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TRAFICS D’INFLUENCES : NOUVELLES APPROCHES D’UNE QUESTION COMPARATISTE


L’influence magnétique d’Edgar Allan Poe

Manon Amandio


Université Paris Nanterre
Centre de recherches « Littérature et Poétique Comparées »

 

Résumé

Cet article analyse les liens entre la représentation du mesmérisme dans trois nouvelles d’Edgar Allan Poe et l’influence de l’écrivain américain dans l’histoire littéraire. « La vérité sur le cas de M. Valdemar », « Révélation magnétique » et « Les souvenirs de M. Auguste Bedloe », trois nouvelles consacrées au magnétisme, représentent le concept d’influence sur plusieurs niveaux. Une influence historique est tout d’abord exprimée par la diffusion des théories de Mesmer. Puis, une attention particulière est donnée au récit de l’expérience magnétique, qui élabore un nouvel espace de pensée. Le caractère métalittéraire et la dimension métaphysique de ces nouvelles ont joué un rôle déterminant dans l’influence d’Edgar Allan Poe en France et en Europe où il est désormais considéré comme le précurseur de nombreuses formes littéraires.

Abstract

This paper analyses the representation of Mesmerism, developped in three short stories written by Edgar Allan Poe, and its effect on Poe’s influence in literary history. In « The facts in the case of M. Valdemar », « Mesmeric Revelation » and « A tale of the Ragged Mountains », three short stories about Mesmerism, the concept of influence is built on different levels. Firstly, a Historical influence enables the spreading of Mesmer’s theory. Then, an attention is given to the mesmeric experience itself, which creates a new theoretical space. The meta-literary aspect and the metaphysical dimension of his short stories played a determining role in Poe’s influence in France and in Europe, where he is now considered as a lead writer in the evolution of many literary forms.

 

Edgar Allan Poe a souvent été qualifié d’initiateur ou de précurseur1. De nombreux écrivains et théoriciens reconnaissent que ses nouvelles et ses écrits théoriques ont permis le renouvellement de certaines formes, et la diffusion de formes nouvelles2. Ainsi, on le dit précurseur du roman policier, avec sa trilogie de nouvelles « Double assassinat dans la rue Morgue », « Le mystère de Marie Roget » et « Lettre Volée », ou bien annonciateur du merveilleux scientifique3. Très diversifiée, l’œuvre d’Edgar Allan Poe a influencé de nombreuses formes littéraires, dont le poème et la nouvelle. Différents niveaux d’influence sont explorés dans ses nouvelles sur le magnétisme, « Révélation magnétique », « La vérité sur le cas de M. Valdemar » et « Les souvenirs de M. Auguste Bedloe », toutes traduites puis réunies par Baudelaire dans le recueil Histoires extraordinaires, publié en 1856.

Certaines de ses nouvelles sur le magnétisme prennent la forme de l’article de journal et visent à narrer des phénomènes extraordinaires en les revendiquant comme réels. La nouvelle « La vérité sur le cas de M. Valdemar », par exemple, a été publiée comme un article scientifique, et non comme une nouvelle fantastique.

Poe, bien souvent, se veut pareil à ses personnages. Rien ne le ravit autant que l’accueil fait en Grande-Bretagne à « La vérité sur le cas de M. Valdemar ». Berné par les allures réalistes du récit – mais aussi par le peu de scrupules d’éditeurs qui ont publié le conte comme un article scientifique—, le public anglais s’est cru en présence d’un récit retraçant une expérience véritable et a décerné à l’auteur les lauriers du parfait mystificateur.4

Dans leur contenu et par les circonstances de leur diffusion, ces nouvelles articulent donc la question de l’imagination à celle de l’influence. Le lecteur qui prend pour vrai le récit de phénomènes extraordinaires est influencé ; l’auteur qui détient un savoir particulier est en mesure d’exercer une influence. Si cette notion comporte plusieurs définitions, nous retiendrons pour cette étude le sens d’une « action (généralement lente et continue) d’un agent physique (sur quelqu’un, quelque chose) suscitant des modifications d’ordre matériel », par extension « puissance indéterminée exerçant une action mystérieuse sur les êtres et les choses »5. Ces deux derniers sens évoquent la notion de magnétisme, type d’influence qui admet une dimension occulte, dans le sens où il s’agit, en l’évoquant, de désigner un phénomène qui n’est pas visible, mais dont seules les conséquences sont perceptibles. Le magnétisme repose en effet, en physique, sur l’« étude des aimants et des champs magnétiques (…) ensemble des propriétés (attraction, répulsion notamment) des aimants et des champs magnétiques »6. Cette définition physique du « magnétisme minéral » se distingue du « magnétisme animal », pratique issue de la théorie de Franz Anton Mesmer, dans laquelle le toucher humain se substitue aux aimants, et qui repose sur l’existence de fluides magnétiques universels. Ces derniers sont présentés comme des « fluide[s] magnétique[s] qu’une personne est censée pouvoir utiliser sur une autre personne à des fins thérapeutiques ou divinatoires » Le troisième sens voit se renforcer la similitude entre les deux notions : « Fascination, influence intense et inexpliquée qui s’exerce sur quelqu’un ou qui émane de quelqu’un ou de quelque chose »7.

Or, les nouvelles d’Edgar Allan Poe sur le mesmérisme ont parfois été comprises dans leur dimension métalittéraire. Le développement des réflexions de l’écrivain américain sur la forme narrative de la nouvelle, déterminantes pour sa réception en Europe, trouverait ses origines dans ce type de récit.

Le magnétisme de Mesmer connaît une renaissance importante au cours du XIXe siècle, car avec la naissance de la médecine moderne, la médecine humorale est remise en question pour laisser place à l’étude de la psychiatrie et aux progrès de la chirurgie. La mélancolie, par exemple n’est plus traitée par le biais de la médecine humorale mais à la lumière de la psychiatrie, et de nouveaux soins sont proposés pour traiter ses symptômes8. Or le magnétisme revient à une conception proche de la médecine humorale. Selon Mesmer, le magnétisme repose sur la croyance en l’existence de fluides universels. Dans son Mémoire sur la découverte du magnétisme animal, publié en 1779, Mesmer dresse une série de propositions pour définir le magnétisme, à partir de cas particuliers qu’il a étudiés. Il donne au magnétisme une certaine rationalité en le délestant de sa connotation magique pour le légitimer auprès de l’Académie des Sciences ou de la Faculté de Médecine à Paris. Selon Mesmer, la fonction principale du magnétisme, comme celle de toutes les médecines, est de soigner la souffrance humaine, ce que montre la dernière proposition de son ouvrage :

La considération des hommes qui gémissent dans les souffrances et le malheur, par la seule insuffisance des moyens connus, est bien de nature à inspirer le désir, et même l’espoir d’en reconnaître de plus utiles.9

Il s’agit donc pour Mesmer de proposer une nouvelle méthode thérapeutique qui repose sur l’existence de fluides universels qui circulent entre tous les corps, célestes et terrestres. Les malades connaîtraient un dérèglement de ces fluides et il s’agirait, par le magnétisme, de les remettre en place. Mais ce soin repose sur la croyance en une réalité invisible, non perceptible par les sens. Le magnétisme est alors un objet de croyance qui s’oppose à la science académique, et qui est très critiqué par celle-ci. On reproche à Mesmer de « quitter la route ordinaire de la médecine »10. Il s’agit de penser une médecine alternative, différente de la médecine moderne, et qui constitue un des supports de croyance majeurs du XIXe siècle. De nombreux documents entendent répondre à ces contestations en fournissant des explications rationnelles au magnétisme pour ainsi prouver que son existence dépasse le seuil de la croyance. Ces documents théoriques explorent toujours la question du magnétisme en réponse aux critiques de la médecine académique. Le médecin psychiatre Alexandre Brierre de Boismont, qui évoque la question du magnétisme dans Des hallucinations ou Histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase, du magnétisme et du somnambulisme, commence son ouvrage par une réponse aux contestations faites sur les sujets qu’il entend traiter :

N’ignorons pas que les hommes qui ont l’habitude de fermer les yeux sur tout ce qui n’est pas le fait matériel condamneront cette tentative, et iront même jusqu’à penser que l’imagination a emporté la sage raison hors de la bonne route. Nous en appelons aux médecins éclairés, qui savent voir au-delà de cette sorte de premier plan qui forme la partie matérielle de la science.11

L’ouvrage est publié à Paris en 1845, l’année où sont publiées certaines nouvelles d’Edgar Poe sur le magnétisme. Le magnétisme connaît en effet un regain d’intérêt dans les sciences mais aussi dans les textes littéraires qui sont nombreux à proposer une articulation entre les discours médicaux et les discours fictionnels. Trois nouvelles d’Edgar Allan Poe traitent du magnétisme : « La vérité sur le cas de M. Valdemar », « Révélation magnétique » et « Les souvenirs de M. Auguste Bedloe ». Les deux premières sont écrites à la première personne et prétendent rapporter des faits médicaux, mais aussi des phénomènes invraisemblables dont il faut prouver la véracité par le témoignage rigoureux de l’expérience magnétique ainsi que de ses conséquences extraordinaires : la conservation d’un corps sans vie et une parole donnée à ce corps — parole qui provient d’un au-delà invisible.

Dans « La vérité sur le cas de M. Valdemar » (« The facts in the case of M. Valdemar ») publiée pour la première fois en 1845, un magnétiseur raconte son expérience sur un patient à l’agonie. Écrite sous la forme d’un rapport scientifique, la nouvelle présente un discours fictionnel qui se revendique comme scientifique. La même narration est développée dans « Révélation magnétique » (« Mesmeric Revelation »), publiée en 1845 et traduite en 1848 en français. C’est une des premières nouvelles d’Edgar Poe à être publiée en France et la toute première à être traduite par Charles Baudelaire12. Elle évoque un patient magnétisé à l’article de la mort. À la différence de la précédente, la deuxième partie de la nouvelle est consacrée à un dialogue entre le patient agonisant et le médecin-magnétiseur, et poursuit la question de la véracité de phénomènes invisibles. La question de la légitimité du magnétisme se pose alors ainsi : le magnétisme peut être perçu comme une science alternative, mais le fait que cette médecine repose sur l’existence de fluides imperceptibles lui vaut aussi d’être considérée comme une simple superstition13.

« Les souvenirs de M. Auguste Bedloe », publié pour la première fois en 1844, est la seule nouvelle traitant du magnétisme dans laquelle le narrateur n’est pas le médecin, mais un ami du magnétisé. Elle évoque un possible cas de métempsychose ou de transe mesmérique. Comme le fait remarquer Sara-Lise Rochon, dans son article « Les nouvelles magnétiques d’Edgar Allan Poe », « Les souvenirs d’Auguste Bedloe » diffère quelque peu des deux autres nouvelles magnétiques, bien qu’elle traite également d’une expérience magnétique. La mention « tale » dans la version originale du titre montre que le récit n’entretient aucune ambiguïté entre rapport médical et récit fictionnel. Rochon remarque aussi que les lieux ne sont pas les mêmes. Ils sont « ouverts, exotiques » alors que les précédentes nouvelles se déroulent dans des chambres, des espaces fermés, confinés14. L’originalité, dans l’œuvre d’Edgar Allan Poe, du traitement magnétique dans la nouvelle a aussi été soulignée par la critique nord-américaine, notamment par Daniel J. Philippon dans « Poe in the Ragged Mountains : Environmental History and Romantic Aesthetics »15.

Cependant, les trois nouvelles présentent des similitudes narratologiques. Il s’agit d’évoquer une réflexion a posteriori sur le phénomène magnétique. La représentation de ce phénomène donne accès à un nouvel espace, puis une chute surprenante vient interrompre le récit. Dans les trois récits, le magnétisme articule la question de l’influence à celle de la croyance, notamment en interrogeant les notions de « raison » et « d’imagination ». Afin d’être influencé par l’expérience magnétique, le patient doit croire en la véracité du phénomène invisible. Nous verrons que la représentation du magnétisme a contribué à l’influence d’Edgar Allan Poe, aux États-Unis et en Europe.

Nous étudierons ainsi la représentation des théories de Mesmer dans ces trois nouvelles. La représentation de l’expérience magnétique qui vient illustrer les théories de son fondateur permet d’élaborer un espace de réflexion sur différents niveaux de conscience, conférant ainsi une dimension métaphysique au fantastique. Cette représentation particulière de l’influence magnétique a contribué à véhiculer différentes images d’Edgar Allan Poe dans l’histoire littéraire.

L’influence de Mesmer en fiction

L’écriture rétrospective de ces nouvelles vise à rétablir des faits, une vérité qui ne peut être expliquée autrement qu’à condition d’adhérer aux théories sur le magnétisme. « Je sens le besoin, en dépit de tout un monde de préjugés, de raconter, sans commentaires, mais dans tous les détails, un très remarquable dialogue qui eut lieu entre un somnambule et moi »16 affirme le narrateur au début de « La vérité sur le cas de M. Valdemar », en réponse au vif débat qu’aurait suscité l’expérience magnétique sur un mourant, tout en revendiquant sa neutralité scientifique (« sans commentaires »), ce qui empêcherait toute tentative d’influence sur son lecteur. Quant à la nouvelle « Révélation magnétique », elle commence ainsi :

Bien que les ténèbres du doute enveloppent encore toute la théorie positive du magnétisme, ses foudroyants effets sont maintenant presque universellement admis. Ceux qui doutent de ses effets sont de purs douteurs de profession, une impuissante et peu honorable caste.17

Controversée au XIXe siècle, l’influence de Mesmer, permise par la diffusion de ses théories, fait figure d’autorité dans ces nouvelles. Les narrateurs s’inscrivent dans une réponse aux détracteurs du magnétisme. Poe met ainsi en fiction la querelle entre médecine moderne et médecine de Mesmer. Cette dernière fait immédiatement l’objet d’une brève exposition théorique, dont l’expérience magnétique viendra illustrer les succès et les limites.

C’est bien la croyance en l’efficacité de l’expérience magnétique qui confère au médecin la capacité d’influencer le patient. L’influence garantit sa réussite au même titre qu’elle confère au médecin un certain pouvoir sur le patient. Par son savoir, tout d’abord, mais aussi car le médecin peut opérer indépendamment de la volonté du patient :

[E]ntre le docteur Templeton et Bedloe s’était établi peu à peu un rapport magnétique très distinct et très fortement accentué. [...] À la première tentative faite pour produire le sommeil magnétique, le disciple de Mesmer échoua complètement. À la cinquième ou sixième il ne réussit que très imparfaitement, et après des efforts opiniâtres. Ce fut seulement à la douzième que le triomphe fut complet. Après celle-là la volonté du patient succomba rapidement sous celle du médecin, si bien que, lorsque je fis pour la première fois leur connaissance, le sommeil arrivait presque instantanément par un pur acte de volition de l’opérateur, même quand le malade n’avait pas conscience de sa présence.18

Poe représente ici l’influence historique de Mesmer, en faisant de la nouvelle un lieu de diffusion des théories et de réflexion sur les pratiques magnétiques. Cette influence se manifestera par la reprise de certaines pratiques mesmériques, comme l’hypnose, dans la psychanalyse. La mise en fiction du magnétisme serait à l’origine de théories psychiques qui ont inspiré la psychanalyse. Dans Mesmer ou la révolution thérapeutique Franklin Rausky insiste sur l’importance de la place du magnétisme animal « dans la psychothérapie moderne et dans la découverte de la notion d’inconscient »19. Plus récemment, Henri Justin fait de Poe un annonciateur « du travail de la psychanalyse » : « La notion de “psyché” humaine et de “psychisme” s’est développée parallèlement à la notion d’inconscient au XIXe siècle. L’idée qu’il y a des niveaux de conscience est très ancienne. »20 Le développement parallèle d’un intérêt pour la représentation du mesmérisme et de la notion d’inconscient est rendu possible grâce à l’élaboration d’un espace de réflexions métaphysiques permise par la représentation de la scène magnétique.

L’influence magnétique, un espace métaphysique

La scène magnétique, qui a lieu dans la deuxième partie des nouvelles, après les réflexions théoriques du narrateur et la description du futur magnétisé, est le lieu d’un spectacle surnaturel, effectué dans un espace confiné, la chambre du malade. C’est en ce lieu que la parole du magnétisé établit un autre espace, dans lequel se trouve l’esprit du magnétisé et depuis lequel il peut témoigner. Le dialogue le plus dense et le plus complet à ce sujet se trouve dans « Révélation magnétique » : l’expérience magnétique donne lieu à un long dialogue entre le magnétiseur et le magnétisé, plongé dans un état somnambulique proche de la mort. Dans le dialogue entre le médecin P. et le magnétisé V. (Vankirk), de nombreux points sont abordés sur la constitution du cosmos et de sa relation avec l’esprit humain, tout ce qui concerne l’existence de la « matière inorganique ». Henri Justin voit en « Révélation magnétique » les prémices de l’essai Eurêka. Dans son essai Avec Poe jusqu’au bout de la prose,21 il fait de cette nouvelle « le premier conte où l’on sent Poe travailler directement à l’élaboration d’Eurêka. Sous l’habillage d’une séance de mesmérisme, Poe s’y interroge sur la nature de l’espace imaginaire, « cet infini » à « l’immensité véritablement substantielle ». Selon Edgar Poe cet infini correspond à l’étendue maximum que peut se représenter l’âme humaine.

Afin d’accéder à la représentation de cet espace imaginaire, il faut représenter l’agonie que le magnétisé de « Révélation magnétique » considère comme une métamorphose, et qu’il compare d’ailleurs à la métamorphose de la chenille en papillon. Selon lui, « [i]l y a deux corps : le rudimentaire et le complet, correspondant aux deux conditions de la chenille et du papillon. Ce que nous appelons mort n’est que la métamorphose douloureuse. Notre incarnation actuelle est progressive, préparatoire, temporaire »22. Même représentation de l’agonie comme une métamorphose dans « La vérité sur le cas de M. Valdemar », toujours selon le magnétisé, qui répond, lorsque le médecin lui demande s’il ressent encore une douleur dans la poitrine, « je meurs »23.

La représentation de l’agonie en la transformation d’un état en un autre, d’une forme à une autre, pourrait aussi signifier le passage d’une écriture référentielle à une écriture fictionnelle, dotant ainsi la représentation de l’expérience magnétique d’un caractère métalittéraire. L’accès à ce nouvel espace symbolique permis par l’influence magnétique permet à Poe d’exposer son questionnement sur l’infini. L’expérience magnétique est donc pour Edgar Poe un espace où le questionnement métaphysique côtoie la fiction, et peut être visualisé par le lecteur grâce à la description du magnétisé. En donnant une fonction métaphysique à ses nouvelles magnétiques, Poe touche à des questions communes à de nombreux lecteurs, thèmes universels qui ne cessent d’exercer une certaine fascination sur ceux qui les conçoivent.

La scène magnétique est un lieu d’indécision entre plusieurs herméneutiques. L’influence de Mesmer s’efface pour laisser place à l’interaction entre le discours sur le questionnement métaphysique de l’auteur et l’écriture fictionnelle de la nouvelle fantastique. La représentation de ces différentes herméneutiques a contribué à confondre la vie de l’écrivain et ses récits. Ainsi, dans le dialogue entre magnétiseur et magnétisé de « Révélation magnétique », les noms du médecin et du patient ne sont pas donnés mais le médecin est représenté par la lettre P., ce qui a valu à Edgar Poe d’être considéré comme le magnétiseur, notamment dans les salons littéraires qu’il fréquentait, où on l’interrogeait fréquemment sur sa pratique du magnétisme. Afin d’entretenir l’ambiguïté, Edgar Allan Poe se contentait toujours de répondre par un sourire, comme le remarque Anne Lynch :

Together with his reputation for such eeries tales as « Mesmeric Revelation », his mournful bird made Poe a magnetic figure to the other guests. « People seem to think there is something uncanny about him », one reported, « and the strangest stories are told, and what is more, believed, about his mesmeric experiences, at the mention of which he always smiles. His smile is captivating !24

Il y a donc deux influences de l’image d’Edgar Allan Poe : celle qu’il entretient aux États-Unis, dans les salons littéraires, et celle qui a été diffusée par certains de ses traducteurs, notamment Charles Baudelaire, en France et en Europe.

Si cette confusion est davantage faite pour les poèmes ou les nouvelles gothiques d’Edgar Poe, dont on dit souvent qu’ils proviennent d’un esprit tourmenté, voire malade, les nouvelles magnétiques, également traduites par Baudelaire, lequel a contribué à créer l’image de l’écrivain américain en Europe, ont aussi permis d’établir son influence, en fascinant les lecteurs et en faisant de Poe le précurseur de nombreuses formes et esthétiques.

L’écrivain magnétique 

On retrouve donc la notion d’influence à trois niveaux différents dans « Révélation magnétique », « La vérité sur le cas de M. Valdemar » et « Les souvenirs de M. Auguste Bedloe » : au niveau de l’écriture, au niveau de la lecture et au niveau de la réflexion formelle. Tout d’abord, les récits représentent l’influence des théories scientifiques de Mesmer, permettant à l’Histoire de côtoyer la fiction dans un espace où se mêlent le fait et l’invention. Puis, l’élaboration d’un espace invisible permet de diffuser le questionnement métaphysique d’Edgar Allan Poe tout en interrogeant le genre de la nouvelle. Certaines études ont ainsi souligné l’influence des nouvelles magnétiques sur la conception de la nouvelle chez Edgar Allan Poe. Dans Poe, Fuller and the Mesmeric Arts, Bruce Mills insiste sur l’interrelation entre les réflexions de Poe sur la représentation littéraire du magnétisme, qui permet d’explorer des « états avancés de la conscience », et « l’évolution d’une forme narrative »25.

Ces niveaux d’influence sont dominés par celle qu’exerce Edgar Allan Poe sur le lecteur, notamment en jouant avec sa crédulité. Le thème du magnétisme n’est pas choisi au hasard pour une écriture qui a permis à Poe d’étendre sa renommée, de fasciner ses lecteurs et son entourage littéraire, autrement dit d’exercer une influence particulière sur le monde littéraire.

Au XIXe siècle, l’influence d’Edgar Poe, en France puis en Europe, est assurée par Baudelaire avec la diffusion de ses textes, que le poète français n’est pourtant pas le premier à traduire. Mais il confère à l’écrivain américain une image plus proche du génie romantique pour lequel le malheur est lié à la création littéraire26. C’est donc une tout autre posture auctoriale, influencée par la lecture baudelairienne d’Edgar Allan Poe, qui est diffusée en 1848. Celle-ci se propagera dans de nombreux textes littéraires européens, et sera ensuite reprise et interrogée, montrant ainsi l’instabilité de l’influence de l’auteur que chaque lecteur est en mesure de repenser.




1 Léon Lemonnier, Edgar Allan Poe et les poètes français, éditions de la Nouvelle Revue critique, Paris, 1932.

2 Eric Lysøe, Les voies du silence : E. A Poe et la perspective du lecteur, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 171.

3 Maurice Renard, Romans et contes fantastiques, préface de Jean Tulard, Laffont, Bouquins, 1990, p.1206 : « Edgar Poe, avec deux contes seulement, La vérité sur le cas de M. Valdemar et Les souvenirs de M. Auguste Bedloe, fonda le roman merveilleux-scientifique pur. »

4 Op. cit., p. 147, Éric Lysøe.

7 Ibid.

8 Sur ce sujet, voir Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 38, 2009/1, introduction de Nicole Edelman, p. 11-15.

9 Franz Anton Mesmer, Mémoire sur le magnétisme animal, 1779, p. 84. URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k75421p/f4.image

Dernière consultation le 21 juin 2017.

10 Ibid., p. 8.

11 Alexandre Brierre de Boismont, Des hallucinations ou Histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase, du magnétisme et du somnambulisme, Paris, G. Baillière, 1845, préface, p. 4.

Disponible sur : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k85074c

Dernière consultation le 22 juin 2017.

12 Claude Richard, Edgar Allan Poe, journaliste et critique, Paris, Klincksieck, coll. « Études anglo saxonnes », 1978, p. 660.

13 Kurt Sprengel, Histoire de la médecine depuis son origine jusqu’au dix-neuvième siècle, traduit de l’allemand par A.J.L Jourdan, Paris, J.-B Baillère, 1832.

14 Sarah-Lise Rochon, « Les nouvelles magnétiques d’Edgar Allan Poe », in @nalyses, Vol. 3, nº 3 Automne 2008 - Dossier - Littérature et paranormal, p. 155-156.
URL : https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/issue/view/183

Dernière consultation le 22 juin 2017

15 in Edgar Allan Poe, Beyond Gothicism, edited by James M. Hutchisson, University of Delaware Press, Newark, 2013.

16 Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, préface de Julio Cortazar, traduction de Charles Baudelaire précédée de Edgar Poe, sa vie et ses œuvres, Paris, éd. Gallimard, 1973 pour la préface, l’annotation et la chronologie, p.284. Version originale dans The Penguin complete Tales and Poems of Edgar Allan Poe, introduction by Will Self, London, Viking Editions, 2011, p.88

17 Ibid.

18 Op. cit., « Les souvenirs de M. Auguste Bedloe », p. 209. Version originale : p. 680.

19 Franklin Rausky, Mesmer ou la Révolution thérapeutique, Paris, Payot, 1977, p. 221.

20 Henri Justin, Avec Poe jusqu’au bout de la prose, coll. « bibliothèque des idées », NRF, Gallimard, 2009, p. 224.

21 Ibid., p. 63.

22 Edgar Allan Poe, « Révélation magnétique », version originale (« Mesmeric Revelation »), Op. cit., p. 291, p. 93 pour la version originale.

23 Charles Baudelaire, Histoires extraordinaires, Op. cit., p. 277. Version originale (« The facts in the case of M. Valdemar ») p. 100.

24 Kenneth Silvermann, Edgar Allan Poe : Mournful and Never-ending Remembrance, Harper Perennial, 2008, p. 279 : Poe est appelé à reparler de son poème le plus célèbre, « Le Corbeau » dans le salon littéraire d’Anne Lynch. « Au même titre que sa réputation pour des nouvelles aussi angoissantes que « Révélation magnétique », son oiseau funèbre a fait de Poe un personnage magnétique aux yeux des autres invités. « Les gens ont l’air de penser qu’il a quelque chose d’étrange », affirma l’un d’eux, « et l’on raconte les histoires les plus bizarres, que l’on croit, sur ses expériences magnétiques, à la mention desquelles il sourit toujours. Son sourire est captivant! » Nous traduisons.

25 Bruce Mills, Poe, Fuller and the Mesmeric Arts, transition states in the American Renaissance, University of Missouri Press, Columbia, 2006, p. 50 : « In « Mesmeric Revelation », the second of his series of narratives published in 1844 and 1845 dealing with the subject of mesmerism, Poe anticipates the reflections expressed in fragmented form throughout his criticism and his « Marginalia » and provides further insight into the relationship between higher consciousness and an evolving narrative form. »

« Dans « Révélation magnétique », sa seconde série de nouvelles publiées en 1844 et 1845 et traitant du mesmérisme, Poe anticipe les réflexions exprimées par fragments dans sa critique et ses « Marginalia », ce qui permet de mieux comprendre la relation entre un niveau de conscience supérieur et l’évolution d’une forme narrative. » Nous traduisons.

26 Sur ce sujet, voir Léon Lemonnier, Les traducteurs d’Edgar Poe en France, de 1845 à 1865, Paris, Presses Universitaires de France, 1928.



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- Auteur : Manon Amandio
- Titre : L’influence magnétique d’Edgar Allan Poe
- Date de publication : 07-02-2019
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=215
- ISSN 2105-2816