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TRAFICS D’INFLUENCES : NOUVELLES APPROCHES D’UNE QUESTION COMPARATISTE


De l’influence à la théorie du système-monde : le cas du naturalisme ibérique

Célia Vieira


ISMAI / CITEI-CIAC

 

Résumé

Dans cette communication je propose de revoir la notion d’influence à la lumière de la théorie du « système-monde » d’Immanuel Wallerstein. En m’appuyant sur les acquis de Ďurišin (1995), Moretti (2000) et Terian (2012, 2013) mon but est d’identifier des stratégies de légitimation littéraire mises en place dans les littératures portugaise et espagnole, entre 1870 et 1890, en tant que systèmes littéraires semi-périphériques, dans leur rapport avec des zones culturelles centrales. L’analyse de différents types de dépendance (ou d’influence) littéraire me permettra de souligner, dans le contexte global de la tension entre littérature mondiale et littératures nationales, la complexité des processus de réception-création dans les rapports interlittéraires.

Abstract

In this paper I propose to review the concept of influence in light of Immanuel Wallerstein’s "world system" theory. Drawing on the achievements of Durisin (1995), Moretti (2000) and Terian (2012, 2013) my goal is to identify literary legitimization strategies implemented in the Portuguese and Spanish literature between 1870 and 1890, as semi-peripheral literary systems in their relationship with the central cultural areas. The analysis of different kinds of literary dependence (or influence) allows me to point out, in the overall context of the tension between world literature and national literatures, the complexity of reception-creation process in interliterary relations.

Introduction. De l’influence à la théorie du système-monde

Même si l’auteur bâtit sont œuvre sur une originalité qui n’est pas hantée par l’« angoisse de l’influence »1, nous ne pouvons pas ignorer les rapports de force et de domination dans lesquels s’inscrit la tradition culturelle qui forme l’écrivain. Entre invention et mémoire collective, l’écrivain ne serait-il pas conditionné par les rapports de pouvoir et de savoir qui se jouent dans le champ littéraire mondial ?

La globalisation économique et culturelle a ranimé le débat né au XIXe siècle autour du rapport entre la littérature mondiale (et le rêve de Goethe d’une littérature universelle) et les littératures nationales. Considérant que la littérature mondiale en tant que concept demandait une nouvelle méthode critique, Franco Moretti, en 2000, a formulé l’hypothèse suivante: est-ce que l’école économique du système-monde, théorisée par Immanuel Wallerstein, selon laquelle « le capitalisme international est un système qui est à la fois un seul, et inégal: avec un centre, une périphérie (et une semi-périphérie) qui se développent dans une relation de progressive inégalité »2, pourrait s’appliquer au système littéraire universel et expliquer la manière dont les interrelations littéraires se développent ? Selon cette perspective, ce que les études de littérature comparée considéraient traditionnellement comme des études de réception ou des influences correspondraient, en fait, à un processus d’asymétrie dans les interférences littéraires, car « une littérature cible est, souvent, influencée par une littérature source qui l’ignore complètement »3.

Cette asymétrie peut être facilement prouvée par l’étude de la part d’étranger qui existe dans une littérature nationale, par le relevé des faits concernant les processus d’interférence4, à savoir : la mobilité des écrivains ; les circuits de divulgation littéraire ; les traductions, éditions et adaptations ; la réception critique des auteurs étrangers ; le rôle des médiateurs culturels ; les réseaux d’échange culturels. Or, l’analyse de ces données met facilement en évidence le rôle de la littérature portugaise en tant que littérature semi-périphérique, car, par exemple : il y a un décalage entre le nombre d’auteurs traduits des zones centrales vis-à-vis des auteurs portugais traduits à l’étranger ; le nombre d’études de réception d’auteurs portugais à l’étranger est inférieur aux études de réception d’auteurs étrangers au Portugal ; la migration des écrivains est faite surtout des zones périphériques vers les zones centrales.

Pour Moretti, la loi de l’évolution littéraire serait déterminée par la manière dont les cultures qui appartiennent à la périphérie du système littéraire établissent un équilibre entre l’influence des zones centrales (France, Allemagne, Angleterre, États-Unis) et le patrimoine local5. Ainsi, bien que la littérature mondiale soit le résultat de l’affirmation de l’hégémonie symbolique des zones centrales, le système littéraire global est formé par les variations du paradigme occidental et européanocentriste dans sa différentiation locale. La littérature mondiale résulterait de l’identification des lignes invariables qui subsistent au-dessus de la variabilité des lectures d’une œuvre littéraire6 et les modes de circulation des œuvres.

Certes, cette perspective socioéconomique sur l’évolution transnationale des formes littéraires, prônée par Moretti et Casanova, qui misait sur l’asymétrie entre des centres d’influence dominante et les périphéries qui assument un rôle faible et passif, a fait l’objet de critiques en ce qu’elle négligeait « the polycentrism, plurilingualism, and multidirectionality of literary flows »7. Cette conception du système littéraire basée sur l’histoire du capitalisme sous-estimait l’importance des processus interlittéraires et le rôle des zones périphériques dans la sémiose littéraire globale.

La complexité des processus de réception-création et de l’évolution littéraire

Il est évident que les lois de l’évolution littéraire sont beaucoup plus complexes. Dès lors, il faut reconnaitre que la littérature est un polysystème8 dont les contours sont variables car ils intègrent une multiplicité de relations inter et intralittéraires9. En tout cas, la théorie de Moretti a attiré l’attention des chercheurs sur les tensions globales inhérentes au processus de réception-création, en mettant en relief les stratégies de légitimation littéraire mises en place par les littératures nationales pour contourner les influences qu’elles reçoivent de l’étranger. C’est le cas d’Andrei Terian, qui évoque la théorie des complexes culturels de Mircea Martin, d’après laquelle les relations interlittéraires et les influences agissent comme des complexes : « many of “cultural complexes” of various literatures operate similarly to the way individual complexes operate » ; « a “complex”, wether it is individual or cultural, emerges from the comparison (constantly detrimental to the subject) with an Other »10. Ce point de vue permettrait, selon Terian, de mettre en relief des stratégies d’autolégitimation développées par les systèmes littéraires nationaux dans leur rapport avec la littérature mondiale. Quelques-unes de ces stratégies, qui ont comme but d’affirmer la valeur d’un système littéraire dans son rapport avec l’Autre, sont formulées comme une comparaison qui favorise les écrivains nationaux vis-à-vis des écrivains étrangers ; ou comme un éloge de l’excellence de la littérature nationale, tout en soulignant son rôle innovateur et pionnier.

Cela veut dire que ce qui est en cause n’est pas à proprement parler des influences subies suite à une sorte de colonisation ou d’acculturation par des littératures développées dans des zones de pouvoir économique et d’irradiation culturelle (États-Unis, Royaume Uni, France…), mais une théorie sur l’interdépendance des systèmes littéraires. D’ailleurs, plutôt que de considérer le concept controversé de littérature postcoloniale, en tant que phénomène inhérent à d’autres formes de dépendance économique et politique, Andrei Terian propose toute une typologie de littératures dépendantes, en fonction de la situation qu’elles assument, dans les deux derniers siècles, par rapport à des zones centrales:

  • Littérature minoritaire (associée à une langue minoritaire), c’est à dire celle qui ne possède pas le statut de littérature nationale;
  • Littérature marginale, c’est-à-dire celle qui établit un rapport de dépendance (linguistique) vis-à-vis du système littéraire d’un autre pays (le cas de la littérature d’émigration);
  • Littérature postcoloniale, c’est-à-dire, la littérature produite en des territoires sous la domination coloniale;
  • Littérature mimétique, c’est-à-dire, celle qui reproduit le système littéraire d’un autre pays.11

Ces statuts pourraient expliquer la manière dont l’histoire littéraire est construite chronologiquement mais aussi spatialement. Comme exemple, Andrei Terian présente le cas de la littérature nord-américaine, qui a été une littérature postcoloniale, à la fin du XIXe siècle ; qui était aussi une littérature marginale relativement à la littérature anglaise et une littérature mimétique par rapport à la littérature française; mais qui, dans la deuxième moitié du XXe siècle, était déjà devenue une littérature centrale dans le panorama de la littérature mondiale12.

Stratégies de légitimation littéraire. Le cas du naturalisme ibérique

À la lumière de ces acquis théoriques, mon but est d’identifier des stratégies de légitimation littéraire mises en place dans les littératures portugaise et espagnole, entre 1870 et 1890, en tant que systèmes littéraires semi-périphériques, dans leur rapport avec des zones culturelles centrales.

L’affirmation du naturalisme dans la péninsule Ibérique plonge ses racines dans un combat esthétique et idéologique qui était en cours depuis la moitié des années soixante, au moment de l’affirmation la Génération de 68, en Espagne, et de la Génération de 70, au Portugal. Ces deux générations sont caractérisées par l’ouverture aux nouvelles tendances de la pensée européenne ; par l’influence de la culture philosophique française ; bref, par un climat intellectuel et idéologique similaire, à cause de l’existence d’un espace culturel commun, créé par la circulation de plusieurs revues et journaux (Revue des Deux Mondes, Revista Peninsular, Revista Ibérica, Revista Europea, La Illustración Iberica, Revista Ocidental, Revista de España, Revista de Estudos Livres).

Au début des années soixante-dix, la bataille naturaliste constitue un écho d’une discussion généralisée sur la possibilité d’accepter un nouvel ordre politique, religieux et social, ainsi qu’une vision du monde fondée sur des principes scientifiques. Dans cette querelle sur la tradition et la modernité, on se pose des questions sur la fonction sociale et pédagogique du roman, sur la mission de l’écrivain, sur les modes de représentation de la réalité, sur le rapport entre le roman et l’identité nationale.

En effet, depuis les années soixante, on assistait à la multiplication de textes critiques qui marquaient l’évolution vers une théorie du roman basée sur l’imitation de la réalité. Au début des années soixante-dix, sont publiées des théories du roman avec un caractère naturaliste, mais sans l’influence directe du programme zolien. 1870 correspond à la publication des premiers manifestes pour une nouvelle expression du roman, qui constituent le point d’arrivée d’un sentiment commun de rejet vis-à-vis d’une esthétique narrative romantique, sentimentale et invraisemblable, anachronique dans un contexte d’ouverture aux tendances scientifiques et philosophiques contemporaines. À partir de 1876, lorsque la presse commence à diffuser des articles sur Zola et sur ses œuvres, la querelle sur la finalité de l’art opposera les partisans de l’art engagé à ceux qui défendent sa nature autotélique, ou multipliera des réflexions sur la dialectique entre réalisme et idéalisme dans la littérature. Dans l’abondante littérature critique développée dans ces années-là, on renouvelle un ancien débat autour de la notion de réalisme, où prédomine la confusion terminologique et des préjugés sur le rapport entre éthique et esthétique. Malgré cette évolution qui se dessinait naturellement vers une esthétique réaliste/naturaliste, la réception du Roman Expérimental accentuera la tension entre progrès et tradition, entre libéralisme et catholicisme, tout en déclenchant une véritable bataille polémique (dans la presse, dans des essais), sur les modèles de roman et sur le concept de littérature.

C’est au début des années quatre-vingt que les plus importants défenseurs du naturalisme entrent en scène pour formuler un programme naturaliste assez éclectique, en tant que formule artistique appropriée au progrès scientifique et intellectuel, mais avec des limitations relativement à sa dimension positiviste et expérimentale. Il faut signaler que tout échange culturel et littéraire s’inscrit dans une tension de sentiments de rejet ou d’admiration vis-à-vis des modèles étrangers. Dans l’espace ibérique, où la définition des identités nationales est construite par référence à la culture française, la réflexion sur la matrice nationale par opposition à l’influence étrangère devient encore plus aiguë. C’est pourquoi, on assiste souvent à la défense d’un naturalisme propre issu des racines nationales, un naturalisme qui importe des éléments qui puissent être assimilés et acclimatés à la culture nationale, mais sans une imitation servile. Celui-ci émane d’une forme de naturalisme qui s’écarte souvent du modèle zolien et des intertextes scientifiques et philosophiques qui fondent le mouvement français, tout en assimilant les principes formels et thématiques de la nouvelle technique narrative. En même temps, dans la bataille naturaliste, le modèle littéraire zolien est souvent opposé à celui d’autres écrivains, dont l’archétype réaliste conviendrait le mieux au goût et à la tradition culturelle ibérique, avec, en tête, Cervantes, le grand précurseur du récit moderne, suivi d’autres auteurs dix-neuvièmistes comme Dickens, Balzac ou Daudet.

Outre l’évocation de ces modèles d’un réalisme modéré, on vérifie que les intertextes philosophiques et scientifiques sur lesquels la théorie naturaliste est fondée dans la péninsule Ibérique diffèrent de ceux que Zola utilise. Au moment de la réception de Zola, on assiste, en Espagne, au développement d’une pensée scientifique et libérale, nourrie par la diffusion de la philosophie krausiste, qui facilitera l’accueil des nouvelles tendances artistiques et philosophiques. En effet, la philosophie de Krause, répandue en Espagne par les disciples de Sanz del Río, acquiert, entre les années soixante et les années soixante-dix, le statut d’idéologie dominante et configurera la manière dont les intellectuels espagnols effectuent la réception d’autres courants philosophiques et scientifiques, notamment du positivisme, leur offrant la possibilité de réaliser une réforme intellectuelle et d’adhérer à l’esprit scientifique dominant, dans un espace, comme la péninsule Ibérique, où l’entrée de la pensée européenne moderne a trouvé une forte résistance à cause de la mentalité catholique et conservatrice. En même temps, au Portugal, l’influence la plus évidente au moment de la formulation des manifestes réalistes sera celle de Proudhon et de l’œuvre Du principe de l’art et de sa destination sociale (1865). D’après le réalisme critique prôné par ce texte, la représentation fidèle de la réalité permettrait à l’homme de se connaître soi-même et, donc, de se corriger. Ce principe socratique fonde alors la défense d’un art didactique, avec une mission sociale, correspondant au désir révolutionnaire de la nouvelle génération. En somme, les intertextes de Krause et Proudhon fournissaient, dans le contexte littéraire et philosophique ibérique, des outils discursifs qui permettaient de soutenir une nouvelle théorie esthétique, capable, dans la présentation d’un programme esthétique réaliste, de conjuguer la représentation de la réalité et la mission sociale de l’art avec l’humanisme.

Conclusions et défis

Les tensions entre littérature mondiale et littératures nationales se posaient surtout au XIXe siècle où la question de l’identité des nations était accrue. À ce moment-là, les stratégies de légitimation font partie de la redéfinition que chaque nation a dû réaliser à l’aube de la modernité. Aujourd’hui, la globalisation a dissout les différences et a rendu moins nette la frontière entre global et local. La question se pose tout de même : le champ de la littérature n’est-il pas marqué par une distribution géographique asymétrique dépendante de l’infrastructure du capital et des médias?




1 Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence, trad. M. Shelledy et S. Degachi, Paris, Aux forges de Vulcain, 2013 (1ère éd. 1973), p. 55.

2 Franco Moretti, « Conjectures on world literature », New Left Review, n°1, janvier-février 2000, p. 55: « international capitalism is a system that is simultaneously one, and unequal: with a core, and a periphery (and a semiperiphery) that are bound together in a relationship of growing inequality ». Nous traduisons.

3 Itamar Even-Zohar, apud Franco Moretti, op. cit., p. 56 : « A target literature is, more often than not, interfered with by a source literature which completely ignores it ». Nous traduisons.

4 Álvaro Manuel Machado et Daniel-Henri Pageaux, Da Literatura Comparada à Teoria da Literatura, 2e édition, Lisbonne, Presença, 2001.

5 Franco Moretti, op. cit., p. 58.

6 David Damrosch, What is World Literature ?, Princeton, Princeton University Press, 2003.

7 Marko Juvan, « Worlding Literatures between Dialogue and Hegemony », in CLCWeb: Comparative Literature and Culture, vol. 15 n°5, 2013, p. 5. Disponible sur: http://docs.lib.purdue.edu/clcweb/vol15/iss5/10/, consulté le 09.05.2016.

8 Itamar Even-Zohar, « Laws of Cultural Interference », in Papers in Culture Research, Tel Aviv: Unit of Culture Research, Tel Aviv University, 2010, p. 63-67.

9 Dionýz Ďurišin, Théorie du processus interlittéraire I, Bratislava, Institut de Littérature Mondiale et Académie Slovaque des Sciences, 1995, p. 12-13.

10 Andrei Terian, « Constructing Transnational Identities: The Spatial Turn in Contemporary Literary Historiography » in Primerjalnaknjiževnost, Ljubljana, vol. 36 n°2, 2013, p. 4.

11 Andrei Terian, « Is There an East-Central European Postcolonialism? Towards a Unified Theory of (Inter)Literary Dependency », in World Literatures Studies, vol. 4(21), n°3, 2012, p. 21-29.

12 Andrei Terian, « Constructing Transnational Identities: The Spatial Turn in Contemporary Literary Historiography », op. cit., p. 29.




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- Auteur : Célia Vieira
- Titre : De l’influence à la théorie du système-monde : le cas du naturalisme ibérique
- Date de publication : 07-02-2019
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=209
- ISSN 2105-2816