Littérature et Idée Mythopoétique Poétique du récit Espaces littéraires transculturels Perspectives critiques en littérature et poétique comparées Recherches sur la littérature russe Musique et littérature Observatoire des écritures contemporaines
Recherche par auteur étudié  :
Recherche par thème  :
Recherche dans tout le site :
COLLOQUES


POUR UNE ETUDE RAPPROCHEE DU GUEPARD DE GIUSEPPE TOMASI DI LAMPEDUSA


L’âme passe l’âme (II, 58-67)

Stéphanie Génin


Le départ estival annuel pour la villégiature de Donnafugata arrive très tôt dans le roman puisque, dès la partie II, la famille Salina est déjà en train d’effectuer sa transhumance aristocratique alors même que le roman compte huit parties. Les événements historiques liés au débarquement des Mille de Garibaldi à Marsala au mois de mai ne perturbent pas le déplacement aoûtien rituel de la famille Salina vers sa résidence d’été à Donnafugata. La partie II s’ouvre sur le voyage de Palerme au fief familial, en se concentrant sur la dernière portion du trajet, qui est l’objet des pages 58 à 67, et sur la répercussion à la fois politique, morale et métaphysique du « laissez-passer » accordé par les révolutionnaires au prince.

Si le sang froid propre à l’esprit « scientifique » du prince lui épargne la fuite précipitée qui a pu contaminer certains de ses pairs, il n’est pas certain que les conditions de possibilité de la perpétuation du voyage n’en fassent pas aussi une fuite. En tout cas, ce voyage, comme tous les commencements du roman, déclenche le début d’une fin.

C’est à ce titre que le passage proprement dit de Palerme à Donnafugata met en place le seul affrontement du prince, aussi discret que l’endurance silencieuse des trois jours du voyage à travers la Sicile « calcinée ». Mais de quel affrontement s’agit-il ?

Tout semble réglé dès la première partie. L’ébranlement commence avec le cadavre du soldat découvert, puis l’énigme programmatique de Tancredi qui fait son chemin dans l’esprit « ergoteur » du prince pour être tout à fait résolue à la fin de la partie. Les questions et les réponses ont été faites. Il n’y a plus qu’à se laisser faire. Il le reconnaît lui-même : « le fond des choses, le développement économique et social, était satisfaisant, exactement tel qu’il l’avait prévu »2. Le départ pour Donnafugata s’annonce sous les meilleurs auspices d’une résolution totale par Don Fabrizio du sens de l’histoire en marche, digérée par l’interprétation pénétrante de tous les sens cachés : « Beaucoup de choses se passeraient, mais tout serait une comédie »3.

Mais, cette fois-ci, n’est-ce pas un aller sans retour du voyage ? L’idée de « lutte » s’oppose effectivement à l’atmosphère de contentement suprême suscité par l’approche de la Villa. Rien n’a changé, et pourtant, le Prince éprouve pour la première fois4 une joie parfaite, non entachée, c’est-à-dire que son plaisir est sans mélange, pur, soustrait au lien et au regret. L’exactitude seule des prévisions ne saurait expliquer cette béatitude qui ouvre le passage, puisque le bon calcul de vues entre aussi dans la compréhension du commun : « la clairvoyance n’était pas le monopole de la maison Salina »5. Pas d’orgueil politique, mais plutôt l’expression d’un contentement nihiliste du retrait supérieur hors des temps agités. L’harmonie ne vaut plus que par un dépassement de la compréhension. La satisfaction de la continuité – revenir à Donnafugata encore cette année-là – est en réalité l’effet d’une rupture profonde qui isole le présent au fur et à mesure d’un voyage qui ne laisse rien derrière lui. C’est précisément parce que le prince n’abandonne rien qu’il abandonne tout.

Le début et la fin du passage coïncideraient dans l’immobilisme accompli d’une transposition réussie, répercutant son effet anesthésiant à l’intérieur de l’âme du prince, promue dans l’éternité de son état, si ce n’était pas qu’une « impression » de pérennité de l’enfance.

Le voyage a tout de l’allure d’une simple fuite, une consolation régressive vers l’asile de pureté. Mais ce voyage est plus qu’un voyage dans cette deuxième partie, il est un monnayage, autrement dit un échange : un « laissez-passer ». Ce viatique autorise, permet, en un mot, consent à la libre circulation et, dans celle-ci, lisse l’une par l’autre la bonne et la mauvaise foi. Le Prince ne s’en montre pourtant pas dupe, il sait que « c’[est] le pays des accommodements »6. Entre le début et la fin de l’extrait, l’implicite de la lutte va se révéler alors même que l’ellipse du voyage est redéployée sur la scène de la conscience au moyen de l’analepse qui déroule les événements prédits en illustrant la compréhension apaisée de l’histoire. L’âme matérialisée des souvenirs redouble provisoirement d’un sentiment de sérénité cette interprétation juste des intentions.

De quelle révélation s’agit-il ? L’état satisfait émanant d’un récit distancié des attendus de l’histoire va paradoxalement signifier qu’il est inestimable parce qu’il a eu un prix. Mais, pour un aristocrate, la valeur ne peut s’indexer sur cette réalité destinée à se faire oublier. Il ne s’agit donc pas seulement de goûter la satisfaction du privilège réitéré, mais de faire de la rétrospective du voyage la généalogie d’une transition. Autrement dit, non pas comment ça s’est passé, mais comment ça a passé.

La béatitude devient l’effet d’une recherche en causalité. Que restera-t-il alors de ce contentement associé à la fin du voyage ? Le prince est ici un « homme mûr », au milieu de sa vie, donc sur le lieu même du chemin, en transit, qui fait du voyage la réponse à une question non résolue : « le vrai problème, l’unique, est de pouvoir continuer à vivre cette vie de l’esprit, dans ses moments les plus abstraits, les plus ressemblants à la mort »7.  Alors non, tout n’est pas réglé avec la réalisation politique d’un «  laissez-passer » qui rend pérenne le privilège de cette abstraction.

La lutte est interne au voyage qui s’interprète lui-même dans l’âme du prince, la seule à pouvoir dire cette vérité souterraine qui ruine le fond même des choses : la répugnance.

Le prince est alors contraint d’explorer à nouveau les replis de ce passage, descendant toujours plus bas, en dessous de toute lutte stratégique, au contact de la saleté et de la suffocation, pour y trouver enfin le sens d’une réelle opposition. Si le voyage devient la métaphore de sa propre vie, c’est qu’il s’agit maintenant de survivre au laissez-passer.

Comment donc passe-t-on du contentement inégalable à l’âme tombeau d’elle-même ? Pourrait-on dire que ce qui le sépare encore de Donnafugata est l’exacte image, cette fois-ci, de ce qui ne le sépare plus de sa propre mort ?  

L’ultra du voyage  

Le premier moment de l’extrait trouve son pivot dans la comparaison superlative qui en souligne le caractère exceptionnel : « il [le Prince] n’avait jamais été aussi content »8, préparée et renforcée par l’attribut du sujet ultime de la phrase précédente qui clôt en point d’orgue l’état d’exclusivité solitaire dans lequel le prince jouit de sa situation : « il était heureux. »9.

L’heure est donc à la félicité, cette forme du bonheur à l’état pur, maximum espéré qui se dit en italien « beato », contre les termes plus légers de « contento », « felice », « lieto » ou « rallegrato », renvoyant ainsi à l’état de plénitude autosuffisante qu’est la béatitude. Coïncidence avec une pleine satisfaction de tous ses désirs, c’est-à-dire avec une temporalité hostile à la réconciliation.

État paradoxal si l’on considère qu’il se détache artificiellement d’un décor en mouvement sur fond de luttes de pouvoir et de révolution. Se dessine alors l’image du héros intouchable, imprégné de cette « puissance et désinvolture » dont Barthes dit dans ses Mythologies qu’elle est « le dernier univers de la féerie »10, inscrit dans la tradition mythologique du « numen » des dieux antiques dont la volonté agit d’un simple mouvement de tête. Dans l’état de grâce d’un bienheureux, Salina rejoint l’essence divine, celle de son genre « supérieur », précisément parce qu’heureux11.

Si l’approche de Donnafugata agit comme un philtre apaisant sur tout le monde, la torpeur n’est pas la seule cause du bien-être chez Don Fabrizio. Il goûte son bonheur, juge de son état « heureux » au milieu de sa solitude12. Pourtant, ce bonheur suprême pouvait aussi lui être procuré par l’observation paisible des étoiles quand, insatisfait de son commerce avec des pairs inférieurs à lui, son âme s’élançait vers les « régions ataraxiques dominées par l’astronomie »13 dans les hauteurs de son observatoire. Mais ce lieu lui-même est laissé derrière lui. Pourquoi n’avait-il jamais atteint cet état auparavant ? Peut-on imaginer qu’il s’agit là d’une satisfaction consécutive d’une lutte où, ayant été contraint de se battre pour sa terre, il la goûte maintenant avec d’autant plus de plaisir ? La répétition menacée et renforcée par la différence ? D’où vient ce supplément d’âme lié au retour à Donnafugata ? 

Il faut rappeler ici la place du domaine de Donnafugata pour comprendre ce régime d’exception. Elle est dite « prediletta », sa préférée. Ce palais baroque, recensé dans la première partie au nombre des possessions féodales de la maison Salina, possède le charme particulier de l’exaltation d’une domination éclairée. Fief unifiant à lui seul l’essence du Guépard : les gens y sont « dévoués » jusqu’au compagnon de chasse, don Ciccio Tumeo, fidèle comme son chien, simple dans sa pureté et, inversement, la fête qu’ils font au maître rappelle le tableau d’une villégiature festive en corne d’abondance avec les voitures chargées de tout, le luxe dans sa quintessence, où il trouve « le sentiment de tradition et de pérennité qui s’exprimait dans la pierre et dans l’eau, le temps glacé »14, l’immobilité qui consacre dans les lieux des saints ancêtres15 la réappropriation présente du passé. Le Guépard se sent lui-même lorsqu’il domine et jouit d’une autorité sans obstacle, ce que lui confèrent symboliquement les armes de la famille incrustées dans la terre et les cœurs de Donnafugata16. Palais baroque, mélange de reliques religieuses et libertines, à l’image aussi d’un prince hybride, traversé à la fois du désir et de sa suppression.

Le terme, enfin, du domaine signifie également en italien « la femme en fuite », femme stellaire, alliage de désir et d’astre dont le prince attend la venue tout au long du roman17. Sorte de trait d’union, en somme, entre ciel et terre qui va se mettre à signifier l’insularité propre au prince. 

L’approche de Donnafugata représente la sortie d’une épreuve, celle de l’inconnu mortifère, qui reconquiert progressivement les limites d’une identité contestée à l’intérieur de la mémoire du paysage : se redessinent les frontières du familier qui ne doit rien à la reconnaissance d’une surface de revenus, mais à la joie d’une âme qui se repaît d’une essence. Pas de surfaces territoriales, mais la tradition du chemin emprunté : « le paysage qui n’était plus inconnu avait atténué ses aspects sinistres (…) »18.

Le prince reconnaît dans le paysage même ou à même le paysage ce qui est à lui, le sien propre, son âme. L’identification n’est pas seulement poétique ici, la possession de la terre incarne, dans sa spiritualisation, l’essence d’une maîtrise sans histoire. Le prince retrouve dans le paysage familier des pensées en accord avec sa nature où cessent les images associées à la volonté de comprendre, suscitant la procession d’images morbides, de la mort à l’œuvre (par exemple, juste avant l’extrait : « campagne funèbre », « la plainte des cigales », « le râle de la Sicile calcinée »…). 

Cependant, si l’idée de la survivance féodale comme cause de ce bonheur hors du temps est nécessaire, elle n’est pas suffisante pour justifier la béatitude présente qui envahit le prince cet été-là. L’élément décisif est qu’il est cette fois « sans regret ». Le plaisir de sa possession présente n’est pas contrebalancé ou modéré par le déplaisir de se déposséder d’autres biens. Le tiraillement habituel qui le porte et le fait osciller sans cesse entre plaisir sensuel de la chair lors des visites à Mariannina, le temps de « l’occasion », et le plaisir intellectuel de la vie de l’esprit lors des « soirées paisibles », dans l’observatoire, se trouve neutralisé à ce moment du voyage, sans attaches, sans but linéaire, puisque la fin est de rejoindre un commencement, le prince-principe qu’il est. Il est intéressant de noter que le terme « regret » a été l’équivalent français du « desiderium » latin avant de traduire « le désir ». Aussi l’absence de regret signifierait-elle l’état d’une absence de désir qui représente aussi ce lieu ultime de la béatitude comme contentement sans reste. Le prince ne désire à ce moment-là plus rien. Il « était » heureux, simplement, égal à la restitution de sa terre, figé en astre d’une constellation domaniale. Ce serait revenir au plaisir de la possession féodale nécessaire et suffisante si cette Donnafugtata connotant la fuite n’éclairait aussi la fuite du prince et l’absence de désir, « un séjour auprès du négatif »19. La villégiature lui apporte moins ce à quoi il tend qu’elle ne le protège de ce qu’il fuit. La circularité du désir, bousculée par l’activisme de Tancredi, pourrait dévier de son insularité immuable qui place le monde construit de l’aristocrate sous l’autorité du caprice ou de l’abstraction. Le prince, habituellement partagé entre la régularité mathématique des règles rapportant directement son esprit aux astres, et les intermittences capricieuses de ses lubies, souffre d’une médiation absente qui intercéderait réellement entre le changement auquel il adhère et la jouissance de l’inchangé à laquelle il aspire.

Le Prince accepte, en se réfugiant dans un symbole de fuite, l’éloignement ultime de sa caste. Éloignement de l’Idée ou vers l’Idée ? Solidaire et en en même temps conscient de la responsabilité idéologique de son parti (« pour le roi, mais quel roi ? »), déçu par la dégénérescence incontestable d’une aristocratie déchue de sa charge morale et exemplaire, le prince, dernier géant sur le point de vaciller, ressemble à cette âme plotinienne qui « fuit seule vers l’Un seul »20

De l’état achevé de son contentement dans le sentiment de la perfection, où le regret désigne l’absence de nostalgie jusqu’à l’absence de tout désir, va émerger la forme d’un dialogue intime, sorte de confession d’abord un peu condescendante puis révélatrice d’une profonde mélancolie. Au détachement des amarres va d’abord correspondre le détachement d’un constat désabusé.
 
L’analepse stratifiée

Aveu du refus de l’histoire

Alors même qu’il s’est réjoui de l’initiative de son audacieux neveu, promoteur de sa stratégie politique, il est maintenant temps, installé dans sa voiture comme Descartes près de son poêle, formulant son doute, à l’abri de l’action, de revenir sincèrement à lui-même : « En toute sincérité »21. Ce seul aveu d’une parole sincère, opposée à l’adhésion forcée, amorce la nécessité d’identifier la vérité à l’œuvre, la lutte qui travaille le prince.

Le monde sinistre qu’il délaisse est celui de sa « nausée » (« nauseato » en italien), terme qui trahit la présence mélancolique de l’absurde22. Le sens de l’Histoire n’a aucun sens pour lui. Il lui manque un principe. Qu’est-ce qu’un principe ? Cette autorité susceptible de pouvoir faire vivre l’Idée. Le seul pouvoir ne fait pas l’autorité, celui-là contraint par la richesse, celle-ci incline par sa représentation.

L’état dans lequel il se trouve au début de l’extrait ne dure pas, le mal du transport le gagne sous sa forme caractéristique de l’écœurement. A quelle lutte correspond ce dégoût, ce haut-le-cœur qui fait fondre la perfection comme un sucre trop doux ?

Une analepse introspective des événements récents rappelle bientôt ce « mécontentement perpétuel » du prince au sein d’un désaccord qui réintroduit avec la dimension historique toutes les oppositions entre le fond et la surface des choses, le vrai et l’illusion.

L’exercice de lucidité ne nous surprend pas, il en avait déjà fait état devant le père Pirrone lorsqu’il reconnaissait la nécessité des choses : « nous ne sommes pas aveugles »23. Mais l’adaptation à la réalité mobile de l’histoire n’est en rien une concession quant à sa véritable nature, d’essence noble, donc valeur absolue et non relative. C’est pourquoi il oppose sa béatitude à l’ivresse affichée des Palermitains, eux aussi « heureux ».

Quel privilège possède encore le prince à ce moment-là ?

L’ironie lui permet d’acquérir toujours le recul de plus par rapport aux autres. Il concède l’amusement d’un esprit intelligent et scientifique qui aurait pu détenir le pouvoir d’un savoir supérieur sur la marche de l’histoire. L’autorité du prince arrimée sur l’exclusivité doit s’avouer vaincue puisque « tous », à l’exception des imbéciles, ont compris ce qui se passait 24. Il s’épanouit dans ce désir d’exclusivité : « il aurait aimé être le seul », ce qui exclut aussi de lui la fonction désirante, d’où l’écœurement.

Alors, il dépasse sa compréhension pour, au-delà d’elle, y trouver la sérénité de la réduction des choses à un symptôme, une évaporation provisoire d’une essence éternelle qui bouscule un peu comme un chahut d’enfants, mais qui est destiné à rejoindre les rangs d’un ordre des choses égal à lui-même (« maintenant que les blessés étaient guéris et les moutons survivants s’étaient enrôlés dans la nouvelle police […] »25).

Le prince est encore capable d’être le dieu qui juge l’homme en lui, orgueilleux de son interprétation des images d’ici-bas, petit malin en rivalité avec les autres. Il cesse de faire semblant de prendre part à ce jeu pour lequel il a applaudi son neveu. Il ne participe pas à cette histoire, il en regarde le mécanisme, « inévitable nécessité » du faire humain, un simple jeu animé par un assemblage cohérent de pièces interchangeables qui simulait un sens pendant que le changement de costumes est en train de se faire en coulisses. Il refuse de prendre au sérieux cette « comédie » de jeu de rôles comme lorsque, pendant le carnaval, les esclaves sont autorisés à endosser l’habit des maîtres.

Le prince retrouve la hiérarchie des trois états platoniciens : les manifestations émotionnelles tapageuses et bruyantes sont le plus bas degré de la réalité, « une manifestation superficielle de mauvaise éducation », effet vide, simulacre de l’agir déshumanisé et sans valeur de pantins ; le fond des choses économiques et sociales valant pour autorité d’un ordre sensé, acteur prenant exemple sur l’ancien, le vrai, le seul ordre possible ; l’essence qui seule peut juger de la réelle valeur des choses.

Comment regarde-t-il cette comédie annoncée dans la première partie ? De la même manière qu’il prévoit l’exactitude de n’importe quel calcul et peut y trouver le plaisir d’une vision esthétique des manœuvres. De la belle ouvrage, tout comme il le fait avec l’habileté de Tancredi. 

Cette première strate de l’analepse s’enfonce dans le récit rétrospectif du passage. Beaucoup de choses se sont passées, mais le prince élude encore le motif même du passage. La référence au surintendant Don Pietro Russo appelle un autre souvenir qui, formé sur le même modèle de lucidité ironique, va ouvrir une approche plus déterminante et insoupçonnée dans la conscience éveillée de Don Fabrizio, « béate » ici, non plus au sens d’un état de félicité, mais au sens d’une ouverture qui laisse passer, plus qu’il ne sait. Sorte de dilatation, de béance, non plus du cœur, mais de l’âme26.

Le prince est sans illusion, peut-être, mais il reconnaît aussi ne pas savoir s’en fabriquer si nécessaire. Cette vulnérabilité va faire entrer avec les Piémontais chez lui, un défaut de médiation utile à la survie. 

Qui est le maître ? 

Le Guépard est un emblème qui n’effraie plus et ressemble déjà aux reliques qu’il chérit. Il est cette espèce en voie de disparition conservée par les nouveaux arrivants auxquels Tancredi donne en quelque sorte les clefs de sa classe27, vestige du prestige et vitrine de diversion, le maître doit sa survie à l’intendance.

Don Pietro Russo « avait tenu ses promesses », donne à cette forme d’obligation toute l’utilité d’un échange de bons procédés. Dans la première partie du roman, ce surintendant ambitieux est décrit comme « presque sincèrement dévoué » si ce n’était les vols qu’il commettait convaincu de son plein droit28. Euphémisme qui manifeste un dévouement plus intéressé qu’investi.

Le jugement du prince s’est adouci dans ce passage envers un employé qu’il jaugeait sévèrement pour l’arrogance avec laquelle il assurait sa protection. Cet individu « avide sous un front sans remords » étant « l’expression parfaite d’une couche sociale en ascension »29 revient lui mettre sous le nez la réalisation du renversement du pouvoir. Le prince est bien devenu ce « déchu au rang de protégé des amis de Russo », il n’est plus respecté que comme « l’oncle de Tancredi ». Le protecteur est désormais le protégé.

Les souvenirs ne sont qu’un livre des comptes ouverts sur l’exactitude des calculs.

Mais regarder l’histoire comme une comédie est une chose, se voir jouer la comédie en est une autre. La colère générée au début par le spectacle de la prétention de la classe avide de prendre sa place, guidée par le seul profit, l’amertume de la déchéance politique, ont laissé place à une participation docile à la comédie.

De quelle sorte de participation s’agit-il quand le prince lui-même dira ne vouloir prendre part à aucune transaction lorsque Chevalley lui proposera un vrai rôle ? Se joue-t-il alors encore la comédie à lui-même au milieu des rôles, volontariste à défaut d’y croire ? 

A la comédie des mauvaises manières succède la comédie des bonnes manières

Cette fois, la comédie a au moins le mérite d’être un « beau spectacle » renvoyant à une cohabitation « idyllique » de l’hommage rendu par l’intérêt à l’élégance. Mais le prince y est présent, épargné et complice par la mise en scène de Tancredi, à la fois Sauveur et Judas de l’aristocratie. Le talent du neveu réside précisément dans son travestissement politique, cette capacité mimétique à adopter un langage tout en maintenant une complicité d’initiés qui laissait entendre qu’il ne s’agissait que d’un jeu (« ironie sous-entendue »). Sous le charme de la magistrale ambiguïté du neveu « irrésistible dans la démonstration de son intimité avec les vainqueurs »30, l’oncle ne perçoit que des nuances de rôles, non une réelle contre-attaque politique.

Mais l’ironie n’est-elle pas que le recours d’un savoir peut-être supérieur, mais impuissant qui se donne encore un contrôle limité aux manières ?

La comédie des bonnes manières semble être toute tournée vers l’instigateur de la rencontre : Tancredi. Ce sont les gants qu’il enfile sur un comportement similaire aux képis rouges. Qui emprunte quoi à qui ? Déjà le trouble et la confusion s’installent derrière l’approche formelle des codes (la courtoisie répond à la courtoisie, le protocole est respecté comme une concession sans importance puisqu’elle enfreint « l’un des premiers décrets » du chef). Les respects sont échangés autour d’une courtoisie mutuelle en lieu de concession partagée et convenue, qui s’organise autour d’une reconnaissance de titre, « son Excellence », d’un côté, et de la disparition du tableau monarchique, de l’autre. Seules les apparences sont sauves. Les bonnes manières confondent les apparences, celles de la transition, d’un monde à l’autre, le passage n’a pas d’autre être que ce jeu. Un jeu d’enfant pour le prince qui se sent « parfaitement rassuré » par leur ferveur non violente, ni menaçante, mais « puérile »31. La perfection des apparences commence à rejaillir sur la perfection du début. Tout ça est trop beau pour être vrai et l’accumulation des adverbes de perfection annonce l’accumulation finale d’une sédimentation plus lente et plus obscure : « parfaitement rassuré », « parfaitement idyllique ». Le nivellement des classes ne devient pas encore, sous l’œil baroque et mélancolique du prince, un nivellement des registres, le pathétique du mortel. Tancredi est l’illusion du prince, celui qui les fabrique à sa place, au risque de le conduire là où il ne désire pas intimement aller.

Il profile ici l’illusion de la conversion, lui qui restera l’homme des « petites affaires ». D’ailleurs, il apparaît toujours plus ou moins qu’il n’est, être qui se résorbe entièrement dans l’apparaître. Il prend des poses, « avec componction », et porte les effets faussés d’un jugement empêtré ; même Concetta, à ce stade, s’y laisse prendre : « [elle] s’attristait de la mauvaise mine de son cousin que les bougies du piano faisaient apparaître plus languissant qu’il ne l’était réellement »32.

C’est bien Tancredi qui permet le remplacement du tableau du portrait du roi par la « piscine probatique », par sa courtoise annonce en amont de la visite. Que signifie cette « neutralité » censée réunir les avantages esthétiques aux avantages politiques ?

La piscine probatique renvoie à une locution de l’Évangile qui désigne le lieu de purification du bétail (probaton : petit bétail, moutons, brebis) prêt à être offert en sacrifice. Lieu de passage qui transforme le profane en sacré ou ici, à l’inverse, le sacré en profane, lecture à l’envers de l’histoire. Le Seigneur devient l’agneau. Le prince est l’élément sacrifié de l’Histoire. À cheval sur deux mondes qui le rejettent. Plus loin, don Calogero verra d’ailleurs dans l’aristocrate un mouton qui se prête à la tonte du bourgeois, mais le symbole est encore plus fort ici : le laissez-passer est, non seulement une porte sur un changement de nature, mais également un couperet sur l’échine du bétail rassuré et apprêté à l’échange. L’âme du prince sent déjà passer la lame.

Le prince n’est-il pas ce mouton, ce bétail qu’on mène aveuglément à l’abattoir, ceux-là mêmes de l’Histoire qu’il rejette, mais dont il pressent le sombre avenir33 ? Les « eaux jaillissantes » de Donnafugata, qui ressemblent au bonheur parfait entrevu au début, sont préfigurées négativement comme celles du naufrage de l’aristocratie et de la stagnation d’une identité croupie, lavée pour être mieux vidée de sa substance. 

La nouvelle autorité appartient au général, représentant de ce monde d’avenir où la fabrication des illusions dicte le réel : « il fit semblant de croire » et dont l’efficacité se résume en arrangements : « intrigua, parla, resta »34. Les paroles sont dans cet extrait le motif principal d’un effet de surface seul (au début les Palermitains eux aussi « surtout parlaient, péroraient, déclamaient »). Procédé performatif qui assoit une pure rhétorique des passions et de l’intérêt.

Don Fabrizio savait encore que c’était le pays des « accommodements », mais il diffère la vérité du voyage qui est celle-là même du passage.

Le temps se gâte et gâte le premier contentement : tout devient « long et compliqué »35, la comédie est plus enracinée, moins apparente, moins rassurante (« un second laissez-passer plus sûr »), une inversion s’établit : les apparences de liesse cachent la réalité du fond des choses qui contient un double-fond : la matérialisation du passage (sourires, poignées de mains, monnaie) affiche un voyage de compromission. La transition est une transaction. Le prince intuitionne la fusion de mondes auparavant étanches et séparés : il y a mélange funeste et non pas seulement interversion des rôles. 

La question du laissez-passer 

Reste bien la question. « L’unique problème » avait dit le prince, ou l’épine dans la patte du Guépard : celle de la continuité de cette vie abstraite. Le passage est une impasse. Rien n’est résolu, tout n’était pas réglé. Le général devient le moyen qui garantit la fin de l’aristocrate, il devient « utile », mais cette utilité n’est qu’un privilège accordé par celui qui devient aussi une nécessité pour l’aristocrate devenu l’obligé du passeur, acculé à frapper à la porte, comme Tancredi à celle des Sedàra. S’il veut se déplacer, il doit avoir un « laissez-passer ». Le projet de Tancredi prend une allure très restreinte ici et très concrète qui amoindrit l’aspect solennel de la transformation savante. L’histoire se recentre sur un bout de papier, la liberté dans une poignée de main et la valeur dans une pièce de métal.

Relégué en bout de conscience, la chute en est décisive. Qu’est-ce qui se déplace ? Que conserve le prince de cette aristocratie superbe, soustraite aux vicissitudes du temps ? La grâce appartient au bon vouloir du général qui tient dans sa main « la famille Salina » rétrécie au dernier symbole de domination du prince, dont fait partie l’astucieux Tancredi-Ulysse, réduit quant à lui à l’état de simple « jeune capitaine [en] permission ».

Le fond des choses secoue la lie de la cupidité que l’aristocratie avait laissée se déposer pour ne garder de la richesse que « l’ardeur et la couleur »36 et n’est peut-être plus aussi transparent que le dépassement de la compréhension voulait bien le laisser penser dans l’exactitude des prévisions.

La lourdeur des préparatifs annonce une matérialisation de l’âme après la spiritualisation du corps de l’Histoire. Le récit des événements qui se bousculent appartient à la comédie (beaucoup de choses se passeraient), mais la réalité du passage demande amèrement une contribution de l’âme. Les bonnes manières ne sont plus gratuites, elles empruntent à l’aristocratie le déguisement des mauvaises. La relativité gagne du terrain : un second laissez-passer « plus sûr » est plus prudent. Ignoble pis-aller politique, l’objet est investi de toute la déchéance personnelle et psychique du prince. Le profit devient une loi de nature parce que la nature change et troque l’impérissable contre une oxydation. Le laissez-passer laisse entrer le temps, et avec lui, la trace de la mortalité. L’âme porte des traces. Rien n’est moins sûr que la conversion. L’utilité laisse passer l’air du temps, la décrépitude dégonfle la béatitude avec le pourrissement conjoint du monde aristocrate et de l’âme principe. Échanger, troquer n’est pas le lot des étoiles, « seules pures », mais celui des hommes rapaces qui ne perçoivent des choses que le prix. L’aristocrate humanise le monde des choses en les élevant à la dignité d’une distinction, le bourgeois objective le monde des hommes en leur donnant un prix. Cette objectivation est signifiée par le rôle elliptique des synecdoques (sourires, poignées de main, tintements de monnaie) qui donne au pittoresque du commun (rien de nouveau sous le soleil) le sens fulgurant d’une victoire.

Le chemin n’est pas tout tracé, non, il n’est fait que de « vagues traces » semées de trous qui ont autant vocation à faire passer qu’à enliser. C’est en réalité parce que rien ne passe que le prince laisse fatalement entrer la mort en lui. 

Le cœur du voyage, comment ça passe – du meilleur au pire. 

Le voyage s’annonce comme une crise mélancolique majeure dans la vie du prince. Le fond n’était pas encore le « fond des choses », le prince descend plus bas que l’ironie, le dépassement n’est pas la sérénité harmonieuse de la compréhension des choses, mais dépassement par le bas qui en étreint le deuil. Le voyage ne suscite plus en lui la satisfaction ultime, mais le « pire » (peggio).

Au « beato » de l’entrée s’oppose maintenant l’« orrendo » d’en bas, le voyage fut « horrible »37. Le vernis de la perfection éclate sous l’incessant travail souterrain de la putréfaction qui commence avec le cadavre du soldat trouvé. Le thème ne cessera d’envahir l’âme écœurée du prince à côté même de celui de la pureté. La véritable sensation de la vie, la réalité vécue, est celle qui le lie au sentiment de sa perte, de la déperdition continuelle de son être. La fuite est aussi celle de la vie qui passe en lui.

L’expérience de la saleté symbolise cette contrariété essentielle à l’exigence de pureté, devoir se compromettre, avec les hommes, le temps, la réalité est une transgression seulement supportable en apparence. D’où l’ennui d’avoir à sauver sa classe, un dégoût profond pour l’action qui le met en exil de la perfection. L’aveu se précise et donne l’éclairage d’une vérité moins hautaine, qui prolonge le premier questionnement devant le soldat mort : « pour quoi meurt-on ? » en « par quoi et par où meurt-on ? ». La terre, sa terre, sa possession est maintenant celle qui l’ensevelit. D’où la violence des rêves « pénibles » issus de ce lien charnel à la terre qui le maltraite, la chair même de son monde auquel il est fatalement et viscéralement uni. La violence onirique témoigne de la passivité de la volonté et l’âme devient ce paysage de la volonté à terre. La lutte véritable échappe au prince sous la forme d’une comparaison inspirée, provoquée par l’onirisme qui est la manifestation sicilienne par excellence38 : « il n’avait pu s’empêcher de comparer ce voyage répugnant à sa propre vie »39

La raison des effets laisse filtrer la grande raison qui donne au prince la vision quasi oraculaire de sa propre vitalité malade. Le mot est enfin lâché : « répugnant ». La répugnance est un sentiment récurrent chez lui qui traduit un dégoût extrême, ici associé à lui-même. C’est exactement le terme qu’il utilise devant la chair de Mariannina exposée au flétrissement puis à la pourriture40, même si en italien le mot utilisé ici est « schifoso » qui marque le dégoût, autrement dit l’inversion du désir. Le terme (repugnantia) en latin et en français désigne une lutte, sous l’effet d’un antagonisme, d’une contradiction, d’une incompatibilité. La dimension politique du prince prend la couleur de la mélancolie comme celle d’une opposition insurmontable. Mais le prince oppose moins la saleté des auberges, qu’il montrera aussi à Chevalley, celle de son peuple, aux attentes de son rang, qu’il ne digère avec peine la vulgarité des transactions qu’il lui faut mener pour maintenir le privilège de Donnafugata.

Quelque chose rompt et s’arrête en cours de route dans les auberges crasseuses. Le savoir paradoxal du voyage est que là où ça passe, ça casse. Tancredi ne trouvera pas la solution, seulement une solution de continuité qui marque la rupture de l’isolement, de la dérive, de l’effondrement. L’agonie a bien commencé. La sueur accompagne non seulement la chaleur, mais la fièvre du malade qui lutte contre la mort.

Est-ce bien contre la mort que lutte le prince, lui qui en faisait la vie même de l’esprit ?

La transformation du paysage41 met en évidence la maturation du deuil qui se dit : « lutto » en italien. État de lutte encore, mais contre quoi ?

C’est la vie que désigne le prince comme cette fautive, cette décevante compromission qui fait obstacle au bonheur. La description conduit à la « conscience plate », monochrome d’une action qui ne mène à rien.

Le paysage de l’âme suit les moments logiques (d’abord, ensuite, enfin) d’une courbe inévitable qui justifie à la fois la lenteur à venir de la mort et la vitesse du passage dont on ne s’aperçoit à peu près pas, sauf brutalement comme à ce réveil involontaire. Et tout s’accélérera à partir de ce passage-là.

D’abord donc, le plaisir simple et naturel de la vie « déroulée » qui n’est que le développement d’elle-même, sa croissance, puis apparaît le fameux « goût », de l’effort, qui réalise la volonté (« grimpée », elle s’accroche, se maintient, se hisse, se surmonte) puis la nécessité du risque qui la met en quête d’elle-même dans la recherche de l’intensité en même temps que lucidité grandissante sur le vide du dessous (« glissée » : le lâcher prise, sensation d’abandon, l’intensité se double de frayeur). La béance s’ouvre un peu plus jusqu’à la sortie d’elle-même (« déboucher ») : là où il n’y a plus de contrastes, où tout est le même et où la fin est vécue sur le mode de l’interminable.

La sensation d’encéphalogramme plat qui clôt la comparaison est ce paysage sans horizon devenu platitude perpétuelle, semblant infernal d’éternité, comme une condamnation à vivre encore alors que ça meurt en soi. Cette vérité à laquelle accède le prince en plein trajet et le transporte en lui-même involontairement, sans contrôle, est la nécessité de laisser passer l’impassable, l’indépassable où l’âme dépasse sa temporalité comme dépôt d’elle-même.

L’âme ne se fait plus intermédiaire entre des régions opposées, entre elle et le corps obstacle, elle devient corps, elle se pétrifie et s’enterre vivante.

La lutte est le deuil de la lutte. Le non-être vaut mieux que le devenir. La vérité du deuil est, comme le dit Barthes, celle-ci : « je suis acculé à la mort : rien ne m’en sépare plus que le temps »42.

L’ironie devient celle, tragique, de l’expérience qui replace la comparaison dans la malédiction d’un double savoir : « et bien que Don Fabrizio sût qu’elles étaient destinées à s’évanouir avec l’activité du jour, il en souffrait de façon aiguë parce qu’il avait désormais assez d’expérience pour savoir qu’elles laissaient au fond de l’âme un sédiment de deuil qui, s’accumulant jour après jour, finirait par être la véritable cause de sa mort »43.

« Bien qu’il sût » concède au temps l’efficacité du passage qui effacera la nuisance de l’activité nocturne par l’activité du jour, tout paraîtra comme avant, mais cette consolation est immédiatement contrecarrée par une concessive qui excède cette consolation illusoire par sa quantité « assez d’expérience pour ». Au double savoir concessif et consécutif s’associe une double causalité : la première concernant la souffrance éprouvée (« aiguë ») irréductible à la capacité de se leurrer soi-même, la seconde identifiant le sujet de la mort, l’âme comme cause.

L’âme transforme le laissez-passer en « sédiments », ceux du deuil. Elle ne produit plus de l’âme, mais du corps, elle se fossilise, se fige en solide, le prince entre dans la pierre de Donnafugata, c’est la fin de l’Idée du Guépard, éparpillée en traces multiples et dévaluées. Un tintement de monnaie pour une âme « sans rachat », comme la Sicile.

Elle devient paradoxalement cause d’une mort qui signifie déclin, avènement prématuré de la fin chez l’homme du « milieu » de la vie qui restera dans l’entre-deux. Le lieu même de sa supériorité et de l’éternité recherchée le renvoie à la question de sa propre domination.

D’où la dernière parole d’incertitude : « on verra ». L’insinuation dans l’état illusoire du bonheur qui n’est plus qu’une « impression » de l’enfance, période close et capricieuse sur son « monde » contrôlé parce que fabriqué, rêvé, est celle de l’illusion même de l’autorité (qu’est-ce que rester un prince sans peuple ?).

La béatitude qui inaugure la traversée des apparences dans la conscience d’une solitude n’est qu’une rêverie d’enfant, un réveil éveillé propre à l’âme sicilienne qui désire suprêmement la mort.

Alors, si comme le dit Bachelard dans sa Poétique de la rêverie, « le monde commence pour l’homme par une révolution d’âme qui remonte à une enfance »44, le monde du prince, à ce moment du roman chancelle dans les restes d’une impression d’enfance. L’âme passe l’âme, elle se fuit elle-même comme la fin d’un monde qu’elle anime et réanime tout en sachant que le passé est ce qui lui reste à vivre. 

Dans l’enfer pestilentiel de l’été 1860 vers Donnafugata, le prince Don Fabrizio commence à sentir les effets du compromis engagé par Tancredi et sent progresser la puanteur de sa propre chair avec le déclin de la sublimation aristocratique.

C’est la mort dans l’âme que le prince cède au « laissez-passer » de l’histoire, mais, au fond de lui, il en meurt, et son âme devient le réceptacle pétrifié du temps qui ne passe plus, qui attend la mort, la vraie, celle qui le ramènera vers l’Idée, la pure stellaire et ce qui s’en va avec lui.

C’est la mort de l’âme du prince, mais c’est aussi la mort de l’âme elle-même contre la victoire d’une société marchande qui échange, troque et se donne en spectacle en en discutant le prix.

 

 

 

2 Le Guépard, p. 59.

3 Ibid., p. 39.

4 « à la différence des autres fois », p.58.

5 Ibid., p. 59.

6 Ibid., p. 39

7 Ibid., p. 45.

8 Ibid., p. 58.

9 Ibid., p. 58. Dans l’édition italienne Feltrinelli, 2005, p.  61 : « era beato ».

10 BARTHES, Roland, Mythologies, éd. Seuil, 2010, p. 96.

11 Description des nobles par le Père Pirrone, p. 207.

12 « la Princesse s’était endormie, Don Fabrizio, seul avec elle dans la vaste voiture », p. 58.

13 Ibid., p. 35.

14 Ibid., p. 266.

15 Ibid., L’Église mère et le couvent du Saint-esprit.

16 Ibid., p. 50, 65, 90.

17 « C’était elle la créature désirée depuis toujours qui venait le chercher », ibid., p. 268.

18 Ibid., p. 58.

19 Formulation hégélienne.

20 « Telle est la vie des dieux et des hommes divins et bienheureux : s’affranchir des choses d’ici-bas, s’y déplaire, fuir seul vers lui seul », PLOTIN, Ennéades, VI, 9,9, trad. E. Bréhier, éd. Les Belles Lettres.

21 Deuxième moment de l’extrait, ibid., p. 58.

22 Cette « nausée » ne peut pas ne pas rappeler celle de Sartre.

23 Ibid., p. 44.

24 « Tous les Palermitains semblaient heureux, tous, sauf une poignée d’imbéciles », ibid., p. 59.

25 Ibid., p. 59.

26 De l’écœurement qui renvoie au cœur d’une (â)mertume.

27 Et il le fera notamment plus généralement dans le roman par l’intermédiaire d’Angelica.

28 Ibid., p. 37.

29 Ibid.

30 Ibid., p. 60.

31 Ibid., p. 60-61.

32 Ibid., p. 61.

33 Les prolepses sont aussi nombreuses dans le roman.

34 Ibid., p. 61-62.

35 Ibid., p. 62.

36 Ibid., p. 35.

37 Ibid., p. 62.

38 Ibid., p. 69.

39 Ibid., p. 62.

40 Ibid., p. 29 «  sérénité assouvie maculée de répugnance ( ripugnanza) ».

41 la description de la vie comparée à la métamorphose du paysage, ibid., p. 63.

42 BARTHES, Roland, Journal de deuil, éd. Seuil/Imec, collection Fiction et Cie. Le deuil étant associé au « milieu de la vie » que connaît ici le prince.

43 Le Guépard, op. cit., p. 63.

44 BACHELARD, Gaston, Poétique de la rêverie, éd. PUF, coll. quadrige, éd. 1993, p. 88.



___________________________________________________

- Auteur : Stéphanie Génin
- Titre : L’âme passe l’âme (II, 58-67)
- Date de publication : 20-09-2016
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=178
- ISSN 2105-2816