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COLLOQUES


EROS LATIN


Éros latin et libertinage homosexuel dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust

Yves-Michel Ergal


Dans son ouvrage The Imagery of Proust,1 V. E. Graham relève précisément cent cinquante-six images empruntées à la mythologie gréco-latine dans la Recherche. Graham rappelle que Virgile est l’auteur classique le plus cité par Proust, et que les références à Homère, à Ovide, ou à Horace font partie du paysage littéraire proustien. Dès le début de Du côté de chez Swann, l’instance narrative en appelle au livre IV des Géorgiques de Virgile, à propos de Swann, qui fréquente, sans que la famille du Narrateur, à Combray, puisse rien en soupçonner, la haute société aristocratique parisienne :

[…] cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis […].2

Ainsi le monde d’une latinité à portée d’une élite cultivée est-il déployé tout au long du roman de Proust, autant de références métaphoriques qui jalonnent le récit pour l’illustrer, de la même manière que Rabelais ou Montaigne avaient pu le faire dans leurs œuvres respectives. Il est à noter toutefois que l’époque du lecteur de 1913 est bien différente, et que Proust a conscience qu’il s’agit là d’un monde référentiel quelque peu perdu et devenu en grande partie inaccessible : l’auteur omniscient d’ailleurs rectifie la métaphore, et ajoute, dans ce même passage à propos d’Aristée : « […] pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance de lui [à la tante] venir à l’esprit, car elle l’avait vu peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray – d’avoir eu à dîner Ali-Baba ».3 Il existe donc désormais une distance tendre et amusée entre le monde latin et l’univers romanesque mis en scène par Proust, tout au moins dans les moments de comparaison ou de métaphore.

Si l’on s’en tient par exemple à une forme de réécriture du mythe d’Orphée, l’origine de celui-ci serait plus à chercher du côté de l’opérette d’Offenbach que dans les textes fondateurs de Pindare, de Virgile ou d’Ovide. Certes, dans son ouvrage La Mythologie de Marcel Proust,4 Marie Miguet-Ollagnier dresse un catalogue quasi exhaustif de toutes les anamorphoses possibles des mythes gréco-latins déployés dans la Recherche, tel celui d’Orphée. On se souvient, dans Un amour de Swann, du moment de la cristallisation amoureuse de Swann, qui prélude à l’amour physique des deux protagonistes, lorsque Swann, effaré de ne pas trouver Odette ce soir-là chez les Verdurin, part à la recherche de celle-ci dans un Paris nocturne et infernal : « Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice ».5 Dès lors, dans cette brèche qu’ouvrent l’angoisse et la souffrance jalouse, Swann éprouve « le besoin insensé et douloureux » de posséder Odette. C’est au cours de cette nuit-là, après avoir enfin retrouvé Odette, que Swann la « possède », l’acte physique prenant peu à peu place au cœur d’une scène d’un érotisme bien discret, tout en allusion, autour de la métaphore du « faire catleya », cette fleur du corsage de la jeune femme arrangée par Swann en voiture. Marie Miguet-Ollagnier établit une lecture comparatiste de la nouvelle de Psyché et Cupidon, insérée dans le récit des Métamorphoses d’Apulée, et voit dans les visites tardives de Swann chez Odette, une réminiscence des entrevues nocturnes de Psyché et de Cupidon. « Quant aux lampes qui < brûlaient isolées ou par couples >, leur lumière qui fait < reparaître un coucher de soleil plus durable, plus rose et plus humain >, n’est pas sans nous faire penser à l’éclat rose et doré que prend la blonde silhouette de Cupidon endormi », écrit marie Miguet-Ollagnier, allant jusqu’à citer le passage des Métamophoses en latin : « Videt capitis aurei genialem caesariem ambrosia temulentam, ceruices lacteas genasque purpureas pererrantes crinium globos decoriter impeditos […] ».6 « La lumière de la lampe qui semble grandir de plaisir paraît contaminée par un érotisme sous-jacent à tout le texte d’Apulée, érotisme qui n’est pas sans rapport avec le désir qu’affiche un peu indiscrètement Odette », commente encore Marie-Miguet Ollagnier.7 Plus tard, la critique évoque le thème de l’hermaphrodisme, à propos des « frères Surgis », jeunes gens que le baron de Charlus admire pour leur beauté si différente, bien qu’ils soient du même père. Le narrateur proustien remarque alors, dans un retour à l’habituelle panoplie des comparaisons issues de la mythologie gréco-latine :  

Les enfants de Jupiter sont dissemblables ; mais cela vient de ce qu’il épousa d’abord Métis, […], puis Thémis, et ensuite Eurynome, et Mnémosyne, et Léto, et en dernier lieu seulement Junon. Mais d’un seul père Mme de Surgis avait fait naître deux fils qui avaient reçu des beautés d’elle, mais des beautés différentes.8

Marie Miguet-Ollagnier n’hésite pas à commenter le nom même de Mme de Surgis : « […] son nom ne la suppose-t-il pas malicieusement capable d’érection ? ».9

Ce n’est pourtant pas dans une lecture comparatiste des textes de l’Antiquité et du roman de Proust que le thème de « l’Éros latin » paraît le plus pertinent. Plus encore que dans la comparaison ou la métaphore, c’est dans l’analogie que l’érotisme d’une latinité décadente et débauchée paraît le plus exploité dans l’œuvre, de manière ludique par Proust, qui reprend à son compte la mode, en vogue à son époque, d’une relecture, doublement grotesque, de récits anciens, narrant déjà eux-mêmes des aventures parodiques. L’un des exemples d’analogie que l’on pourrait établir serait d’évoquer la résurgence de thèmes, de personnages, de lieux, de jeux sur le langage et le carnavalesque, du récit de Pétrone, Le Satyricon, avec La Recherche. Si l’œuvre de l’auteur latin n’est pas citée dans le roman de Proust, il est fait mention de Pétrone, dans un passage de La Prisonnière, dans la bouche de Brichot, à une soirée Verdurin, où le professeur disserte sur le baron de Charlus : « […] il n’est pas besoin d’être grand clerc pour être sûr que nous pêcherions, comme dit l’autre, par mansuétude à l’égard de ce rose-croix qui semble nous venir de Pétrone après avoir passé par Saint-Simon ».10 Quel portrait, en deux lignes, le vieux professeur de Sorbonne ne dresse-t-il pas du baron de Charlus à son confident, le narrateur proustien ! Outre les ascendants germaniques qui sont ici implicitement rappelés dans le qualificatif de « rose-croix » (le mouvement lui-même ayant pris naissance en Allemagne au début du XVIIe siècle), alliés à une virile rigueur morale affichée par le baron, ce dernier vient s’offrir au lecteur, après être passé par l’aristocrate versaillais digne d’une description de Saint-Simon, dans le grotesque d’un personnage de Pétrone. Toute la scène de cette soirée Verdurin à la Raspelière semble d’ailleurs un fragment même du Satyricon, et l’allusion au roman latin, par le truchement du vieux professeur Brichot, est un clin d’œil de Proust lui-même à la sourde analogie qui unit ce passage de La Prisonnière au récit pétronien.

Une fois de plus, dans le volume de La Prisonnière, est mise en scène une réception mondaine, et une fois encore, comme un écho à la première soirée Verdurin où Swann a rencontré Odette au début d’Un amour de Swann, celle-ci prend place autour de Mme Verdurin. Nous sommes ici cependant dans une réécriture en grande partie parodique de la brouille que Mme Verdurin avait réussi à orchestrer entre Odette et Swann, et qui s’était achevée par l’exclusion de Swann du « petit groupe ». L’intrigue romanesque de cette réception Verdurin quai Conti, et non plus rue Montalivet, autre preuve de l’ascension sociale de la parvenue Mme Verdurin, a pour but de montrer la déchéance de M. de Charlus, vieux bouffon grotesque imbu de lui-même, soudain renversé de son piédestal par une Mme Verdurin féroce et impitoyable : celle-ci renouvelle ses exploits de briseuse de couples, et parvient à éloigner le jeune violoniste Morel du baron, dont la passion pour le jeune homme n’est pas sans rappeler celle de Swann pour Odette. De même que Le Satyricon se veut une parodie des romans d’amour dans la mesure où ce ne sont plus des intrigues hétérosexuelles qui sont présentées, mais homosexuelles, de même ici, dans ce passage de La Prisonnière, le lecteur est-il plongé dans une relecture homosexuelle (entre Charlus et Morel) d’une scène entre un homme (Swann) et une femme (Odette). Rappelons que ce projet de roman des amours homosexuelles remonte, pour Proust, à la genèse même de La Recherche, puisque l’écrivain avait d’abord songé au titre de Sodome et Gomorrhe pour l’ensemble de son œuvre, ce qui avait effaré l’amie du faubourg Saint-Germain, Élisabeth de Clermont–Tonnerre, jugeant ce titre « scabreux ».11 Ce n’est véritablement qu’à partir du quatrième volume, dont Proust garde l’intitulé envisagé de Sodome et Gomorrhe, que se déploie l’intrigue homosexuelle, après que le narrateur a découvert que le baron de Charlus fait penser « à une femme ».12 Dès lors, nous assistons à une vertigineuse contamination, qui s’enfonce dans le rire, le grotesque et le pathétique, où peu à peu tous les personnages se voient entraînés dans la spirale infernale du libertinage homosexuel. Le roman de Sodome et de Gomorrhe s’écrit alors en forme de dédoublement du récit d’amour lui-même dévié, dans la mesure où la passion maladive de Swann pour Odette, reprenait déjà les schémas établis dans les romans antérieurs, de L’Histoire du chevalier Des Grieux à la Nana de Zola, en passant par La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. Cette inscription de la réécriture parodique du roman d’amour reprend bien la tradition pétronienne du récit d’un comique extravagant.

Quoi de plus fou, en effet, que cette soirée Verdurin du quai Conti dans La Prisonnière ? Chez la « patronne », nous sommes, comme dans Pétrone, dans un monde on ne peut plus interlope : dans Un amour de Swann, une prostituée de luxe (ou demi-mondaine ») – Odette - côtoie une ancienne concierge – la mère du pianiste. Au quai Conti, toute l’aristocratie du faubourg Saint-Germain, avec à sa tête l’intrépide « reine de Naples », dont la présence ajoute au décor pétronien, vient écouter, sur ordre du baron de Charlus, le violoniste Morel, dont le narrateur nous rappelle qu’il est le fils du valet de chambre de son oncle. Mieux encore, toute cette société assiste à ce qui constitue une forme de bal des débutantes pour Morel, ce dernier étant présenté à la « cour » par son protecteur. L’amusant ici est que nous assistons à une fête présidée par un Trimalchio à deux têtes : Mme Verdurin et Charlus. Celui-ci a tout organisé, et utilisé les locaux du quai Conti à son profit, tandis que la « patronne » peu à peu va reprendre la main sur son salon. Les deux protagonistes semblent s’unir dans la vulgarité, et atteindre une sorte de niveau intermédiaire où ils sont plus ou moins à égalité : Charlus en descendant de sa classe sociale, Mme Verdurin en la montant. Pendant ce temps, le narrateur se livre à des considérations esthétiques sur le septuor de Vinteuil, preuve supplémentaire que cette soirée Verdurin fait écho à celle d’Un amour de Swann, mais en l’amplifiant, puisque de la simple sonate nous voici plongés dans les méandres aux multiples ramifications du septuor.

N’est-ce pas d’ailleurs dans ce bruit, ces mouvements, ces rires et ces larmes de tragi-comédie, tout ce carnavalesque, que l’analogie entre le roman de Pétrone et celui de Proust est la plus prégnante ? On pleure, on rit, on passe de l’exaltation à l’abattement, on recherche les hommes, tandis que des femmes que l’on ne voit jamais et qui sont comme des ombres, traversent le récit : ainsi en est-il pour Charles Morel, le beau violoniste, le giton de Charlus : voici que le narrateur le rencontre en pleurs, par hasard, dans la rue, alors qu’il se rend quai Conti, autant de péripéties autour de l’érotisme chères à l’auteur latin : « […] au moment où dans la rue j’allais appeler un fiacre, j’entendis des sanglots qu’un homme qui était assis sur une borne cherchait à réprimer […] C’était Morel ».13 Le jeune homme avoue au narrateur qu’il a grossièrement insulté, « aujourd’hui même », une personne pour qui il a eu « de très grands sentiments ». Il ajoute : « C’est d’un lâche, car elle m’aime ».14 On voit ainsi une véritable métamorphose du personnage : le jeune homme bestial et violent, le voici en quelques heures devenu un homme abattu et souffrant :

Si dans l’après-midi j’avais vu la colère amoureuse d’un animal furieux, ce soir en quelques heures des siècles avaient passé, et un sentiment nouveau, un sentiment de honte, de regret, de chagrin, montrait qu’une grande étape avait été franchie dans l’évolution de la bête destinée à se transformer en créature humaine.15

Nous voici bien proches ici de l’univers de Pétrone et de celui d’Apulée, dans l’agitation débordante de sentiments contradictoires, et dans la transformation des héros en animaux étranges. Charlus lui aussi est métamorphosé : l’homme du Faubourg qui faisait encore illusion au Grand Hôtel de Balbec, est désormais placé sous les projecteurs impitoyables de la description du narrateur. Son apparition à la soirée Verdurin, où il se croit le maître d’œuvre et l’arbitre des élégances, est tout à fait digne d’un portrait de Trimalchio :

M. de Charlus naviguant vers nous de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un de ses apaches ou mendigots, que son passage faisait maintenant infailliblement surgir même des coins en apparence les plus déserts, et dont ce monstre puissant était bien malgré lui toujours escorté […].16

Ce portrait de Charlus en vieil homosexuel pathétiquement amoureux de son Morel-Giton, toujours en quête toutefois de nouvelles sensations, Proust le replace, précisément dans ce passage, dans la mouvance des grands textes de l’Antiquité, comme si l’histoire de l’érotisme ne faisait jamais que se répéter inlassablement. Le professeur Brichot essaie ainsi de comprendre les amours du baron :

Il se rassurait en récitant des pages de Platon, des vers de Virgile, parce qu’aveugle d’esprit aussi, il ne comprenait pas qu’alors aimer un jeune homme était comme aujourd’hui (les plaisanteries de Socrate le révèlent mieux que les théories de Platon) entretenir une danseuse, puis se fiancer.17

Comme le Trimalchio de Pétrone, Charlus est désormais englué dans son vice, allégorie de la décadence d’un Faubourg qui, depuis le début de la recherche, n’a cessé de se fissurer, tandis que les masques tombent :

Ce n’était pas d’ailleurs seulement dans les joues, ou mieux les bajoues de ce visage fardé, dans la poitrine tétonnière, la croupe rebondie de ce corps livré au laisser-aller et envahi par l’embonpoint, que surnageait maintenant, étalé comme de l’huile, le vice jadis si intimement renfoncé par M. de Charlus au plus secret de lui-même. Il débordait maintenant dans ses propos.18

Le portrait se veut une caricature de l’homosexuel, Charlus en devenant l’archétype, de même qu’Harpagon le fut de l’avare, pour Molière. Le narrateur rapporte perfidement que Charlus, parce qu’il apprécie la beauté des robes et des chapeaux des femmes, se voit surnommé « la Couturière »,19 ragot qui ne manque pas de sel quand on sait que le narrateur lui-même, dans Le temps retrouvé, explique qu’il bâtit son œuvre, certes comme une cathédrale, mais surtout comme une robe.

L’autre grand emprunt à Pétrone est sans doute, au-delà de la satire et de toutes les formes d’exagération comique, l’idée d’une certaine mélancolique tendresse qui s’attache aux héros toujours errants, toujours en fuite, insatisfaits, victimes de toutes sortes de sortilèges, jetés à bas de leur piédestal, inféodés à l’amour charnel qui n’apporte que rires et tourments, chassés sur les routes, et ne trouvant que des refuges illusoires : pensons ici non seulement au baron de Charlus renié par son jeune amant sous le regard féroce de la « patronne », mais aussi à ce pauvre Saniette, chassé ignominieusement de la fête, parce qu’il annonce maladroitement la mort de la princesse Sherbatoff, et subissant le sort des ces messagers romains condamnés pour être porteurs de nouvelles néfastes. Saniette est d’ailleurs victime aussitôt d’une attaque dans la cour même de l’hôtel du quai Conti. Toutefois, de même que le monde est interlope et que le vieil aristocrate s’attarde à courtiser les valets de pied, de même aucun caractère n’est ni bon ni mauvais, et aucune situation ne semble figée : le baron, au plus bas, se voit sauvé par la « reine de Naples » et quitte la scène au bras de la souveraine, ayant retrouvé un semblant de dignité théâtrale. Le lecteur apprend que Saniette, ruiné, est, en secret, aidé financièrement par Mme Verdurin.

Il s’agit bien là, après Pétrone, d’une sorte de carnaval géant de l’érotisme homosexuel que Proust met en place dans son roman, à partir de Sodome et Gomorrhe. Comme dans Pétrone, s’affiche un érotisme homosexuel, en partie caricature du monde hétérosexuel, entraînant l’ensemble de la reconstitution d’une fresque historique vers l’idée d’une décadence. On sait à quel point, à la fin du roman de Proust, un monde nouveau est annoncé, celui de la réconciliation entre le monde de Swann et des Verdurin, et celui des Guermantes. Le monde ancien est englouti dans l’oubli, après avoir vécu ses derniers soubresauts dans un bordel pour hommes des Invalides, digne là aussi du Satyricon. La dernière vision de Trimalchio, revu par le roi Lear de Shakespeare, est celle de Charlus que Jupien, l’ancien giletier devenu l’homme de confiance du baron, a fait asseoir sur un banc au bas de l’avenue des Champs-Élysées, tandis que le narrateur s’éloigne avec Jupien pour converser. « Mais, mon Dieu ! s’écria Jupien, j’avais bien raison de vouloir que nous ne nous éloignions pas, le voilà qui a trouvé le moyen d’entrer en conversation avec un garçon jardinier ».20 Jusqu’à l’antichambre de la mort, la comédie érotique continue à se pavaner sur la scène du monde, ultime pirouette d’un Charlus-Encolpos, dont on sait que le nom, en grec, signifie « enculé », ce qui en soi justifie que l’on prononce haut et fort la dernière syllabe du nom du baron, en faisant siffler le « s » pour prolonger l’allusion grivoise aux mœurs sodomites de l’aristocrate.

Erich Auerbach, dans son ouvrage critique Mimesis, à propos de la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, consacre tout un chapitre au roman de Pétrone. Dans ces quelques pages intitulées « Fortunata », l’auteur, à deux reprises, rapproche le roman de Pétrone de celui de Proust, tout d’abord à propos de l’illusion d’une vie diverse et concrète qu’apporte la voix narrative, semblable chez Proust et chez Pétrone : « Des écrivains modernes, Proust par exemple, n’ont pas procédé autrement ; ils ont seulement été plus conséquents dans le domaine du tragique et du problématique » ;21 ensuite Auerbach remarque qu’à la fois Pétrone et Proust, au-delà du trivial apparent de leurs œuvres, s’adressent à une élite cultivée capable « de percevoir immédiatement et sans effort toutes les nuances d’inconvenance et de vulgarité qui peuvent apparaître dans le langage et le goût », et le critique ajoute : « On peut comparer cela avec les bavardages que Proust met dans la bouche du directeur d’hôtel Aimé, ou qu’il fait tenir à d’autres personnages d’À la recherche du temps perdu […] ».22 On se rappelle, dans Albertine disparue, l’enquête que le narrateur diligente, après la mort d’Albertine, auprès d’Aimé, et la lettre de ce dernier rapportant les relations gomorrhéennes supposées qu’Albertine auraient avec la « doucheuse » d’un établissement de bains. « Elle et (Mlle A) s’enfermaient toujours dans la cabine, restaient très longtemps, et la dame en gris donnait au moins dix francs de pourboire à la personne avec qui j’ai causé. Comme m’a dit cette personne, vous pensez bien que si elles n’avaient fait qu’enfiler des perles elles ne m’auraient pas donné dix francs de pourboire »,23 écrit le pseudo-inspecteur Aimé, dont Proust rapporte les propos, reproduisant avec truculence le langage du domestique.

La leçon de Proust, dans son inénarrable exposition romanesque de l’érotisme homosexuel, est d’affirmer, comme il l’écrit dans Albertine disparue : « Je trouvais absolument indifférent au point de vue de la morale qu’on trouvât son plaisir auprès d’un homme ou d’une femme, et trop naturel et humain qu’on le cherchât là où on pouvait le trouver ».24 C’est une leçon qui a traversé les siècles, dans la grande tradition carnavalesque de la littérature, de Pétrone à Proust.

 

1 V. E. Graham, The Imagery of Proust, Oxford, 1966, p. 159.

2 M. Proust, À la recherche du temps perdu, T. I, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1987, p. 17.

3 Ibid., p. 18.

4 M. Miguet-Ollagnier, La Mythologie de Marcel Proust, Paris, Les Belles Lettres, 1982.

5 M. Proust, À la recherche du temps perdu, T. I, op cit., p. 227.

6 M. Miguet-Ollagnier, La Mythologie de Marcel Proust, op. cit., p. 86. « C’était, sur une tête d’or, une chevelure touffue saturée d’ambroisie, un élégant fouillis de bouclettes errant parmi un cou de lait et des joues purpurines […] », Apulée, Les Métamorphoses ou l’Âne d’or, livre V, 23, Paris, Les Belles Lettres bilingue, 2007, traduit par Olivier Sers, p. 197.

7 Loc. cit.

8 M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. III, p. 88.

9 M. Miguet-Ollagnier, La Mythologie de Marcel Proust ,op. cit., p. 238.

10 M. Proust, À la recherche du temps perdu, op.cit., p. 787.

11 É. de Clermont-Tonnerre, Robert de Montesquiou et Marcel Proust, Paris, Éditions Flammarion, 1925, p. 232.

12 M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., T. III, p. 8.

13 Ibid., pp. 698-699.

14 Ibid., p. 699.

15 Loc. cit.

16 Ibid., p. 709.

17 Ibid., p. 710.

18 Ibid., p. 712.

19 Ibid., p. 713.

20 Ibid., T. IV, p. 443.

21 E. Auerbach, Mimesis, Paris, Gallimard, coll. telGallimard ,1968, p. 38.

22 Ibid., p. 58.

23 M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., p. 97.

24 Ibid., T. IV, p. 264.



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- Auteur : Yves-Michel Ergal
- Titre : Éros latin et libertinage homosexuel dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust
- Date de publication : 09-11-2015
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=153
- ISSN 2105-2816