteur signe sa mort, puisque tout le récit est contenu dans le temps court de l’agonie du personnage, qui a avalé des médicaments pour se suicider. Le roman possible, réel, s’établit ainsi sur le renoncement du poète raté au profit d’un romancier qui publiait là son premier livre. Quant au roman The Messiah of Stockholm, il reprend le titre de Schulz pour lui adjoindre une localisation géographique et fictionnelle : le « messie » que le roman nous présente n’est pas le livre disparu mais le personnage de Lars lui-même, s’imaginant prêtre de la Littérature jusqu’au ridicule et à l’idolâtrie avant de faire volte-face pour renier radicalement son ancienne religion, au profit du succès et de la facilité à la fin du récit. Lars, qui emprunte à la romancière réelle son attirance pour l’œuvre de l’auteur polonais, est le pantin d’un art faussaire : il fait l’épreuve du désir d’un livre-messie à la place de l’auteur qui évite alors pour elle-même un rejet radical de la littérature. Ce roman complexe, nourri d’intertextualité, porteur d’une réflexion profonde sur la création littéraire et les dangers de l’idolâtrie, garde une certaine ambiguïté. Mais là est sans doute le désir de l’auteur qui refuse le fin mot de l’histoire (le manuscrit du Messie était-il authentique ?) pour maintenir une atmosphère trouble, où refluent incessamment les odeurs de brûlé et les blessures de l’Histoire.
En brûlant le Livre dans la fiction, les romans refusent de troquer un mythe contre un autre, celui l’anti-livre, « la Rébellion contre le livre »xxi. Au contraire, ces œuvres restent en quête de littérature. Le roman possible se définit autour de l’échec d’un idéal littéraire qui était coupé du réel, comme le montre la présence forte et remarquable de l’histoire violente du XXe siècle dans ces trois œuvres : des auteurs et leurs œuvres ont souffert de l’oppression de régimes autoritaires, ennemis de la littérature, et le roman se donne pour devoir d’en garder trace. Conciliant la mémoire des œuvres et la mémoire des hommes, il s’écrit dans le trouble d’une interrogation sur ce qu’il pourrait être, ce qu’il aurait rêvé être, tout en refusant, comme impératif éthique, sa propre négation.


Notes
i. Antonio Muñoz Molina, Beatus ille, Barcelone, Seix Barral, 1986 ; Beatus ille, trad. J.-M. Saint-Lu, Arles, Actes Sud, 1989.
ii. Cynthia Ozick, The Messiah of Stockholm, New York, Vintage Books, 1987 ; Le Messie de Stockholm, trad. J.-P. Carasso, Paris, Editions de l’Olivier / Le Seuil (Points), 1988.
iii. Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1988 ; Le Dernier des mondes, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Flammarion / P.O.L, 1989.
iv. Roland Barthes, La préparation du roman I et II, Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Seuil IMEC, 2003, p. 243.
v . Nason est le surnom d’Ovide, utilisé dans le roman pour le désigner.
vi. « a masterpiece the whole world believed to be wiped out, erased, vanished », Cynthia Ozick, The Messiah of Stockholm, op. cit., p. 55 ; p. 94.
vii. Roland Barthes, La préparation du roman I et II, op. cit., p. 244.
viii. « Obra, con mayúscula », « justificación de su vida », Antonio Muñoz Molina, Beatus ille, op. cit., p. 33 ; p. 37.
ix. Le roman de C. Ransmayr cite ici l’épilogue réel des Métamorphoses d’Ovide. « das dem Feuer standhalten wird und dem Eisen selbst dem Zorn Gottes und der allesvernichtenden Zeit », « durch dieses Werk werde Ich fortdauern und mich hoch über die Sterne emporschwingen und mein Name wir unzerstörbar sein », Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, op. cit., p. 50-51 ; p. 44.
x. « A visionary thing – the title itself showed how visionary », Cynthia Ozick, The Messiah of Stockholm, op. cit., p. 55 ; p. 94.
xi. « The Messiah went into the camps with its keeper […] The Messiah was burned up in those places. Behind those fences, in those ovens », ibid., p. 121 ; p. 200.
xii. « Allein der Titel dieses Buches war in der Residenzstadt des Imperators Augustus eine Anmaßung gewesen, ein Aufwiegelei in Rom, wo jedes Bauwerk ein Denkmal der Herrschaft war, das auf den Bestand, auf die Dauer und Unwandelbarkeit der Macht verwies. Metamorphoses, Verwandlungen, hatte Naso dieses Buch genannt und dafür mit dem Schwarzen Meer gebüßt », Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, op. cit., p. 43-44 ; p. 39.
xiii. La fiction s’inspire d’une anecdote réelle, Ovide a effectivement brûlé Les Métamorphoses avant l’exil mais d’autres exemplaires circulaient déjà. Depuis Tomes il indiquera les corrections à apporter au livre.
xiv. « wurde der Dichter durch den Skandal seines Todes vollends unberechenbar und damit zum erstenmal in der Geschichte seines Aufstiegs und Untergangs gefährlich […] unangreifbar, unverwundbar. », ibid.., p. 138 ; p. 109.
xv. « Cargaba la pluma y escribía mi nombre o el título de mi libro y ya no había palabras que fluyeran de ella. […] me quedaba inmóvil interminablemente », Antonio Muñoz Molina, Beatus ille, op. cit., p. 347 ; p. 361-362.
xvi. « work of cosmogony and entelechy », « about creation and redemption », Cynthia Ozick, The Messiah of Stockholm, op. cit., p. 107 ; p. 177.
xvii. « He was reformed, recovered; he had recovered from his old ailment. […] you never heard him pronounce Kiš or Canetti or Musil or Broch ; his tongue was free of Kafka. He was finished with all those grotesqueries. He was like a man in a coma who has unexpectedly come to, having been declared asleep for life, and who has resumed his normal rounds », ibid., p. 132 ; p. 218-219.
xviii. « seine Welt von den Menschen und ihren Ordnungen befreit », « Bücher verschimmelten, verbrannten, zerfielen zu Asche und Staub », Die Letzte Welt, op. cit., p. 287 ; p. 223.
xix. Cité dans l’article « Beatus Ille. L’écriture en question : entre échec et triomphe », Jean Alsina, Sociocriticism. Histoire et déni de l’Histoire dans l’Espagne contemporaine, Vol. X, 1 & 2 (n°19-20), 1994.
xx. « behaupte ja von sich, in den Flammen, in der Glut und noch in der weißen, warmen Asche lesen zu können […] und Geschichten eines ganzen Buches zu entziffern, das ihm […] verglüht sei », Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, op. cit., p. 117 ; p. 93-94.
xxi. Roland Barthes, La préparation du roman I et II, op. cit., p. 246.


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- Auteur : Charline Pluvinet, Université de Rennes II
- Titre : À la recherche du Livre perdu : possibilités du roman à la fin du XXe siècle
- Date de publication : 20-11-2012
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=127
- ISSN 2105-2816