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COLLOQUES


POUR UNE ETUDE RAPPROCHEE DU GUEPARD DE GIUSEPPE TOMASI DI LAMPEDUSA


Avant-propos : pour une lecture rapprochée du Guépard

Philippe Zard


C’est la présence du Guépard de Tomasi di Lampedusa dans un programme de littérature comparée où, sur le thème de « la fin d’un monde », il côtoyait deux autres romans (Le Temps retrouvé, La Marche de Radetzky), qui aura fourni l’occasion, ou le prétexte, de cette journée d’étude à l’Université de Paris-Nanterre. Ce sont aussi les exigences propres d’un des exercices agrégatifs – en l’occurrence le commentaire composé – qui en auront inspiré, en partie (et d’une manière qu’on souhaitait la moins contraignante possible), la perspective et la méthode. L’ambition, cependant, ne se limitait pas à ces considérations pédagogiques. Il s’agissait aussi, plus essentiellement, d’une modeste contribution à la redécouverte d’un texte au destin singulier.

Aux comparatistes – préparateurs ou membres du jury – Le Guépard était apparu comme un récit piégé.

Les difficultés où le lecteur peut se trouver tiennent certes, parfois, à des facteurs culturels. La méconnaissance de l’histoire italienne et sicilienne peut jouer de mauvais tours à celui qui ignore tout du soulèvement mazzinien du 4 avril 1860, du débarquement des Mille en mai de la même année, du siège de Gaète, de la bataille d’Aspromonte, ou qui se perdrait dans les méandres des dissensions internes et autres renversements d’alliances dont le Risorgimento est prodigue. Tout comme la méconnaissance répandue de l’histoire littéraire italienne risque de nous faire passer à côté des âpres débats critiques et politiques qui ont émaillé la réception du roman.

Là ne réside sans doute pas l’obstacle principal : quoi de plus banal, somme toute, que la manière dont un texte échappe au contexte qui lui a donné naissance et à son lectorat d’origine ? Mais l’histoire du Guépard a en outre ceci de particulier qu’il compte parmi ces œuvres que tout le monde croit plus ou moins connaître sans les avoir lues, parce que la mémoire du roman s’est trouvée presque aussitôt recouverte, sinon éclipsée, par celle du film. Le génie de Visconti fut à la fois une chance et une infortune pour Tomasi di Lampedusa. Il y a sans doute dans toute adaptation une part irréductible de violence, ne fût-ce que dans la captation de l’imaginaire qu’elle entraîne – qui pourrait désormais se représenter le Prince Salina, le fringant Tancredi et la belle Angelica autrement que sous les traits de Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinale ? Mais le chef-d’œuvre de Visconti fit, de surcroît, subir des infléchissements esthétiques et idéologiques au roman dont celui-ci aura du mal à se remettre tout à fait ; l’article de Lise Bossi qui sert d’épilogue (plutôt que de conclusion) à ce recueil s’en désole avec un talent que d’aucuns trouveront peu charitable, mais qui ne manque pas d’arguments.

Les sortilèges du septième art ne sont pourtant pas seuls en cause dans les embarras de lecture (et les étudiants de lettres que déconcertait l’art de Lampedusa étaient rarement des cinéphiles chevronnés). C’est dans l’écriture et l’esprit du Guépard qu’il convient d’en trouver l’origine. On pourrait se risquer à énumérer quelques-unes des opérations (textuelles, et parfois éditoriales) qui – peut-être parce qu’elles déjouaient à la fois les attentes modernistes et les conventions du roman historique – ont contribué à créer, autour de ce texte quelque chose comme une vulgate : qu’il s’agisse de l’usage savamment dosé des sources biographiques, des dénivelés imperceptibles entre voix et points de vue du personnage, du narrateur et de l’auteur, du statut de l’ironie, du maniement des symboles et du contrepoint, ou encore de l’art consommé des sentences. L’une d’entre elles, attribuée à Tancredi – « si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change »1 – n’a pas manqué, on le sait, d’être hâtivement érigée en devise du « gattopardisme », dans lequel on s’est plu à repérer une combinaison (variable selon affinités) de cynisme, de machiavélisme, de conservatisme, d’aristocratisme, de pragmatisme, d’impuissance et de délectation morose.

Quels que soient ses dangers, la tentation de ramener l’œuvre à quelques idées rectrices ou messages simples n’a rien en soi d’illégitime ou de déshonorant : c’est une manière de lire parmi d’autres, une des modalités multiples par lesquelles un texte nous habite, nous poursuit, laisse son empreinte dans une société ou une époque. Mais, devant les risques d’aplatissement sémantique ou les automatismes interprétatifs auxquels les commentaires du Guépard pouvaient donner lieu, il nous a semblé judicieux, voire impératif, de rendre le roman de Lampedusa à son épaisseur, à sa complexité intrinsèque, de substituer à « la lecture à distance » (distant reading) les vertus d’une « lecture rapprochée » (close reading), patiente, attentive aux détails, plus à même, en somme, de rendre justice aux hésitations, aux nuances, aux paradoxes dont le texte est tissé, et parfois déchiré.

Il a donc été demandé à chacun des six auteurs – comparatistes ou italianistes – de choisir un extrait situé dans l’une des huit parties du roman pour en éclairer et en détailler les enjeux : le tout finit par former un parcours (presque) chronologique, mais résolument partiel, une exploration régionale, entrecoupée de ces marges de silence et de « jeu » qui font aussi le sel de la lecture.

Gageons que l’acuité stimulante de ces analyses donnera aux lecteurs de demain le désir de rouvrir le livre, rendra vie, énergie et mobilité à ce Guépard en lui épargnant de subir prématurément le sort du fidèle Bendicò  : pour un classique, est-il rien de plus malheureux que de finir empaillé, fût-ce dans l’admiration ?

  

1 Sauf indication contraire, toutes les références au Guépard dans ce volume renvoient à la traduction de Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, coll. « Points », 2007.



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- Auteur : Philippe Zard
- Titre : Avant-propos : pour une lecture rapprochée du Guépard
- Date de publication : 16-09-2016
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=176
- ISSN 2105-2816