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LE LETTRÉ : DÉFINITIONS ET ENJEUX


Le Lettré : définitions et enjeux. Table ronde avec Belinda Cannone, Christophe Pradeau et Andrei Minzetanu

Belinda Cannone, Christophe Pradeau et Andrei Minzetanu


Andrei Minzetanu : Afin de clore cette journée consacrée à la figure du lettré, je me suis dit qu’il serait intéressant de le faire par un dialogue avec deux lettrés qui travaillent à la frontière entre le monde universitaire et le monde littéraire, entre le « lettré » professionnel et l’« écrivain » : Belinda Cannone, qui est maître de conférences en littérature comparée à l’université de Caen et auteur de plusieurs romans et de plusieurs essais consacrés à la philosophie de la musique1, à la vie intérieure2, au sentiment d’imposture3 ou au féminisme contemporain4 ; et Christophe Pradeau, qui est maître de conférences en littérature française à l’université Paris Sorbonne, spécialiste du roman du XIXe et du XXe siècle (Proust en particulier), auteur d’une thèse (« L’idée du cycle romanesque : Balzac, Proust, Giono » (1998)) et de deux romans publiés chez Verdier, un troisième étant à paraître prochainement5. Avant de vous donner la parole, je tiens à mentionner rapidement deux points : d’abord un constat parce qu’on remarque aujourd’hui que dans tous les domaines des sciences humaines il y a des « lettrés écrivains » (en histoire, je pense par exemple à Ivan Jablonka, en philosophie, à Tristan Garcia, et en lettres, à Antoine Compagnon, à Laurent Jenny, à Pierre Pachet, à Judith Schlanger, à Tiphaine Samoyault, etc.) ; ensuite, un point plus historique pour contextualiser notre réflexion, et je songe à deux thèses, celle de Charles Coustille d’une part, qui s’intéresse aux thèses des écrivains et aux romanciers qui ont commencé et parfois soutenu des thèses (Céline, Gracq, Barthes, Péguy)6, et celle de Marielle Macé, qui étudie l’histoire de l’essai au XXe siècle et plus particulièrement le rapport de la littérature et des sciences sociales7. Commençons, si vous le voulez bien, par une dimension plus sociologique qui me permettrait de formuler ma première question : est-ce que vous considérez, et j’ai à l’esprit surtout le travail de Bernard Lahire8, que vous avez une « double vie » ?

Belina Cannone : Je commence alors. Oui, bien sûr, j’ai une double vie puisque j’ai une vie universitaire et une vie d’écrivain. Je dirai « double » parce que ce sont les deux activités qui me prennent le plus de temps ; ce sont deux métiers à plein temps ; en ce sens, oui, j’ai une double vie.

Christophe Pradeau : En ce qui me concerne, j’en suis moins sûr. J’ai le sentiment d’une forme d’unité entre ces deux activités. Je partirai d’une sorte d’anecdote biographique qui traduit bien ce sentiment unitaire, qui n’est pas constant (c’est un sentiment que l’on a davantage lorsqu’on écrit un article ou lorsqu’on s’exprime sur des choses qui nous importent dans un cours que lorsqu’on corrige des copies…). Lorsque j’ai écrit la première version du texte qui est devenu mon premier roman, je l’ai fait en même temps que j’écrivais les premiers chapitres de ma thèse. Il s’agissait de deux activités qui allaient ensemble. Pendant deux étés successifs, j’ai rencontré des difficultés à franchir un pas dans ma thèse ; il y avait des choses que je n’arrivais pas à penser et à écrire (les deux allaient de pair bien évidemment). Et, à un moment donné, il y a eu une rencontre livresque qui a débloqué bien des choses ; c’est la rencontre de l’œuvre de Judith Schlanger, surtout son livre La Mémoire des œuvres9, qui a joué un rôle important et dans l’écriture de la thèse et dans celle du livre. Les blocages ont été levés grâce à la découverte d’une œuvre théorique, portée par une pensée qui s’inscrit dans la philosophie et l’épistémologie, mais aussi grâce à la façon dont le livre était écrit, à son style. Le style essayiste de Judith Schlanger m’a permis de comprendre des choses que je n’arrivais pas à penser : écrire la thèse et saisir ce que j’avais envie de faire dans mon roman. Là, pour le coup, j’ai le sentiment d’une unité très forte.

B C : Mon parcours est un peu différent. Comme je suis une femme très méthodique, j’ai attendu d’avoir fini ma thèse pour entamer mon roman ; j’ai soutenu ma thèse en décembre et j’ai commencé mon premier roman en janvier. L’idée m’était venue avant, parce que j’ai toujours voulu être écrivain, j’ai toujours voulu écrire plutôt, mais simplement j’ai aussi toujours cru, et je crois toujours fermement, que la liberté d’un écrivain c’est de travailler et de gagner sa vie ailleurs que dans la littérature ; sans cela, il est conduit à des travaux de mercenaire, à s’inquiéter constamment pour savoir comment il va payer son loyer, bref, à des mauvaises conditions pour écrire. Je devais travailler pour être libre et le meilleur métier du monde pour être écrivain, il faut bien l’avouer, et en ce sens je rejoins ce que disait Christophe, c’est celui d’universitaire, celui d’enseigner la littérature parce qu’on baigne dans ce qui nous importe. Quand je fais cours à des adultes, je suis au cœur de ce qui me préoccupe en tant qu’écrivain aussi. La vertu de l’enseignement c’est aussi d’enrichir mon travail d’écrivain. Et puis, comme j’ai la chance d’être comparatiste, ce qui est un grand privilège, cela me permet de fabriquer des programmes à ma manière ; cela me permet de travailler avec mes étudiants sur des sujets qui m’intéressent beaucoup. Je dis malgré tout avoir une « double vie » parce qu’il s’agit de deux types de contraintes très différentes dans ces deux métiers.

A M : Vous avez écrit, Belinda Cannone, un livre sur le sentiment d’imposture. Et vous dites avoir le sentiment d’une « double vie ». Vous parlez très justement de ce sentiment en notant ceci : « tu as pris l’habitude de parler des imposteurs, non pour désigner des professionnels de l’imposture (ceux qui occupent en effet une place à laquelle ils n’ont pas droit, ceux qui mentent, qui trichent, qui en “imposent”), mais pour parler de ceux qui souffraient comme toi de cette invention de leur esprit : le sentiment d’imposture10 ». J’ose donc vous poser la question abruptement. Pourquoi avez-vous travaillé sur ce sentiment ? Est-ce que le fait d’être partagée entre ces deux mondes y a contribué ?

B C : Je ne sais pas à quel moment j’ai pris conscience que j’avais ce sentiment d’imposture mais probablement dès l’adolescence. Par conséquent, ce n’est pas parce que j’ai une double vie que j’ai écrit sur ce sentiment. Et j’ajoute que dans mon travail d’écrivain je ne me sens pas du tout imposteur, à aucun moment. Je ne me sens pas forcément douée. Mais je sens que je suis à ma place. Je suis peut être le plus mauvais écrivain de ma génération ; ce n’est pas une question de valeur. Quoi qu’il en soit, du côté de la littérature, je n’ai aucun sentiment d’imposture. En revanche, à l’université, le sentiment d’imposture a été énorme, surtout au moment de mon entrée à l’université. J’ai vécu un sentiment de ce type, d’une grande violence, surtout quand j’ai commencé à enseigner, en me disant justement que mes étudiants vont se rendre compte que je ne suis pas la bonne personne. Être écrivain, c’est un pari pour lequel on n’a jamais la réponse ; du côté de la valeur je veux dire. Par contre, on n’entre pas à l’université par hasard ; on y entre parce qu’on a des thèses, des diplômes, par l’évaluation de ses pairs, etc. Normalement, on devrait se sentir légitime. Mais je ne me sentais pas légitime, comme la plupart de mes collègues. Et le fait d’être comparatiste a aggravé ce sentiment. Je pense que les comparatistes se sentent beaucoup plus imposteurs que tous les autres parce que la question de la place est plus facile à résoudre pour les autres champs disciplinaires.

C P : Je pense que le sentiment d’imposture n’est pas l’apanage des comparatistes. Il est intéressant de noter, à ce propos, que les écrivains universitaires ne sont jamais des spécialistes de tel ou tel auteur ; globalement, leur position est celle de « généraliste ». Et je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard ; il y a là une forme de nécessité. Je suis en train de passer en revue tous les cas de figure que je connais, mais je ne vois pas d’exemple. C’est à vérifier.

A M : Pour terminer avec cette dimension sociologique, qui me paraît très importante, j’aimerais vous interroger, au-delà de la question des trajectoires, sur celle de la « vocation ». Est-ce que vous vous êtes posé la question de la vocation ? Au-delà de toute illusion biographique, au-delà du mythe romantique, on invente toujours un récit plausible sur soi-même sur ce qu’on fait, sur notre « vocation ». Avez-vous un tel récit ?

B C : Je dirais oui. C’est une « vocation » au sens où on ne peut pas écrire par hasard ou parce qu’on trouve ça amusant ; c’est trop difficile, contraignant, inquiétant, humiliant parfois ; il y a beaucoup de composantes de la situation d’écrivain qui sont très difficiles. Parfois je dis que le monde est une vaste conspiration pour nous empêcher d’écrire. On a constamment mille autres choses à faire. Et il faut vraiment faire un très grand effort pour s’imposer une certaine discipline, par exemple l’idée que j’écris le matin. Je pense donc que si on entre dans ce « faire » là, c’est parce qu’il y a une vocation, qu’on doit vraiment le faire.

C P : La question de la vocation est une question très complexe. De ce point de vue, j’ai été très sensible à un livre que j’ai lu à seize ans, Les Mots de Sartre, un livre d’une acuité absolument impressionnante sur cette question. Il y a dans ce livre toute une série d’illusions dont j’avais l’impression de participer, des illusions qui étaient travaillées et déconstruites par le récit. En le lisant, j’ai eu le sentiment que ça me libérait. Je me suis rendu compte par la suite que ce n’était pas tout à fait vrai, qu’il y avait en moi une forme de rémanence. Je suis d’accord avec ce qui vient d’être dit. C’est quelque chose d’assez inconfortable d’écrire un livre. Dans le monde universitaire, l’écriture est légitimée par la commande, l’entretien d’une sociabilité savante, qui attend de vous communications et articles. Dans le monde littéraire, c’est un peu différent. Il y a toujours, et même je crois chez les écrivains les plus installés, les plus « attendus », le sentiment d’une forme de gratuité, qui demeure même lorsque le texte répond à une commande, parce que le texte déjoue toujours, d’une façon ou d’une autre, la commande. Je n’ai pas une grande expérience – je n’ai écrit que trois romans –, mais à chaque fois que je me suis installé dans un chantier romanesque, j’ai eu le sentiment de vivre une aventure : on ne sait jamais si on va en venir à bout. On peut dire, sans dolorisme, que c’est plus aventureux que d’écrire un article. Donc si on y va, si on s’engage dans ces aventures, c’est bien qu’on éprouve une forme de nécessité. On peut appeler ça la vocation.

A M : Cette nécessité me fait penser à une phrase de Cioran que j’aime beaucoup : « Tout ce qui est formulé devient tolérable ». Quand vous dites « nécessité », il y a quelque chose de cet ordre là ? La nécessité de l’expression ?

C P : Oui, je pense, c’est une très belle formule. Il y a aussi autre chose, un devoir de rendre justice à certaines impressions, à des choses qui demandent à être exprimées, dont on a le sentiment que si on ne les exprime pas, quelque chose disparaît. Il y a une forme de responsabilité qui s’invente, qui devient nécessité dans le mouvement de l’écriture. Pour le dire par un détour, j’ai toujours été impressionné par les ouvrages qui ont pour titre un nom propre, un nom de lieu et qui s’approprient quelque chose qui est un bien commun. Quand Claude Simon s’empare par exemple du « Jardin des plantes », il se doit de rendre au centuple tout ce qu’il doit au lieu dont il emprunte le nom. C’est une « nécessité » qui s’impose à l’écrivain : rendre à la réalité ce qu’elle nous a donné.

A M : Il y a une autre expression, que j’ai trouvée récemment dans un livre de sociologie, « œuvrer dans l’incertain11 ». Je voulais vous faire réagir sur cette formule.

B C : Je pense que c’est exactement ça, la difficulté qu’on évoquait tout à l’heure. À chaque fois que je fais du travail universitaire, quand je fais des choses à destination exclusive de l’université, j’ai le sentiment d’une intense satisfaction parce que j’arrive à savoir ce que je fais, ce que ça vaut. J’ai un sentiment de maîtrise ; il suffit de travailler et on avance ; on trouve des choses ; il y a un côté rassurant dans le travail universitaire. Par contre, dans le travail littéraire, c’est terrifiant à chaque fois. Bientôt je commencerai un nouveau roman, et c’est affolant, je ne sais pas si j’y arriverai. C’est inquiétant. Travailler dans l’incertitude, oui.

A M : Et au niveau de la reconnaissance ? Y a-t-il une attente particulière à ce niveau là ? Dans la sociologie des écrivains, la question de la reconnaissance est quand même centrale (je pense par exemple aux travaux de Nathalie Heinich). Étant donné que vous avez déjà un premier lieu de reconnaissance, le monde universitaire et la recherche, est-ce que cela change quelque chose dans votre attente de reconnaissance du côté de la littérature ? Est-ce que vous avez l’impression d’entrer dans une compétition ? Comment la question de la reconnaissance est finalement modulée par ce statut de chercheur ?

C P : Difficile à dire. Je reprendrai peut être indirectement votre question. La reconnaissance peut prendre plusieurs formes : celle des articles critiques, des échos, des prix, des chiffres de vente ; pour ce qui est des articles critiques, je tenais d’ailleurs à faire une remarque parce que ça touche la question des lettrés telle qu’elle a été posée tout au long de cette journée. Cela peut arriver qu’il y ait un article de presse et qu’on ait le sentiment que la lecture est vraiment authentique. Il peut y avoir parfois la grâce d’une vraie lecture, mais pour ma part, les lectures les plus fortes que j’ai pu avoir, à deux ou trois exceptions près, ce sont des lectures privées, des gens qu’on connaît ou non, et qui proposent des lectures extrêmement fortes, qui courent parfois sur plusieurs pages, des lectures vraiment argumentées. Il s’agit donc de lectures qui émanent de lecteurs engagés mais qui ne sont pas des professionnels de la lecture ; pour ma part, c’est ce qui me fait le plus plaisir. Souvent, la réception journalistique est un peu décevante. C’est, je crois, une question de contraintes éditoriales. Quand on compare l’espace qui était réservé à un livre dans un supplément littéraire des années 1920 et celui dont il peut bénéficier aujourd’hui, on se rend compte que l’écart est considérable. Ce n’est pas vraiment la réponse à votre question, j’en ai bien conscience, mais je voulais introduire cet avatar de la figure du lettré, le grand lecteur qui ne fait pas profession de ses lectures, mais qui peut les écrire à l’occasion. Il y a finalement un nombre assez considérable, je crois, de grands lecteurs de ce type, et ils jouent un rôle important dans la vie littéraire.

B C : Je serais, quand à moi, plus sévère à l’égard des critiques littéraires. Je voudrais d’abord revenir sur la question de la compétition. Je trouve qu’il n’y a pas plus de compétition dans n’importe quel autre domaine.

A M : Quand je dis « compétition », je pense par exemple à l’accès aux éditeurs, surtout pour un premier livre.

B C : Oui, mais je ne vois pas vraiment le rapport avec les autres écrivains. C’est plutôt une question d’éditeur, n’est-ce pas ?

A M : Oui, mais une fois qu’on a trouvé un éditeur et qu’on est un peu installé, on sait aussi que tout le monde n’a pas les ventes et la reconnaissance d’un Michel Houellebecq.

B C : Pour moi le vrai problème c’est la critique littéraire. Pas les écrivains, pas les éditeurs. La littérature marche sur trois pieds : les écrivains, les éditeurs et la critique. Le point le plus faible dans le monde littéraire d’aujourd’hui, c’est la critique. Les critiques sont assez nuls, incultes, incapables de se souvenir d’autres livres de vous qu’ils ont déjà lus, mais aussi de l’histoire de la littérature. Du coup, là, il peut y avoir un peu de compétition étant donné que la place réservée à la littérature dans la presse est de plus en plus réduite. Accorder deux pages à quelqu’un qu’on trouve mauvais, c’est irritant. La compétition, s’il y en a une, elle est là. La place accordée à la littérature est tellement réduite que du coup si elle est mal occupée, ça fait râler. Quand la critique va bien, quand les bons écrivains sont reconnus, tout le monde y gagne. Cela veut dire qu’il y a un milieu stimulant. Donc n’exagérons rien sur la compétition. Pour ce qui est des lecteurs, j’adore avoir des critiques d’universitaires. C’est toujours plaisant.

A M : Je voudrais passer maintenant à un deuxième volet, plus épistémologique. Comment les gestes essentiels du lettré (lire, écrire, évaluer, comparer, noter) sont perturbés, selon vous, par l’activité de l’écriture littéraire ? Et inversement, la recherche perturbe-t-elle votre écriture littéraire ? J’imagine qu’il doit y avoir une influence réciproque. Tout porte à croire qu’après une formation aussi rigide que celle d’un universitaire, c’est difficile d’oublier du jour au lendemain les concours, les dissertations, les exercices scolaires, une certaine optique, une idéologie du texte, et le soir écrire d’une manière tout à fait libre. Après avoir intériorisé toute une série de contraintes, j’imagine que la liberté se gagne difficilement.

C P : Il y a beaucoup de choses, je crois, qui sont aujourd’hui permises dans le monde universitaire qui ne l’étaient pas au début des années 1950 par exemple. Étant donné qu’aujourd’hui l’édition généraliste a complètement abandonné la critique, du coup une partie de l’essayisme critique se fait et se publie à l’intérieur de l’université. Disons qu’il y a une compatibilité plus grande que cela a pu être le cas par le passé. Peut-être qu’on fantasme aussi cette rupture entre les deux mondes. Il y a toujours eu, en fait, des espaces de liberté pour l’essayisme dans l’université. En tout cas, pour moi, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, il y a eu une libération conjointe de l’écriture littéraire et de l’écriture universitaire (celle de ma thèse par exemple).

A M : Oui, vous parlez dans la préface que vous avez écrite pour le livre de Judith Schlanger d’un livre qui vous a aidé à être plus libre : « un livre qui aide à penser et qui aide à vivre, à habiter plus librement le séjour des livres ».

C P : Oui, c’est un livre qui m’a appris plein de choses, mais qui m’a permis aussi d’écrire ma thèse comme un essai. C’est une thèse qui, à certains égards, n’en est pas une. C’est une thèse qui a une dimension essayiste. Claude Mouchard, qui faisait partie du jury, a commencé sa présentation en disant que c’est une thèse d’écrivain. Ça m’a fait plaisir, mais ça m’a un peu déstabilisé aussi. Dans le rapport de thèse, il n’a plus gardé cette remarque, qui aurait pu être perçue comme ambiguë. Question de stratégie. Il n’en demeure pas moins, je crois, qu’aujourd’hui le monde universitaire est plus compatible qu’il ne l’a été avec l’écriture littéraire ; il suffit de penser qu’aujourd’hui peu d’écrivains universitaires prennent un pseudonyme. Je pense que la « double vie », que vous évoquiez, est mieux acceptée aujourd’hui par l’université, qu’elle accepte plus librement ce statut équivoque ; c’est peut-être parce qu’elle fait une plus grande place à la littérature contemporaine. Il y a de plus en plus de situations dans le monde universitaire, dont cette journée d’études est un bon exemple, où l’on est amené à parler de son travail d’écrivain. C’est quelque chose qui est parfaitement admis. Mais du côté du monde littéraire, les réticences sont peut-être plus grandes finalement. C’est beaucoup moins admis. Beaucoup d’écrivains ont tendance à cacher qu’ils sont universitaires parce que pour beaucoup de journalistes ce double statut renvoie à une littérature intellectualiste, inaccessible au plus grand nombre. Et comme les journalistes ont une idée très précise de ce que les lecteurs ont envie de lire, une littérature écrite par des universitaires, c’est une littérature qui est toujours menacée d’être prise pour une littérature de niche. Je pense donc que l’université est beaucoup plus prête à accepter ce double statut que le monde littéraire.

B C : Oui, c’est quelque chose qui a beaucoup évolué. Moi j’ai commencé à publier dans les années 1990 ; j’ai publié mon premier roman un an après la soutenance de ma thèse. Je suis entrée à l’université quasiment en même temps que dans la carrière littéraire, et je me souviens très bien de mes collègues qui me disaient : « surtout ne mettez pas vos livres dans votre CV ». J’avais décidé justement de garder le même nom, mais c’était quand même un problème. Mais ça a beaucoup évolué. Je l’ai constaté dans le milieu universitaire. Parfois on est même convié dans ce milieu à parler de notre travail d’écrivain. À Caen, mes collègues me demandent souvent d’intervenir dans les colloques à titre d’écrivain, donc d’apporter une parole légèrement différente sur les sujets qu’ils traitent. Et je le fais toujours très volontiers. J’ai de plus un atelier d’écriture dans le cursus universitaire. Par contre, je crois aussi que dans le milieu littéraire, c’est assez mal vu d’être universitaire.

A M : Est-ce que ça vous blesserait par exemple si un lecteur vous disait, en vous lisant, que vous avez l’écriture d’une « universitaire » ?

B C : Non, c’est plutôt un compliment. Cela ne me vexe pas ; mais les sous-entendus oui dans la mesure où il s’agirait d’une façon de faire qui a plus à voir avec des apprentissages techniques qu’avec une quelconque nécessité ou sincérité.

C P : Je crois que du côté des éditeurs, ça pose rarement des problèmes (il y a beaucoup d’éditeurs qui travaillent au croisement de la littérature et des sciences humaines), mais du côté des journalistes, de certains journalistes en tout cas, ce statut d’écrivain universitaire peut poser problème.

B C : Cela dit, il y a des contre exemples. Pascal Quignard, un des plus grands écrivains français, est bien reçu et par l’université et par la critique.

A M : Pour terminer notre dialogue, je souhaiterais qu’on évoque brièvement la question politique. Sur la quatrième de couverture de votre livre, L’écriture du désir, on peut lire ceci : « L’histoire incite nécessairement les créateurs de notre temps à penser à partir des catastrophes […] inaugurales pour la raison et pour notre indispensable croyance en la légitimité et la perfectibilité de l’humanité. Mais ce désastre placé à l’orée du geste de création ne peut pas être un horizon pour l’homme […]. Plutôt qu’expression nécessairement tournée vers l’ombre, Belinda Cannone voit dans l’écriture la manifestation de notre volonté d’étreindre – et de célébrer notre présence au monde, notre désir de vivre ». Ces lignes font aussi écho à votre tout dernier livre, S’émerveiller12. Je voudrais donc à partir de là vous poser la question de l’engagement. Je me suis demandé si cette vision optimiste ou vitaliste du monde n’implique pas une certaine dépolitisation de l’écriture.

B C : Non, pas du tout. Dans ma littérature, il y a deux voies. D’une part, celle du désir, de la célébration, de l’émerveillement et cet essai vient clore toute cette trajectoire là, puis il y a une deuxième voie, celle de la violence du monde que je ne cesse de traiter dans les romans, mais aussi dans les essais : La bêtise qui s’améliore est un livre sur le conformisme qui prend position sur le monde contemporain. La tentation de Pénélope qui est un livre féministe qui prend aussi position dans le monde contemporain. J’écris aussi des livres de combat, à ma façon. Mais effectivement j’essaie d’avoir un équilibre entre la conversation avec mon époque (et mes essais, je les écris pour participer à cette conversation avec mon époque), et puis, bien sûr, il y a aussi la question du désir et de la célébration du monde que les écrivains laissent trop facilement tomber. Ils sont souvent plutôt du côté de l’écriture du désastre que du côté de l’écriture du désir. Moi j’écris en réponse à cette idée, à ce titre de Blanchot. Dans l’époque enténébrée qui est la nôtre, je crois que c’est important de tenir un autre discours. Je ne dirais pas « engagement », mais conversation avec mon époque.

C P : En ce qui me concerne, je n’ai pas du tout écrit d’essai ou de texte d’intervention. Par contre, j’ai la conviction que tout texte dès qu’il est porté par un sentiment de nécessité est aussi une conversation avec son époque. Je m’inscris pleinement dans une lignée de prose qui est celle du roman réaliste (même si ce que je fais peut paraître s’en éloigner beaucoup) ; une prose pour laquelle le roman est l’histoire du présent. À ce titre, il y a toujours, dès lors que le texte conquiert une forme de nécessité, une sorte d’engagement, l’expression d’une responsabilité. Le geste d’engagement qui consiste à faire intervention c’est encore très loin de ce que j’ai envie de faire, de ce dont je suis capable de faire. Mais je vois désormais comment un tel sentiment peut naître. Il y a quelques années cette chose là me paraissait très lointaine.

A M : Oui, il y a des événements, historiques, spirituels, cognitifs, qui convertissent.

C P : Oui, j’ai assisté chez des amis proches à de telles conversions et ça ne me paraît plus aussi étranger, aussi lointain.



 

1 Belinda Cannone, Philosophies de la musique : 1752-1789, Paris, Aux Amateurs des livres, 1990.

2 Belinda Cannone, Narrations de la vie intérieure, Paris, PUF, 2001.

3 Belinda Cannone, Le Sentiment d’imposture, Paris, Calmann-Lévy, 2005.

4 Belinda Cannone, La Tentation de Pénélope, Paris, Stock, 2009.

5 Christophe Pradeau, La Souterraine, Lagrasse, Verdier, 2005 ; La Grande Sauvagerie, Lagrasse, Verdier, 2010 ; Les Vingt-quatre Portes du jour et de la nuit, Lagrasse, Verdier, 2017.

6 Charles Coustille, Les Antithèses : thèses des écrivains de Charles Péguy à nos jours, thèse soutenue à l’EHESS en 2015.

7 Marielle Macé, Le Temps de l’essai : histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, 2006.

8 Bernard Lahire, La Condition littéraire : la double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006.

9 Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, Lagrasse, Verdier, 2008. Préface signée par Christophe Pradeau.

10 Belina Cannone, Le Sentiment d’imposture, op. cit. p. 15.

11 Pierre-Michel Menger, Être artiste : œuvrer dans l’incertitude, Marseille, Al Dante, 2012.

12 Belinda Cannone, S’émerveiller, Paris, Stock, 2017.



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- Auteur : Belinda Cannone, Christophe Pradeau et Andrei Minzetanu
- Titre : Le Lettré : définitions et enjeux. Table ronde avec Belinda Cannone, Christophe Pradeau et Andrei Minzetanu
- Date de publication : 22-11-2017
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=198
- ISSN 2105-2816