Littérature et Idée Mythopoétique Poétique du récit Espaces littéraires transculturels Perspectives critiques en littérature et poétique comparées Recherches sur la littérature russe Musique et littérature Observatoire des écritures contemporaines
Recherche par auteur étudié  :
Recherche par thème  :
Recherche dans tout le site :
COLLOQUES


LE LETTRÉ : DÉFINITIONS ET ENJEUX


Le lettré 1900 : une figure individualiste ?

Alexandre de Vitry


Dans ses Essais de Psychologie contemporaine, en 1883, Bourget consacrait un chapitre à Renan dont il faisait le maître de toute une génération de jeunes lettrés, ceux qui tiendraient bientôt le haut du pavé dans la vie intellectuelle parisienne littéraire, mondaine et académique. Après avoir brossé un portrait de Renan en « dilettante », Bourget s’attarde sur le dédain aristocratique du savant pour la « marée démocratique », et ajoute : « Ce serait une étude curieuse que celle qui marquerait les diverses formes que ce dédain a revêtues parmi les lettrés contemporains1. » C’est à cette « étude curieuse » que je propose de me livrer ici, à quelques grands traits : le lettré fin-de-siècle, le lettré 1900, fut-il une telle figure dédaigneuse ? Et ce dédain fait-il de lui un « individualiste » ?

Pour répondre, il faut commencer par une mise au point lexicale. Au tournant du siècle, la notion d’individualisme recouvre en effet plusieurs acceptions à la fois poreuses et bien différenciées. Il s’agit d’abord de l’individualisme de la Déclaration des droits de l’homme, tel que le défendent les républicains de la IIIe République, notamment dans l’affaire Dreyfus. C’est l’individualisme de Durkheim ou de Renouvier : non un individualisme du repli, mais un principe philosophique qui contraint toute pensée et toute action politiques à admettre pour valeur première la personne humaine dans toute sa dignité. Dans la polémique, les antidreyfusards reprochent ainsi aux « intellectuels », ces lettrés nouvelle manière, de se laisser égarer par un tel individualisme, qui les conduit à négliger l’État, la nation, la collectivité2.

L’anarchisme individualiste, quant à lui, en vogue également dans cette période, peut se subdiviser en deux tendances assez divergentes. La première, dans la lignée de Proudhon, consiste à défendre l’individu contre toute forme d’autorité, mais intègre malgré tout cette défense de l’individu à une vision sociale égalitaire, « communiste », comme chez Kropotkine ou chez Jean Grave. Ceux qui se réclament de cette tradition tendent alors à se démarquer d’une autre sensibilité, se réclamant également de l’anarchisme mais assumant, elle, une forme de repli, d’élitisme voire de sédition. Cette dernière option individualiste s’épanouit dans les milieux « esthètes » ou « artistes », sous l’influence de Nietzsche, qui connaît alors une grand vogue, ainsi que de Max Stirner, qu’on redécouvre à l’époque – deux traductions en français de L’unique et sa propriété paraissent en 1900, l’une chez Stock, l’autre aux Éditions de La Revue Blanche. Si l’on suit le théoricien de l’individualisme Georges Palante, qui publie dans ces années toute une série d’ouvrages sur le sujet, ce dernier cas de figure relève de la « sensibilité individualiste », d’un « individualisme psychologique », qu’il faut distinguer de « l’individualisme économique » aussi bien que de « l’individualisme politique », même dans sa version anarchiste3. L’histoire de ce dernier individualisme sera beaucoup plus littéraire que doctrinale, et nous trouvons ses figures tutélaires en Vigny, Stendhal ou Baudelaire, plutôt qu’en Proudhon ou Bakounine. Cet individualisme est à bien des égards la version outrée de l’individualisme romantique : une vision tragique de l’existence, un attachement à des figures héroïques, dont celle de l’auteur, une fascination pour le moi, enfin, qui n’a plus tout à fait, à la fin du siècle, les accents lyriques du romantisme le plus franc, mais qui régit plus que jamais la vie littéraire.

Selon Palante encore, cet individualisme singulier, entre Vigny et Stirner, se définit par son caractère réactif ou négatif : il n’existe que de façon secondaire, en réaction à ce que Vigny nommait les « choses sociales4 ». Un individualiste de cette espèce est celui qui refuse en tout le troupeau, l’enrégimentement. Il n’a pas de doctrine mais un tempérament, farouche et méfiant à l’égard de tout ce qui est issu de la société et non de sa personne même. Cela explique qu’il soit très critiqué dans les milieux anarchistes communistes comme une contrefaçon de l’anarchisme bien entendu. Hubert Lagardelle, dans Le Mouvement socialiste, distingue fermement « l’anarchisme communiste et ouvrier », qui « veut créer des institutions nouvelles », et « l’individualisme littéraire, philosophique, supra-social, bon tout au plus pour des intellectuels insurgés », se contentant de la « révolte » à défaut d’une véritable révolution5. L’anarchisme individualiste d’une partie des lettrés d’alors serait donc plus individualiste qu’anarchiste, confisquant aux anarchistes leur nom et leur légitimité. Sans trancher cette querelle de dénomination, remarquons en tout cas une nette frontière, même une inimitié, entre ces deux manières de défendre l’individu : l’une qui serait celle des militants ; l’autre, celle des « littéraires ».

Cette mise au point faite, nous proposons d’examiner trois, voire quatre figures d’époque pouvant correspondre à la notion souple de « lettré », pour faire apparaître la façon dont elles incarnent ou non cet « individualisme littéraire ». Ces figures sont les suivantes, et correspondent chacune à des réservoirs lexicaux différenciés en même temps qu’à des types sociaux bien définis : le lettré-dilettante (lui-même voisin de l’esthète), sur qui portera la plus grande partie de cet article ; l’intellectuel et son rival l’académicien ; enfin le clerc.

L’ÉGOÏSME FÉCOND DU DILETTANTE

À première vue, il conviendrait d’opposer l’individualisme littéraire, sauvage et solitaire, créateur autant que destructeur, au conformisme tranquille du lettré, homme d’institution travaillant avec une discrétion laborieuse pour le bien patrimonial de la communauté. D’aucuns jouent explicitement sur une telle dichotomie. Ainsi Jules Lemaitre, en 1885, dans la première série de ses Contemporains : « Je crois que l’ignorance de beaucoup de jeunes écrivains est une des causes de leur originalité, je le dis sans raillerie. Un lettré, un mandarin, a beaucoup plus de peine à être original. Il lui semble, à lui, que tout a été dit, ou du moins indiqué, et que cela suffit. Il a la mémoire trop pleine6. » Le lettré professionnel, le « mandarin », a la mémoire saturée, il ne peut créer ; l’aventure individuelle n’est pas son fait. Quant au lettré amateur, au dilettante, on lui fait le même reproche : pour Hugo, « il ne faut être ni dilettante, ni virtuose ; mais il faut être artiste7 » ; et chez Huysmans, dans Là-Bas, on lit encore : « Le dilettante n’a pas de tempérament personnel, puisqu’il n’exècre rien et qu’il aime tout » ; ou : « Tout auteur qui se vante d’être un dilettante, avoue par cela même qu’il est un écrivain nul8 ! »

Il existe pourtant bien un individualisme du lettré, ainsi que d’autres indices nombreux le laissent croire. Tel personnage de Zola, dans L’Argent, fait preuve d’un « cynisme de lettré désabusé9 ». Zola encore affirme que le propre du lettré (auquel il ne s’identifie pas), c’est de chercher « l’original10 ». Verlaine évoque son propre « pauvre orgueil lettré11 ». Huysmans (mais celui d’À Rebours cette fois) fait de Des Esseintes le modèle achevé de ce lettré retiré, cultivant sa personnalité sans plus entretenir de relation avec les autres hommes, entouré de ses seuls livres et de ses curiosités esthétiques. Un tel lettré est loin du Montaigne serein retiré en sa bibliothèque, loin même du mandarin de l’Université ; mais c’est bien encore un lettré, dans une version épuisée, « décadente » comme on dit alors. C’est la sensibilité qui domine dans l’école symboliste : chez Mallarmé, chez Joséphin Péladan, chez Remy de Gourmont. Dans un registre légèrement différent, ce sera encore le jeune Barrès égotiste, qui caractérise rétrospectivement son premier roman, Sous l’œil des barbares, comme « monographie » ou « théorie de l’individualisme12 ». On nomme ce lettré individualiste dilettante, esthète, homme au tempérament « artiste », autant de termes quasi-permutables dans le discours du temps (par exemple chez les frères Goncourt, qui parlent souvent de « lettrés artistes13 »). À ce titre, il n’est plus guère distinguable de l’écrivain ou du créateur : auteur et lecteur se superposent dans la recherche égotiste de la formation et de la fortification de soi. On le voit bien dans la diatribe que lance Maurras dans L’Avenir de l’intelligence : « La situation morale du lettré français en 1905 n’est plus du tout ce qu’elle était en 1850. La réputation de l’écrivain est perdue. Écrire partout, tout signer, s’appliquer à donner l’impression qu’on n’est pas l’organe d’un journal, mais l’organe de sa propre pensée, cela défend à peine du discrédit commun14. » S’il use des mots de « lettré », d’« écrivain » et de « journaliste » comme des synonymes, c’est que ces figures se rejoignent toutes dans un même individualisme étroit, dans l’obsession de leur « propre pensée ». En pure contradiction, ils communient dans l’individualisme, que Maurras exècre tant.

En semblant négliger la société au profit de son vagabondage esthétique personnel et capricieux, le dilettante fait donc preuve d’une irresponsabilité scandaleuse. Pour le Jean-Christophe de Romain Rolland, le « dilettante français » joue un « jeu où l’on ne risque rien15 », à la façon du Suisse Amiel, qui pouvait écrire au milieu du siècle : « je suis […] resté un pur dilettante dans la vie, amateur en beaucoup de choses, ne convoitant aucune maîtrise, et profitant en touriste de mon irresponsabilité16 ». C’est à ce titre que le modèle du lettré-dilettante, de l’esthète irresponsable, peut-être « antisocial », vient s’inscrire dans une vaste série de figures récurrentes dans le discours des défenseurs de l’individualisme comme de ses contempteurs – tous ces contre-modèles dont Péguy, par exemple, tenait à distinguer le « père de famille » idéal, « aventurier du monde moderne » : « le célibataire, l’homme libre, le non-prisonnier, le non-otage, le délié, le non-lié, l’inlié, le ne-jamais-lié, le faufilateur, l’homme aux pieds légers, le coureur, le faiseur de bombes, le bambocheur, l’homme alerte17 ». Il y a chez le dilettante une légèreté insoutenable, qui l’apparente dans la polémique à toutes les figures évanescentes de l’individualisme et de l’égotisme.

Or cette caractérisation agonistique, même dans le discours de l’adversaire, du contempteur des dilettantes, peut nous permettre de saisir la ressource de cet individualisme, sa fécondité. Observons par exemple la consonance des condamnations de deux contemporains fort différents l’un de l’autre : le théologien Maurice Blondel et le sociologue Émile Durkheim – deux lettrés à leur manière, mais guère dilettantes. Blondel, en 1893, dans L’Action, écrit : « Quand le dilettante glisse entre les doigts de pierre de toutes les idoles, c’est qu’il a un autre culte, l’autolâtrie18. » Durkheim, en 1893, affirme lui que le dilettante n’est que la transposition anachronique de l’idéal ancien de l’honnête homme devenu aujourd’hui insoutenable : « Il nous semble que cet état de détachement et d’indétermination a quelque chose d’antisocial. L’honnête homme d’autrefois n’est plus pour nous qu’un dilettante, et nous refusons au dilettantisme toute valeur morale ; nous voyons bien plutôt la perfection dans l’homme compétent qui cherche, non à être complet, mais à produire19. » Les deux auteurs dénoncent une pure quête de soi. Blondel évoque proprement un narcissisme, une « autolâtrie », culte de soi caché derrière la succession trompeuse des idoles passagères ; Durkheim, lui, sape l’idéal caduc de « l’homme complet », pour lui préférer celui de l’homme compétent productif. Les deux auteurs insistent ainsi sur une forme de diversité propre au dilettante, sur son ouverture à une totalité illusoire, certes, mais bien une totalité, et une totalité multiple. Le dilettante n’est pas seulement celui qui se cultive soi-même ; il est celui qui s’intéresse à tout. À ce titre, son modèle n’est pas tant Stirner ou quelque âme romantique sombre et revêche, mais davantage Renan, dont nous avons que Bourget faisait bien un tel modèle.

Dans Vie du lettré, William Marx affirme que « le plaisir propre du lettré, c’est de représenter la civilisation à soi tout seul20 ». La figure du dilettante offre une variation sur cette aspiration de l’érudit à travers les âges, professionnel ou amateur. Il est l’héritier d’Énée et d’Antigone, ces vagabonds qui, dans la solitude de l’exil ou de la sécession, emportent avec eux la cité tout entière. Son individualisme n’est pas seulement de rupture, il est aussi de concentration : en s’intéressant à tout, le dilettante reproduit en sa personne un microcosme de l’univers entier de la culture – l’« homme complet » que condamne Durkheim. C’est bien ainsi qu’il apparaît chez Bourget, même si c’est pour lui encore un chef d’accusation : en se faisant « homme de livres et de bibliothèque », Renan s’est paradoxalement rendu « le plus individuel qu’il est possible » par une « science délicate de la métamorphose intellectuelle et sentimentale ». Grâce à sa « facilité à tout admettre des contradictions de l’univers », « le dilettante passe subitement d’un pôle à l’autre de la vie humaine ». Bourget voit là un pesant « danger social », une attitude conduisant à une fâcheuse « incapacité de vouloir » qui bloque toute action véritable ; cependant, son portrait à charge permet de mettre en lumière une facette particulièrement riche et paradoxale de la quête personnelle du lettré : son individualisme ne s’épanouit qu’en tant qu’il se dilue dans toutes les nuances possibles de la politique, de la religion, de la « pensée générale », comme dit encore Bourget21. Le lettré-dilettante ne se retire du monde que pour intégrer harmonieusement à sa propre personne le monde entier.

À cela s’ajoute un second paradoxe de l’individualisme du dilettante, paradoxe d’ailleurs propre à tout individualisme véritable, si l’on en croit Georges Palante : son repli conduit à une forme particulière de sociabilité – de sociabilité individualiste, aussi oxymorique que paraisse une telle idée. Toutes les études sur l’individualisme, à l’époque, y insistent, qu’il s’agisse de celles de Palante ou de celle de Victor Basch, en 1904 : cet individualisme radical et littéraire se réalise dans un aristocratisme des lettrés, réel ou imaginaire. On ne se coupe de la société que pour mieux s’associer avec de nouveaux frères choisis, pour former en marge du monde une société réduite idéale. Ainsi des nombreux salons littéraires de l’époque, ainsi des artistes et des écrivains de l’Abbaye de Créteil, « Thélème d’artistes » fondée en 1904 sous la bannière de l’individualisme ; ainsi encore, comme l’écrit Basch avec des accents baudelairiens, de cette aspiration de l’anarchiste individualiste à « converser avec les géants qui l’appellent, à travers les déserts infinis du temps22 ». Il ne s’agit plus de l’idéal autodestructeur de Des Esseintes mais bien encore de celui de Renan, qui rêva toute sa vie à des « utopies de société aristocratique23 ».

De plus, l’utopie renanienne ne s’achève que sous une forme élargie : ce que Renan réclame dans sa Prière sur l’Acropole, c’est un antithétique « peuple d’aristocrates », « un public tout entier composé de connaisseurs24 » – le « connaisseur », un synonyme de plus du lettré amateur, de l’esthète, du dilettante. Autrement dit, un lettré comme Renan chérit certes le petit nombre de ses pairs, une élite de happy few, mais c’est pour imaginer que cette utopie dilettante s’élargira au bout du compte à la communauté entière des hommes. L’idéal véritable de Renan, c’est l’idéal d’un peuple entier de lettrés, d’une aristocratie individualiste devenue démocratie parfaite.

LETTRÉS EN POLITIQUE : INTELLECTUELS CONTRE ACADÉMICIENS

Passons à une autre figure du lettré, plus professionnelle : l’intellectuel – fusion hybride opérée dans le feu de l’engagement politique entre le mandarin (qu’on ne nomme pas encore « l’universitaire ») et l’écrivain, entre Seignobos et Zola. À première vue, il s’agit d’un modèle inverse à celui du dilettante ou de l’esthète. L’intellectuel est le nom du lettré qui s’engage (en particulier dans l’affaire Dreyfus), qui prend sa part de responsabilité dans la cité pour une cause qu’il juge juste et qui dépasse ses intérêts personnels, fussent-ils savants. Pourtant, dans l’Affaire, c’est aux intellectuels qu’on a reproché d’être « individualistes ». Et ces intellectuels, à leur tour, ne manqueront pas de reprocher à leurs adversaires de n’être que… des lettrés. Toute cette rhétorique et cette terminologie apparaissent bien réversibles. Dans un texte célèbre, Durkheim a répondu à cette accusation proférée par Brunetière. Il se reconnaît bien individualiste, mais en refusant l’utilitarisme de Spencer et de Molinari aussi bien que toute perspective d’« anarchie intellectuelle et morale ». La doctrine individualiste dont il se réclame est, elle, issue des philosophies de Kant et de Rousseau ; elle constitue un idéal moral et même religieux, seul apte, dans l’époque actuelle, à donner à la société un fondement « sacré ». Durkheim retourne le vocable d’individualisme contre lui-même, il lui ôte toute « essence anti-sociale » et revendique « un certain intellectualisme » inhérent à la doctrine, car « la liberté de la pensée est la première des libertés25 ». L’intellectuel, l’homme de pensée, connaît mieux que quiconque l’impératif individualiste car la liberté est indispensable à son activité même. Son monde, comme le monde du dilettante, remarquons-le, peut être vu comme un laboratoire, comme le lieu d’une expérience réduite de ce à quoi la cité entière doit aspirer : la liberté lui est nécessaire, à lui d’abord, autant qu’elle doit le devenir à toute la république moderne. À cet égard, la remarque de Durkheim annonce les travaux à peine ultérieurs de l’historien Augustin Cochin, qui se réclamait du sociologue en adoptant une axiologie inverse anti-démocratique. Pour Cochin, la république des lettres du xviiie siècle, marginale, semi-cachée, hors-société, prépare et préfigure la République de 1792 ; elle en est la première image en même temps que le lieu de gestation. La « petite cité » des lettrés, purement occupée de « nuées », c’est-à-dire d’affaires intellectuelles, abstraites, et la « grande cité » révolutionnaire culminant dans la Terreur, ne sont que les deux faces d’un même phénomène26.

Revenons à Durkheim, dont le texte achève son apologie des intellectuels par une pique visant leurs adversaires : « Ce ne sont ni des apôtres qui laissent déborder leurs colères ou leur enthousiasme, ni des savants qui nous apportent le produit de leurs recherches et de leurs réflexions ; ce sont des lettrés qu’un thème intéressant a séduits27. » Chez l’adversaire de Durkheim, ni religiosité, catholique ou républicaine, ni véritable savoir (à la différence de celui des quelques grandes figures de l’Université investies dans l’Affaire) : simple curiosité frivole de « lettré ». Le lettré n’est sensible qu’à la séduction. L’ennemi de l’intellectuel, c’est donc le dilettante, que revoilà ; un dilettante irresponsable, superficiel, pur esthète occupé de son seul plaisir. C’est bien le lettré individualiste que nous avons présenté, mais le contexte polémique nous invite à identifier derrière lui un autre personnage : l’académicien28 – Brunetière, à qui répond Durkheim, l’était d’ailleurs depuis 1893. L’institution du quai de Conti s’illustrait alors dans l’affaire Dreyfus par un investissement très net dans le camp antidreyfusard. Le seul académicien à défendre le capitaine sera Anatole France, qui d’ailleurs brossa de nombreux portraits caustiques de lettrés, du Crime de Sylvestre Bonnard à L’Île des Pingouins. C’est donc bien à eux que songe ici Durkheim, comme le jeune Péguy lorsqu’il s’attaquait à la même époque, dans La Revue blanche, à la « milice lettrée de la contre-révision29 ». Accusé d’individualisme, Durkheim assume l’étiquette (il y a un bon individualisme, celui des intellectuels) tout en renvoyant l’accusation (il y a bien aussi un mauvais individualisme, mais ce sont les académiciens, pas les intellectuels, qui y sont sujets malgré leur prétendu anti-individualisme).

Cette répartition des rôles est cependant fort conjoncturelle et n’a qu’un temps30. Péguy, dreyfusard impénitent, s’en prendra quelques années plus tard avec violence à l’institution universitaire dont il était le défenseur, en dénonçant à son tour leur « individualisme ». Cette dénonciation est au plus explicite, le fait est notable, dans son projet de thèse inachevé (qui ne ressemble guère à une thèse), rédigé autour de 1909, comme si Péguy avait singé les lettrés pour s’attaquer à eux31. Il y dénonce les travers de l’historien (et du sociologue), qui néglige les données du « présent naturel » en posant sur les réalités présentes et passées un regard purement artificiel procédant par l’« extension arbitraire » d’un « petit présent individuel promeneur » – la mention du « promeneur » nous tire vers la légèreté du dilettante, et non vers la seule et habituelle dénonciation de la pesanteur sans grâce de l’universitaire « boîte-à-fiches », comme dit ailleurs Péguy de Marcel Mauss32.

Ces mouvements individuels et particuliers
de tant de petits présents individuels et particuliers
d’où résultent tant de présentations individuelles et particulières
sont il faut le dire
et ne sont et ne peuvent être
qu’autant d’imitations artificielles et intellectuelles
de ce grand mouvement naturel
de ce grand présent naturel
qui fait cette grande présentation naturelle
universelle et éternellement temporellement inépuisable33.

Péguy rejoint ici la critique nietzschéenne de l’histoire épuisant la vie, risquant de détruire la vérité en prétendant la dévoiler34, mais il le fait à l’aide d’une étonnante rhétorique anti-individualiste (lui qui, à bien des égards, fut un lettré, et un individualiste35). Selon lui, l’historien, ce lettré moderne, réduit l’objet de son étude à sa propre échelle individuelle : il fait toute grandeur à sa mesure et rétrécit nécessairement la réalité immense et anonyme qu’il évoque. Nous ne sommes pas si loin des reproches adressés par Bourget au dilettante Renan, qui fut lui aussi un académicien, un historien, et qui faillit devenir un clerc, épousant toutes les formes du lettré en son siècle. Dans tous les cas, les lettrés s’en prennent aux lettrés, et chacun se voit tour à tour contraint d’occuper la place inconfortable de « l’individualiste de service ».

L’INDIVIDUALISME DU CLERC : PASSÉISME OU MODERNISME ?

Examinons enfin un dernier cas, une dernière figuration du lettré : celle du clerc. Le mot n’a pas encore, à cette date, le sens sécularisé que lui donnera Julien Benda en 1927 dans La Trahison des clercs ; c’est plutôt la figure traditionnelle du clerc religieux qui sévit encore, prise dans la houle de la polémique autour des lois de 1901 et de 1905 et du débat sur les congrégations religieuses. Or, l’un des arguments récurrents de la controverse, manié par exemple par Jaurès, est le suivant : s’il faut interdire les congrégations, c’est pour détruire l’état régulier, pour mettre fin à la sécession absurde de ces quelques individus qui, une fois rendus à la vie sociale, sauront enfin redevenir des éléments sains de la société. Dans le moine, lettré d’un autre âge, c’est encore l’individualisme qui gêne. La lutte laïque de la gauche radicale et socialiste ne vise pas seulement l’Église proprement dite : elle combat aussi une tentation individualiste du catholicisme, de la même manière qu’elle s’en prend aux pratiques trop sécessionnistes de certains anarchistes. Il faut faire disparaître ces lettrés coupés du monde que sont les moines, subsistance individuelle étrange d’un monde qui doit disparaître.

Parmi les différentes figures de lettrés qui peuplent l’œuvre d’Anatole France, à la pointe de la polémique anticléricale de l’époque, nous pouvons retenir, dans L’Île des Pingouins, celle de Johannès Talpa, tenant la chronique des Hauts faits de la Pingouinie, si absorbé dans son activité qu’il ne prend pas conscience qu’on pille et qu’on détruit son monastère jusqu’à le réduire en cendre. Le chapitre s’achève sur une image ambiguë : tout le monastère est détruit, seule reste la cellule de Talpa suspendue en l’air, et Talpa lui-même qui ne s’est rendu compte de rien, lettré hors-sol et réduit littéralement à lui-même36. Si l’image dégage le charme désuet des pastiches d’hagiographie dont France était coutumier, elle est aussi porteuse d’une critique directe de l’auteur à l’égard de l’irresponsabilité des hommes d’Église, de leur refus d’admettre la réalité, tel qu’il s’est manifesté durant l’affaire Dreyfus.

Toutefois, en cette affaire cléricale comme dans les cas qui nous ont occupé précédemment, la polémique peut également fonctionner dans un autre sens. L’attaque anti-individualiste contre les clercs lettrés ne vient pas seulement des forces anticléricales, mais aussi de l’Église antimoderniste de Pie X, quand elle s’en prend à Alfred Loisy et à ses méthodes exégétiques – que Loisy avait d’ailleurs forgées en se réclamant de Renan. Loisy lui-même s’en prenait au théologien protestant Harnack qu’il jugeait trop individualiste, tant dans son rapport à l’Église qu’aux Écritures ; mais c’est à son tour pour individualisme qu’il est condamné37… Celui qui veut juger seul des Écritures, sans l’appui de l’institution, doit être réduit au silence. Pour l’Église de 1910, le modernisme, hérésie d’un nouveau type de lettrés, est en même temps un intellectualisme et un individualisme. Le lettré devient dangereux à partir du moment où son activité ne repose plus, en amont et en aval, sur la collectivité elle-même : en l’espèce, sur l’Église. Ainsi, sur sa gauche comme sur sa droite, on fait au lettré religieux du début du xxe siècle une situation impossible : qu’il rejoigne la société laïque ou l’Église, mais qu’il cesse de se croire seul au monde !

CONCLUSION

Les images du lettré que nous avons passées en revue, le dilettante, l’intellectuel, l’académicien et le clerc, toutes variées qu’elles soient, sont reliées par bien des passerelles, comme le montre la figure labile de Renan, qui plane de façon si déterminante sur toute l’époque. Quoi qu’il en soit, dans l’ensemble des cas, le modèle du lettré a quelque chose d’un catalyseur politique, il rend sensible une représentation du savoir en même temps que du pouvoir. Les questionnements foisonnants autour de l’association, du petit et du grand groupe, de la démocratisation, mais aussi l’affaire Dreyfus ou les débats des années 1900 sur les relations entre l’État et les institutions religieuses, trouvent à se concentrer dans les représentations du lettré, homme social ou marginal. Individualiste scandaleux en même temps que fondateur et conservateur de cité, il réapparaît à tous les carrefours des lignes idéologiques du temps. Comme l’écrit William Marx, il est « le socle d’une civilisation » en même temps qu’« une instance destructrice », à la fois « un soutien et une menace38 ». Dans l’imaginaire politique moderne, n’est-ce pas également le statut, si réversible, de l’individu lui-même, de l’hyper-individu recherché par l’individualisme outrancier des esthètes, aussi bien que de l’individu nu, toujours oppressé, que la Déclaration des droits de l’homme a tâché de sacraliser ? Et le lettré n’est-il pas alors ce même individu, simplement grossi, épaissi du savoir et des « lettres » auxquelles il a consacré sa vie ?

 

1 Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine [1883], Plon, 1920, t. 1, p. 91.

2 Voir en particulier l’article retentissant de Ferdinand Brunetière, « Après le procès » paru dans La Revue des deux mondes en mars 1898, p. 428-446. Ce premier individualisme ne doit toutefois pas être confondu avec l’individualisme libéral et utilitariste ; Durkheim, en particulier, les distingue très fermement, accordant sa préférence au premier, républicain et moral, contre le second, pur égoïsme intéressé, associé à la pensée de Spencer (Émile Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », La Revue bleue, 4e série, t. 10, 1898, p. 7-13).

3 Georges Palante, La Sensibilité individualiste, Alcan, 1909, p. 1.

4 Ibid., p. 5.

5 Hubert Lagardelle, Le Mouvement socialiste, n° 151, 15 mars 1905, p. 416-417.

6 Jules Lemaitre, Les Contemporains. Études et portraits littéraires, 1e Série, H. Lecène et H. Oudin, 1886, p. 334.

7 Victor Hugo, Les Misérables [1862], éd. Yves Gohin, Gallimard, coll. « Folio classique », 1995, t. 2, p. 626.

8 Joris-Karl Huysmans, Là-bas [1891], éd. Pierre Cogny, Garnier-Flammarion, 1978, p. 218.

9 Émile Zola, L’Argent [1891], dans Émile Zola, Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, éd. Colette Becker, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2002, t. 5, p. 448.

10 « Faire naturaliste répond mal à ce desideratum de tout lettré : l’original » (Entretiens avec Zola, éd. Dorothy E. Speirs et Dolorès A. Signori, Ottawa, Paris, Londres, Presses de l’université d’Ottawa, p. 20).

11 Paul Verlaine, Dans les limbes, xiv, dans Paul Verlaine, Œuvres poétiques complètes, éd. Y.-G. Le Dantec et Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 840.

12 Conversation avec Maurice Barrès, dans Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Charpentier, 1891, p. 22.

13 Dans le Journal d’Edmond de Goncourt, voir par exemple le 26 janvier 88 : « Ah ! Ce Gustave Geoffroy, ce joli tourneur de phrases, ce fin et délicat penseur, ce lettré artiste enfin, que j’aime pour un tas de bonnes et tendres choses que je sens en lui » ; ou le 16 janvier 1890 : « Pillaut, avec son dilettantisme musical de lettré et de penseur » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2004, t. 3, p. 91 et p. 372).

14 Charles Maurras, L’Avenir de l’intelligence [1905], avant-propos de Jérôme Besnard, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Mobiles politiques », 2002, p. 89.

15 Romain Rolland, Jean-Christophe, t. 5, La Foire sur la place [1908], Albin Michel, 2007, p. 706.

16 Henri-Frédéric Amiel, 22 janvier 1866, Journal intime, Lausanne, L’Âge d’homme, éd. Bernard Gagnebin et Philippe M. Monnier, t. 6, p. 169.

17 Charles Péguy, Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle [posthume], dans Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1992, t. 3, p. 663.

18 Maurice Blondel, L’Action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique [1893], Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1993, p. 16.

19 Émile Durkheim, De la division du travail social [1893], Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1991, p. 5.

20 William Marx, Vie du lettré, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2009, p. 45.

21 Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., t. 1, p. 56, p. 58, p. 61, p. 63, p. 66, p. 68.

22 Victor Basch, L’Individualisme anarchiste [1904], Alcan, 1928, p. 276.

23 Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse [1883], Garnier-Flammarion, 1973, p. 131.

24 Ibid., p. 74.

25 Émile Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », art. cit., passim.

26 Parmi les différentes éditions, toutes lacunaires, des œuvres d’Augustin Cochin, on pourra consulter celle de Jean Baechler : Augustin Cochin, L’Esprit du jacobinisme, Presses universitaires de France, coll. « Sociologies », 1979.

27 Émile Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », art. cit., p. 13.

28 On songe au « mépris de tout lettré qui n’est pas un académicien » que décelait Edmond de Goncourt, en septembre 1883, chez la princesse Mathilde (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., t. 2, p. 1022).

29 Jacques Laubier [Charles Péguy], « La Ligue de la Patrie française », La Revue blanche, n° 135, 15 janvier 1899, repris dans Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, op. cit., t. 1, p. 143.

30 Nous pouvons d’ailleurs remarquer que l’anti-académisme est aussi le nom du combat contre les universitaires, donc souvent contre les « intellectuels ».

31 Voir à ce sujet Charles Coustille, Antithèses. Thèses d’écrivains au xxe et xxie siècles, thèse de doctorat de l’EHESS et de Northwestern University, 21 novembre 2015, qui porte pour une large part sur la thèse de Péguy et sur son rapport à l’institution.

32 Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo [1910], dans Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, op. cit., t. 3, p. 169.

33 Id., Notes pour une thèse, dans Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, op. cit., t. 2, p. 1082-1083.

34 Voir Friedrich Nietzsche, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, dans Considérations inactuelles I et II, éd. G. Colli et M. Montinari, trad. fr. Pierre Rusch, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990.

35 À ce sujet, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Conspirations d’un solitaire. L’individualisme civique de Charles Péguy, Les Belles Lettres, coll. « Essais », 2015.

36 Anatole France, L’Île des Pingouins [1908], dans Anatole France, Œuvres, éd. Marie-Claire Blancquart, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1984-1994, t. 4, p. 82-85.

37 Voir Alfred Loisy, L’Évangile et l’Église, Alphonse Picard et fils, 1902, en particulier p. 60.

38 William Marx, Vie du lettré, op. cit., p. 12.



___________________________________________________

- Auteur : Alexandre de Vitry
- Titre : Le lettré 1900 : une figure individualiste ?
- Date de publication : 22-11-2017
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=197
- ISSN 2105-2816