Littérature et Idée Mythopoétique Poétique du récit Espaces littéraires transculturels Perspectives critiques en littérature et poétique comparées Recherches sur la littérature russe Musique et littérature Observatoire des écritures contemporaines
Recherche par auteur étudié  :
Recherche par thème  :
Recherche dans tout le site :
COLLOQUES


TRAFICS D’INFLUENCES : NOUVELLES APPROCHES D’UNE QUESTION COMPARATISTE


Virginia Woolf avait-elle des modèles ? Entre influence et intertextualité, la trace de Montaigne dans The Common Reader

Julitte Stioui


Université Paris-Est
Centre de recherches « Lettres, Idées, Savoirs »

 

Résumé

Cet article se propose de réfléchir à la pertinence de la notion d’influence pour étudier la relation entre The Common Reader, premier recueil d’essais publié par Virginia Woolf, et les Essais de Montaigne. A partir de l’exploration récente de l’influence par Judith Schlanger (Le Neuf, le différent et le déjà-là, 2014), et en se fondant sur l’essai « Montaigne » du Common Reader comme preuve tangible de la lecture des Essais par Virginia Woolf, cette étude propose trois critères possibles (ressemblance, activisme, réappropriation) pour légitimer l’usage de cette notion et discuter de son intérêt.

Abstract

This paper deals with the relevance of the notion of influence to study the relationship between The Common Reader, first collection of essays published by Virginia Woolf, and the Essais of Montaigne. Based on the recent work of Judith Schlanger on influence (Le Neuf, le différent et le déjà-là, 2014) and on the study of the essay « Montaigne » in The Common Reader as a textual proof of Woolf’s reading of Montaigne, it proposes three possible criteria to justify an influence study and discuss its interest.

Situation

L’influence : perspectives théoriques

L’influence est une notion à la fois familière et problématique. Si elle semble incontournable pour penser la création littéraire, le phénomène de la circulation et des relations entre les œuvres1, elle est l’objet d’un certain discrédit, au moins depuis la période structuraliste et l’avènement de la notion d’intertextualité : contrairement à l’intertextualité qui se fonde sur des critères linguistiques, a priori concrets et quantifiables, l’influence est d’usage métaphorique, issue d’un mot désignant en premier lieu un phénomène irrationnel et mystérieux (« l’écoulement, le flux provenant des astres et agissant sur les hommes et les choses », Le Robert), origine dont elle garde la trace puisque le sème de « mystère » lui reste définitoire2. De ce fait, l’influence est difficile à étudier, se heurtant à de multiples soupçons : soupçon sur les déclarations d’auteur, soupçon en raison des illusions de lecture3 ou encore de l’effet du hasard (la ressemblance n’est pas l’influence)4. Enfin, ses liens avec la notion d’auteur, et sa position à l’intersection de plusieurs champs disciplinaires (littérature, mais aussi psychanalyse, anthropologie, sociologie, etc.), contribuent certainement au flou théorique qui l’environne, et à son rejet5.

Pour autant, il est difficile de se passer de la notion d’influence, et l’histoire de son partage avec la notion d’intertextualité est de ce point de vue très éclairante. Bien qu’à l’origine l’intertextualité ait été pensée par Julia Kristeva et Roland Barthes comme un changement radical de paradigme (de l’auteur vers le langage, de la sociologie vers la linguistique, de la verticalité et de la causalité vers l’horizontalité et la description)6, un brouillage entre les deux notions n’en est pas moins constatable, en théorie, et dans les faits7. S’il existe indubitablement des phénomènes qui relèvent plus particulièrement de l’une ou l’autre notion (la pratique du collage, par exemple, relève de l’intertextualité), dans le cadre restreint d’un dialogue entre deux (ou plusieurs) œuvres, influence et intertextualité permettent de penser le phénomène de circulation entre celles-ci avec deux approches différentes, qu’il est peut-être plus intéressant de confronter que d’opposer. Comme y invite la récente réflexion de Judith Schlanger dans son ouvrage Le neuf, le différent et le déjà-là. Une exploration de l’influence, il est peut-être temps de mettre à profit la riche théorisation de l’intertextualité au cours des dernières décennies pour repenser la notion d’influence, et sa pertinence pour caractériser certaines relations entre les œuvres.

Montaigne / Virginia Woolf

L’œuvre de Virginia Woolf s’impose pour questionner à nouveau frais la pertinence de la notion d’influence. Alors que l’écrivain anglais, dont la pratique d’écriture est indissolublement liée à sa pratique de lecture8, emploie elle-même l’idée d’« influence » pour penser la création littéraire9, la critique récente favorise la notion d’intertextualité pour étudier le dialogue que son œuvre noue avec d’autres œuvres, soit en arguant de la multiplicité des références possibles (qui déborde donc la représentation traditionnelle d’une influence dyadique)10, soit en postulant un partage fondé sur les théories du genre (gender) entre une conception masculine, autoritaire, négative de l’influence et une conception féminine, mouvante, libertaire, de l’intertextualité11.

C’est dans cette perspective que nous souhaitons interroger ici les relations qu’entretiennent le premier recueil d’essais publié par Virginia Woolf, The Common Reader, et l’œuvre considérée comme fondatrice du genre de l’essai, Les Essais de Montaigne, présente au centre du recueil de Woolf avec l’essai « Montaigne ». En plus des liens de transtextualité (à la fois d’architextualité avec la pratique du genre de l’essai ; de métatextualité avec le commentaire des Essais ; et d’intertextualité avec les nombreuses citations, allusions, paraphrases présentes dans l’essai « Montaigne »), est-il pertinent d’étudier la présence des Essais de Montaigne dans The Common Reader sous l’angle de la notion d’influence ?

Montaigne, saint « patron » du Common Reader ?

Prérequis

Dans le cas précis de Montaigne et Virginia Woolf, il est facile de satisfaire aux prérequis de toute étude d’influence, à savoir la recherche des preuves de la lecture et de l’importance de l’œuvre de Montaigne pour Woolf. Ces lectures sont en effet consignées dans le journal de l’écrivain anglais12 ; quant à leur importance, elle se manifeste notamment dans les nombreux jugements très positifs qu’elle porte sur les Essais tout au long de son activité critique13. De manière significative, Montaigne se révèle une référence majeure dans les écrits de Virginia Woolf sur le genre de l’essai, du premier en 1905, « The Decay of Essay Writing », où il est rappelé comme l’inventeur de « la plus marquante des innovations littéraires », « l’essai personnel »14, jusqu’aux derniers, tel « Reviewing » (1939), où elle plaide pour que les journaux favorisent le renouveau de l’essai en mettant à disposition plus d’espace dans leurs rubriques : « Un Montaigne se cache peut-être parmi nous [...]. Avec du temps et de l’espace, il pourrait renaître, et avec lui une forme d’art admirable »15.

Au-delà de ces preuves, nécessaires mais non suffisantes, l’essai « Montaigne » du Common Reader, tout à la fois hommage brillant et habile tissu de citations et de paraphrases de l’humaniste, peut être utilisé comme pierre de touche de la lecture de Montaigne par Virginia Woolf à partir de laquelle mesurer l’influence des Essais dans le reste du recueil. C’est en partant de cet essai que nous étudierons le phénomène de lecture, absorption, réappropriation du texte fondateur du genre de l’essai par l’essayiste anglaise de la première moitié du XXe siècle.

Ressemblance

Un des premiers critères qui permettent de parler d’influence est celui de la « ressemblance ». Comme le rappelle Judith Schlanger, « celui qui se trouve sous l’influence d’un autre est amené à […] lui ressembler »16. Or, l’essai « Montaigne » du Common Reader atteste bien d’une telle proximité entre Montaigne et Woolf : sa structure, qui favorise un brouillage énonciatif, témoigne d’une fusion des voix entre le compte rendu de la pensée de Montaigne et le commentaire de Virginia Woolf, fusion d’ailleurs préparée par l’image liminaire de l’essai rapprochant l’autoportrait de Montaigne d’un miroir pour le lecteur17.

La composition de l’essai « Montaigne » participe en effet d’un dialogue où alternent questions et réponses entre l’auteur et Montaigne18. De la sorte, ce texte est majoritairement constitué d’un tissu de citations, et surtout de paraphrases des Essais de Montaigne19. D’autre part, ces dernières sont inscrites dans l’essai à travers l’usage du discours indirect libre, et un jeu complexe des pronoms personnels, où la première personne du pluriel peut aussi bien désigner au fil du paragraphe l’auteur en opposition au « il » de Montaigne20, Montaigne dans un passage au discours indirect libre21, ou un « we » de généralité, équivalent à un « one », pronom personnel indéfini. On constate alors qu’il est souvent impossible de dissocier le discours attribué à Montaigne par Virginia Woolf du commentaire personnel de celle-ci.

Par exemple, dans un même paragraphe, se côtoient la phrase « car le plaisir n’a pas de saveur tant que nous ne le partageons pas (for pleasure has no relish unless we share it) »22, paraphrase de celle de Montaigne, « nul plaisir n’a goust pour moy sans communication »23, et qui lui reste proche dans son choix lexical et sa structure grammaticale, et une phrase moins directement attribuable à Montaigne, même si elle semble résumer certaines de ses déclarations24, « la communication, c’est la santé ; c’est la vérité ; c’est le bonheur »25. Cette dernière phrase a surtout une vie propre dans l’œuvre de Virginia Woolf, puisqu’elle réapparaît prononcée par Septimus Smith dans Mrs Dalloway26, où elle participe à la poétique générale du roman sur la communication et la dialectique entre individu et société.

Ainsi, mise en scène de la fusion des voix de Montaigne et de Virginia Woolf, l’essai « Montaigne » du Common Reader ne peut se lire simplement comme une mosaïque intertextuelle des Essais27, il est le lieu de rencontre de la pensée de Montaigne et de celle de Virginia Woolf, la preuve de leur « ressemblance ».

Activisme

L’essai « Montaigne » ne rend pas seulement compte de la « matiere » de Montaigne, il reproduit aussi consciemment sa « maniere » et met en avant certains des éléments clefs de la poétique de l’essai chez Montaigne, aussi bien formels qu’esthétiques : dialogisme, inachèvement, conception de l’essai comme bricolage et comme art du portrait vivant28. Cette manière se retrouve dans la poétique générale du Common Reader, nous invitant à dépasser l’hypothèse d’une relation évidente d’architextualité entre les Essais et The Common Reader, pour y voir un signe de « l’activisme » de l’influence : comme l’écrit Judith Schlanger, « l’influence suscite le désir de faire »29.

L’essai « Montaigne », on l’a vu, est construit sur le principe d’un dialogue, qui s’appuie sans aucun doute sur l’apologie de la pensée dialogique à laquelle se livre Montaigne dans les Essais, notamment dans « De l’art de conferer ». De manière évidente, cette structure dialogique se retrouve dans les autres essais du Common Reader, qui intègrent tous en leur sein des positions autres, contredites, discutées, nuancées, brouillant les arguments plus directement attribuables à l’auteur et notre manière de les recevoir. De ce point de vue, l’essai qui clôt le recueil (« How it strikes a contemporary »), et qui pose la question difficile du jugement de la littérature contemporaine, est très proche du principe dialogique mis en œuvre dans l’essai « Montaigne », et présente un flottement énonciatif comparable, qui complique le système argumentatif30. De la même manière, on retrouve dans de nombreux essais du recueil le refus de conclure montaignien tel que Woolf le met en scène dans la fin aporétique de l’essai « Montaigne » en « Que scais-je ? ». Ainsi, l’essai « The Patron and the Crocus », qui porte sur la nécessité de bien choisir son public pour écrire et tente une description des différentes qualités attendues d’un tel public, se clôt sur un retour aux questions initiales, qui restent ainsi entières : « Mais comment choisir à propos ? Comment bien écrire ? Telles sont les vraies questions »31.

D’autres principes esthétiques de l’essai mis en avant par Montaigne gouvernent la poétique du Common Reader. On peut relever à ce sujet l’insistance de Virginia Woolf sur l’ignorance du lecteur commun32, qui n’est pas sans rappeler l’ignorance « maistresse forme »33 de Montaigne, et son refus explicite de toute autorité34. Même si l’humilité affichée est un trait générique de l’essai bien connu, la métaphore originale du mobilier pour la traduire semble bien faire écho à la « marqueterie mal jointe »35 des Essais : « ils ne cessent jamais, en lisant, de se bricoler quelque structure bancale et incertaine »36. Surtout, tout autant qu’elle souligne la réussite insurpassable de Montaigne à se peindre de la plume, Virginia Woolf renouvelle dans le Common Reader l’art de l’essai comme portrait vivant. Plusieurs essais du recueil se construisent ainsi explicitement en opposition à des monuments figés : l’essai « Addison » s’ouvre sur le « tombeau » d’Addison érigé par Lord Macaulay dans un de ses essais, qui fait figure de repoussoir37 ; la description du tableau de la duchesse de Newcastle par Welbeck, qui clôt l’essai homonyme (« The Duchess of Newcastle »), silencieux et guindé, apparaît étrangement inadapté à la personnalité fougueuse et fantasque que Virginia Woolf met en scène38. L’essai woolfien affiche son ambition de peindre de manière vivante un personnage littéraire ou une époque, dans la lignée de la réussite de l’autoportrait de Montaigne dans les Essais : « nous regardons avec un intérêt fasciné le spectacle captivant d’une âme vivant sous nos yeux »39.

La comparaison de la poétique de l’essai chez Montaigne et chez Virginia Woolf mériterait une étude bien autrement détaillée. Il s’agissait ici de relever la réexploitation de certains traits génériques mis en scène ou évoqués dans l’essai « Montaigne » à l’échelle du recueil The Common Reader.

Réappropriation mentale

En plus de la ressemblance visible dans le portrait-miroir de l’essai « Montaigne », et de l’impulsion mimétique dans la pratique du genre de l’essai, le recueil The Common Reader atteste d’une « réappropriation mentale » par Virginia Woolf des mots et de thèmes de Montaigne : or, selon Judith Schlanger, dans le cas de l’influence, « la réappropriation mentale est essentielle »40. Virginia Woolf reprend en effet des notions importantes dans les Essais, souvent en lien avec la réflexion morale de Montaigne sur l’art de bien vivre, pour les exploiter dans sa réflexion esthétique, ce qui se perçoit grâce au jeu d’échos qui s’installe entre l’essai « Montaigne » et les autres essais du recueil.

On pourrait ainsi analyser la manière dont Virginia Woolf loue dans les œuvres littéraires qu’elle commente la représentation de l’homme sous les catégories montaigniennes du « divers » et de l’ « ondoyant »42 ; ou encore la résistance aux « conventions », présentées dans l’essai « Montaigne » comme « les grandes bêtes noires » de l’humaniste renaissant43. La liberté morale de Montaigne dans les Essais, qui est aussi une liberté de l’écrivain qui ne redoute pas, avec le chapitre « Sur des Vers de Virgile », de faire des Essais un meuble de « cabinet » et non de « sale »44, devient un critère de réussite esthétique chez Virginia Woolf.

Plus significativement, le travail de réappropriation mentale des Essais par Virginia Woolf se perçoit dans le choix des thématiques centrales qui fédèrent le recueil du Common Reader. Si, explicitement, le recueil est unifié par la figure du « lecteur commun » empruntée à Samuel Johnson, d’autres principes interviennent, qui gouvernent la méthode de lecture et de commentaire des essais, d’ailleurs en lien avec le terme « commun » : la notion de « communication » et la figure du « patron (patron) », autour de laquelle Woolf construit la relation idéale de communication entre l’auteur et le lecteur dans « The Patron and the Crocus ».

Le thème de la « communication », central dans la pensée et la mise en œuvre de l’acte d’écriture comme celui de lecture dans The Common Reader45, semble en effet dériver en droite ligne de la lecture des Essais par Virginia Woolf : le terme lui-même (substantif et verbe) apparaît une vingtaine de fois dans le recueil, dont une moitié dans l’essai « Montaigne » où Woolf met l’accent sur la volonté de Montaigne à se « communiquer »46. Se construit ainsi dans le recueil le même réseau lexical signifiant, autour des termes « commun » et « communication » que dans les Essais, où Montaigne loue abondamment les âmes à « divers estages », propres à la communication, ainsi que la « plus basse et commune façon de vivre »47.

En outre, l’essai « The Patron and the Crocus », qui décrit la relation de l’auteur à son lecteur sous le vocable de « patron », est aussi inspiré à Woolf par sa lecture des Essais, comme l’attestent bien les dates de publication et surtout le choix même du mot « patron »48. Caroline Pollentier y voit la raison pour laquelle Woolf cite dans l’essai « Montaigne » l’expression « patron au dedans » en français (et non la version anglaise de Charles Cotton : « a pattern within ourselves ») : selon elle, ce choix permet à Virginia Woolf de détourner, dès l’essai « Montaigne », le sens du mot dans les Essais (« l’ordre privé en soi ») vers la relation de patronage qui l’intéresse. Il nous semble plutôt que Virginia Woolf préserve ainsi la polysémie du mot français, bien présente chez Montaigne49, et perdue dans la séparation en anglais entre patron et pattern. Le patron de l’essai « The Patron and the Crocus » peut ainsi être à la fois le « payeur » et désigner le public réel auquel il faut s’adapter dans le marché de l’édition, et l’« instigateur », le modèle et le garant moral qui permet aux chefs-d’œuvre d’éclore50. Quoi qu’il en soit, Virginia Woolf s’approprie ici une image et un terme de Montaigne en l’adaptant à sa réflexion esthétique.

Ressemblance, activisme dans le choix et l’écriture d’un genre, réappropriation de motifs et « mise en œuvre, à partir d’une rencontre, d’une liberté créatrice »51 : pour toutes ces raisons, nous parlerions volontiers d’influence pour caractériser la place de Montaigne dans The Common Reader ; ou encore, comme y invitent cette dernière analyse, mais aussi le sémantisme du mot « influence », et un propos surprenant de Woolf dans un de ses essais, qui range Montaigne parmi les « saints » « qui aiment leur espèce » avec le Christ et Socrate52, de patronage : Montaigne comme saint patron du Common Reader53.

Pour une définition positive et élargie de l’influence

A l’issue de cette étude de la relation entre les Essais de Montaigne et le recueil The Common Reader, que conclure sur la pertinence de la notion d’influence ?

Notons d’abord qu’il est difficile d’éliminer le soupçon de subjectivité, qui pèse sur toute étude d’influence, même en se fondant sur l’essai « Montaigne » comme preuve textuelle de la lecture des Essais par Virginia Woolf. Subsistent ainsi des réserves sur le travail d’« onomométrie », de mesure de « la fréquence d’apparition des mots empruntés et des tournures détournées »54. De fait, il n’est pas toujours aisé de mesurer où s’arrête la paraphrase, où commence l’invention : « quand le même, répété, devient si différent qu’il ne prête plus au procès interminable du propre et de l’étranger »55. De la même manière, il est difficile de dissocier ce que la poétique de l’essai de Virginia Woolf doit à l’influence de Montaigne proprement dite, de ce qu’elle doit à l’architextualité, à la pratique en commun d’un genre que Montaigne a contribué à définir. Sa pratique de l’essai s’inscrit certainement dans un réseau d’influences plus complexe (où il faudrait invoquer notamment Samuel Johnson, Addison, Coleridge, Pater, Hazlitt, Carlyle, Thomas de Quincey, Charles Lamb, etc.). Le risque de l’étude d’influence est toujours, en privilégiant la relation à un seul modèle, de livrer une image partielle, et donc déformée, du jeu forcément multiple des influences dans la création littéraire56.

Ces réserves ne sont pourtant pas des désaveux. L’influence, mécanisme certes « subtil et mystérieux » par lequel une œuvre contribue à en faire naître une autre, mérite bien qu’on s’y intéresse, dans la mesure où on la déleste de toute théorisation trop réductrice. C’est ce que fait exemplairement Judith Schlanger dans Le Neuf, le différent et le déjà-là, tempérant par exemple le principe de causalité, ou l’idée d’autorité et de hiérarchie lorsqu’elle s’interroge : « De quoi le maître est-il le modèle ? cela ne dépend pas de lui »57. Elle ouvre également l’influence à la multiplicité, récusant le « scénario bien schématique » d’Harold Bloom, et rappelant que le « régime [de la lecture littéraire] n’est pas l’exclusivité, mais une coexistence étonnante dont on ne s’étonne pas assez »58.

Postuler à la suite de Judith Schlanger l’influence comme « catégorie pertinente pour décrire les mouvements de l’esprit »59 permet également de construire un vrai partage entre influence et intertextualité, de maintenir de front dans l’appréhension de la relation des œuvres entre elles les deux pôles dialectiques de l’auteur et du langage. Si l’influence semble souvent limitée pour traiter de tous les mécanismes de circulation entre les œuvres, c’est aussi le cas de l’intertextualité : « Les traces intertextuelles ne disent pas tout ; et l’activité culturelle liée à la création, intellectuelle ou littéraire, ne peut pas se découper en capsules qu’une explication de textes pourrait isoler »60.

Enfin, il y a peut-être une sagesse de la métaphore dans cette notion d’influence, qui explique le choix et le succès de ce mot comme catégorie littéraire à partir du XVIIIe siècle : il met l’accent sur la création et la vie de l’esprit comme processus mystérieux, immatériel, mais aussi fluide, une conception que ne démentirait certainement pas Montaigne ou Virginia Woolf61.




1 Michel Schneider, dans son ouvrage Voleurs de mots, n’hésite pas à affirmer : « L’histoire de la littérature ne saurait sans doute être distinguée de l’histoire des influences » (Michel Schneider, Voleurs de mots, Paris, Gallimard, 1985, p. 352).

2 Pierre Brunel, Claude Pichois et André-Michel Rousseau définissent l’influence comme « le mécanisme subtil et mystérieux par lequel une œuvre contribue à en faire naître une autre » dans Qu’est-ce que la littérature comparée ? (Pierre Brunel et alii, Qu’est-ce que la littérature comparée ?, Paris, Armand Colin Editeur, 1983, p. 53).

3 Comme l’illustre très bien Pierre Bayard dans Le Plagiat par anticipation, la lecture « produit toujours de la similitude » (Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Les Editions de Minuit, 2009, p. 62).

4 C’est ainsi que l’étude d’influence a pu être comparée à une « chasse à la sorcière » (Pierre Brunel et alii, op. cit., p. 54).

5 Constatons que c’est souvent en opposition à l’influence, pris comme terme négatif, que d’autres notions théoriques sont introduites. C’est bien évidemment le cas de l’intertextualité avec Julia Kristeva et Roland Barthes, mais aussi de la définition du « transfert culturel » selon Michel Espagne, où la notion d’influence est vue comme « un écueil à éviter » (Michel Espagne, « Transferts culturels », in Universalis éducation [en ligne]. Encyclopaedia Universalis, consulté le 30 septembre 2016. Disponible sur http://www.universalis-edu.com.janus.biu.sorbonne.fr/encyclopedie/transferts-culturels/).

6 Voir Roland Barthes, « De l’œuvre au texte », Le Bruissement de la langue, Paris, Editions du Seuil, 1984, p. 71-80.

7 Par exemple, les emplois synonymiques d’un terme pour l’autre sont fréquents, et les études intertextuelles procèdent souvent par une traditionnelle recherche de sources. Sur la question du partage problématique entre influence et intertextualité, voir notamment Susan Stanford Friedman, « Weavings: Intertextuality and the (re)Birth of the Author », in Jay Clayton et Eric Rothstein, Influence and Intertextuality in Literary History, Madison, University of Wisconsin Press, 1991, p. 146-180.

8 Notons à ce sujet que la recherche des allusions littéraires dans les œuvres de Virginia Woolf (essais et romans) a déjà fait l’objet de plusieurs ouvrages. A ce sujet voir : Beverly Ann Schlack, Continuing Presences: Virginia Woolf’s Use of Literary Allusion, Pennsylvania, Pennsylvania State University Press, 1979 et Elizabeth Steele, Virginia Woolf’s Literary Sources and Allusions: A Guide to the Essays, New York, Garland, 1983).

9 Virginia Woolf pense en effet la circulation et la vie de la littérature sous le terme d’ « influence (influence) » pris au sens large : influence du public, de l’atmosphère, sur l’auteur ; influence sur les auteurs de leur époque, de leur milieu, de leur langue ; influence d’autres auteurs qui peuvent jouer le rôle de modèle (« books descend from books as families descend from families » écrit-elle dans « The Leaning Tower », Virginia Woolf, The Essays of Virginia Woolf, ed. Andrew McNeillie, Londres, Hogarth Press, vol. VI, 1986, p. 261). Ajoutons que Woolf évoque aussi l’angoisse de l’influence dans son journal et ses lettres ; que l’on songe par exemple à sa lecture angoissante de Proust (Nigel Nicolson et Joanne Trautmann (ed.), The Letters of Virginia Woolf, Londres, Hogarth Press, 1975-80, III, p. 7 : « he will I suppose both influence me & make me out of temper with every sentence of my own »).

10 C’est l’argument avancé par Chantal Delourme : « On ne trouvera pas chez Virginia Woolf une pensée qui ait fonction tutélaire ni un auteur qui vienne occuper la place d’un modèle et avec qui l’œuvre aurait entretenu un dialogue constant, mais une multiplicité de lectures, des réseaux de résonance peut-être plus que d’influences » (Chantal Delourme, « Virginia Woolf : La lectrice sans modèle ? », in Bruno Clément, La Lecture littéraire. Écrivains, lecteurs (numéro spécial), Paris, Klincksieck, février 2002, p. 87).

11 Voir Anne E. Fernald, « Woolf and Intertextuality », in Bryony Randall et Jane Goldman, Virginia Woolf in Context, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 52-53 : « Plutôt que de suivre la lignée clairement œdipienne des remarques de Joyce, de la posture d’Eliot dans “Tradition and the Individual Talent”, et de l’ouvrage de Harold Bloom, The Anxiety of Influence, le critique woolfien ferait mieux de s’intéresser à la tradition théorique russo-française, en commençant par Kristeva et en continuant avec le dialogisme bakhtinien et les catégories du structuralisme en général ». Anne Fernald justifie ce parti pris par plusieurs raisons : il permet d’éviter les pièges du phallocentrisme ; l’intertextualité est une notion souple et provisoire contrairement à l’influence ; le rapport de Woolf aux autres œuvres est oblique, gratuit (et non pas introduit en vue d’exposer sa culture), horizontal, centré sur le plaisir (et non sur l’angoisse), et enfin il intervient à tous les niveaux du texte (du phonème au genre). Anne Fernald propose donc de se placer dans le cadre théorique de la transtextualité développé par Gérard Genette dans Palimpsestes et souhaite que les futures études de la relation chez Woolf se situent dans « une nouvelle théorie de l’intertextualité féministe », en se centrant sur les multiples allusions spécifiques et leurs rôles dans les œuvres, plutôt que sur des monographies établissant les relations dialogiques entre Woolf et ses précurseurs. Soulignons d’ailleurs que la gêne de la critique woolfienne à parler d’influence est souvent due au problème que pose pour une théorie féministe l’influence d’un auteur masculin canonique sur Woolf. Voir Juliet Dusinberre, « Virginia Woolf and Montaigne: Them and Us », Virginia Woolf’s Renaissance: Woman Reader or Common Reader?, Basingstoke, Macmillan Press, 1997, p. 43 : « la communion de Gide avec Montaigne – un aristocrate catholique et conservateur élevé dans la culture classique de la Renaissance humaniste – est déjà assez surprenante, mais celle de Woolf l’est encore plus, puisqu’elle franchit les barrières du genre (gender) ».

12 On sait en effet qu’elle a lu les Essais au moins trois fois : en 1903, à 21 ans (un an avant qu’elle ne publie ses premiers essais dans des journaux, en 1904) ; pour la composition de l’essai « Montaigne » et du Common Reader en 1924, en parallèle à la composition de Mrs Dalloway ; puis en 1931, en parallèle de la composition de son roman-essai inachevé, The Pargiters (et à un voyage dans le Bordelais).

13 Ils sont nombreux. Entre autres exemples : dans « Notes on an Elizabethan Play », elle loue la maîtrise supérieure de sa prose (Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 57), dans « Anon », son ouverture sur le monde (Virginia Woolf, op. cit., vol. VI, p. 597).

14 Virginia Woolf, op. cit., vol. I, p. 25 : « the most significant of these literary inventions is the invention of the personal essay ».

15 Virginia Woolf, op. cit., vol. VI, 204 : « There may be a Montaigne among us [...]. Given time and space he might revive, and with him an admirable and now almost extinct form of art ». Nous citons la traduction d’Elise Argaud, dans L’écrivain et la vie, Paris, Editions Payot & Rivage, 2008, p. 143.

16 Judith Schlanger, Le neuf, le différent et le déjà-là : une exploration de l’influence, Paris, Hermann Editeurs, 2014, p. 168.

17 Voir Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, trad. C. Candiard. Paris : L’Arche, 2004, p. 77 : « depuis des siècles, les gens se sont toujours pressés en foule devant ce tableau, en sondant les profondeurs, y voyant le reflet de leur propre visage » (Virginia Woolf, The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 71 : « as the centuries go by, there is always a crowd before that picture, gazing into its depth, seeing their own faces reflected in it »).

18 On peut en effet retracer selon ce principe toute la structure de l’essai, qui débute sur une question de Montaigne (« Pourquoy n’est-il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d’un creon? »), puis se poursuit par une réponse de l’auteur, au discours direct (« On pourrait répondre spontanément : “Non seulement cela est loisible, mais rien n’est plus facile” »), à laquelle Montaigne rétorque, toujours par une citation (« c’est une espineuse entreprinse, et plus qu’il ne semble », notamment par la difficulté d’être soi-même, en dépit des conventions et des protocoles), et ainsi de suite.

19 Il est en effet possible de retrouver pour chaque passage de l’essai « Montaigne » les passages-sources des Essais que Virginia Woolf paraphrase et réécrit, certains avec plus ou moins d’incertitude, quand manque un indice textuel clair comme la reprise d’un mot. Faute de place, nous ne donnons pas ici d’exemples d’une telle mise en parallèle de l’essai « Montaigne » et des Essais.

20 Par exemple, Virginia Woolf, The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 73 : « surely then, if we ask this great master of the art of life ». Nous soulignons.

21 Ibid., p. 76 : « to share is our duty ». Nous soulignons.

22 Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 85 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 77.

23 Michel de Montaigne, Les Essais, ed. Villey-Saulnier, Paris PUF, 2004, p. 986. Dans la traduction de Charles Cotton utilisée par Woolf, « there can be no pleasure to me without communication ».

24 On peut la relier à plusieurs passages des Essais, par exemple « notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reiglez » (Michel de Montaigne, op. cit., p. 923), « le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la conference. J’en trouve l’usage plus doux que d’aucune autre action de nostre vie » (Michel de Montaigne, op. cit., p. 922).

25 Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 85 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 77 : « communication is health; communication is truth; communication is happiness ».

26 Comme l’a remarqué notamment Catherine Bernard, Mrs Dalloway de Virginia Woolf, commenté par Catherine Bernard, Paris, Gallimard, 2006.

27 On a pu le qualifier parfois de « pastiche » (voir, par exemple, Juliet Dusinberre, op. cit., p. 45). Nicola Luckhurst, quant à lui, souligne l’ambivalence de l’essai « Montaigne », à la fois « pastiche » des Essais et autoportrait de Woolf (Nicola Luckhurst, « To Quote my Quotation from Montaigne », in Sally Green, Virginia Woolf – Reading the Renaissance, Ohio, Ohio University Press, 1999, p.  48).

28 On pourrait encore étudier d’autres traits : l’« alleure poetique », le primat du plaisir, etc.

29 Judith Schlanger, op. cit., p. 169.

30 Dans cette table ronde entre les critiques, les écrivains et les lecteurs, les opinions se croisent et s’entremêlent tant et si bien qu’il devient difficile d’attribuer les opinions à un propriétaire, ainsi que le degré d’adhésion que leur accorde Virginia Woolf.

31 Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 246 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 215 : « But how to choose rightly? How to write well? Those are the questions ».

32 Voir Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 11 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 19.

33 Michel de Montaigne, op. cit., p. 302.

34 Ibid., p. 148 : « je n’ay point l’authorité d’estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruit pour instruire autruy ».

35 Ibid., p. 964.

36 Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 11 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 19 : « He never ceases, as he reads, to run up some rickety and ramshackle fabric ».

37 Voir Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 119 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p.  107.

38 Voir Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 99 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p.  90.

39 Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 88 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p.  78 : « we watch with absorbed interest the enthralling spectacle of a soul living openly beneath our eyes ».

40 Judith Schlanger, op. cit., p. 166.

42 On connaît la phrase de Montaigne, présente dès le premier chapitre des Essais : « c’est un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l’homme » (Michel de Montaigne, op. cit., p. 9). Ainsi, tout comme Woolf loue Montaigne d’avoir représenté son âme « dans sa confusion, sa variété, son imperfection » (Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 77, nous soulignons ; Virginia Woolf, The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 71 : « the soul in its confusion, its variety, its imperfection»), elle loue le romancier contemporain de communiquer « le sens de l’humain avec sa profondeur et la variété de ses perceptions, sa complexité, sa confusion, en un mot son moi » (Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 276, nous soulignons ; Virginia Woolf, The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 239 : « the sense of the human being, his depth and the variety of his perceptions, his complexity, his confusion, his self », nous soulignons). De la même manière, la métaphore du liquide, présente dans l’essai « Montaigne », où l’âme est décrite comme « notre chaudron imprévisible, notre fascinant désordre intérieur, notre pêle-mêle d’élans, notre miracle continuel » (Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 82 et Virginia Woolf, The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 75, nous soulignons : « our incalculable cauldron, our enthralling confusion, our hotch-potch of impulses, our perpetual miracle »), se retrouve dans « The Russian Point of View », où l’âme devient « ce liquide confus, cette matière trouble, écumeuse et précieuse [...] quelque chose de chaud, de brûlant, d’incohérent, de merveilleux, de terrible » (Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 215 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 187 : « this perplexed liquid, this cloudy, yeasty, precious stuff, the soul […] hot, scalding, mixed, marvellous, terrible, oppressive – the human soul »). Nous soulignons.

43 Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 79 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 73 : « Montaigne’s great bugbears, convention and ceremony ».

44 Michel de Montaigne, op. cit., p. 847.

45 La lecture comme l’écriture sont décrites dans le recueil comme des actes de communication (« writing is a method of communication », Virginia Woolf, The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 213 ; inversement, lire, c’est communiquer avec l’auteur, trouver un langage commun avec lui à travers la distance du temps, les différences de conventions, mais aussi les différences de langue comme pour le grec dans « On Not Knowing Greek » et le russe dans « The Russian Point of View ») et mis en scène comme tels (par exemple, par la structure de l’essai « Montaigne » sous forme de dialogue, commentée plus haut).

46 Par exemple, Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 85 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 76 : « These essays are an attempt to communicate a soul ».

47 Michel de Montaigne, op. cit., p. 821 et 1100. L’adjectif « commun » apparaît 122 fois dans les Essais, et est l’un des derniers mots de Montaigne (« Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modelle commun et humain, avec ordre », Michel de Montaigne, op. cit., p. 1116) ; le substantif « communication » et le verbe « communiquer » apparaissent 65 fois. Soulignons que ce réseau lexical est occulté dans The Common Reader si l’on ne retient que le sens de Samuel Johnson pour l’adjectif « commun », celui d’« ordinaire », de « non cultivé ».

48 L’essai « The Patron and the Crocus », publié en avril 1924, a en effet été écrit à la suite de l’essai « Montaigne », paru en janvier 1924. Caroline Pollentier relève également d’autres allusions explicites aux Essais dans le manuscrit « The Patron » (Caroline Pollentier, « Montaigne’s “patron au-dedans” and Virginia Woolf’s Conception of the Modern Patron », Notes and Queries, vol. 55, issue 1, mars 2008, p. 78).

49 Voir Michel de Montaigne, op. cit., p. 807 : « Nous autres principalement, qui vivons une vie privée qui n’est en montre qu’à nous, devons avoir estably un patron au dedans, auquel toucher nos actions, et, selon iceluy, nous caresser tantost, tantost nous chastier. J’ay mes loix et ma court pour juger de moy, et m’y adresse plus qu’ailleurs ». Le mot « patron » est à la fois développé par des mots relevant du classème de l’inanimé (le verbe « toucher », faisant référence à l’action d’éprouver un métal par la pierre de touche) et de l’animé (« ma court pour juger de moy »).

50 Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, op. cit., p. 242 et The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 212 : « since the patron is not merely the paymaster, but also in a very subtle and insidious way the instigator and inspirer of what is written, it is of the utmost importance that he should be a desirable man ».

51 Pierre Brunel et alii, op. cit., p. 63.

52 Virginia Woolf, The Essays of Virginia Woolf, op. cit., vol. IV, p. 310 : « proved himself of the stuff that Saints are made of », « one of the very few human beings who love their kind ». 

53 A l’idée d’influence s’ajoute ici celle de protection. Signalons que Nicola Luckhurst interprète le choix de Woolf de consacrer un essai à Montaigne dans The Common Reader comme un moyen de se placer sous sa « protection », pour légitimer certains traits de la poétique de l’essai qu’elle met en œuvre dans le recueil, notamment l’inscription du moi (Nicola Luckhurst, op. cit., p. 47 et 50).

54 Michel Schneider, op. cit., p. 54.

55 Ibid., p. 105-106.

56 Constatons en effet que si nous avons attribué la pratique dialogique de Virginia Woolf dans The Common Reader à l’influence de Montaigne, d’autres y ont vu l’influence des théories de Samuel Johnson sur le langage (voir Beth Carole Rosenberg, Virginia Woolf and Samuel Johnson: Common Readers, New York, St Martin’s Press, 1995).

57 Judith Schlanger, op. cit., p. 74.

58 Ibid., p. 203.

59 Ibid., p. 181.

60 Loc. cit. Il y aurait ainsi, à notre sens, un vrai intérêt à étudier de pair influence et intertextualité dans l’œuvre de Virginia Woolf. L’influence est indiquée pour l’étude de l’appropriation et de la transformation d’œuvres qui ne sont pas nécessairement présentes de manière textuelle claire dans l’œuvre influencée. L’intertextualité prend mieux en charge la multiplicité de surface des références, les allusions, les micro-citations, le renvoi explicite dans le texte à la littérature en général. Par exemple, on pourrait étudier la présence de Montaigne dans Mrs Dalloway (avec la réflexion sur la communication et la poétique du flux de conscience) sous l’angle de l’influence et celle de Shakespeare (notamment à travers la reprise du refrain de Cymbeline) sous l’angle de l’intertextualité.

61 Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la notion d’influence telle que la pense Judith Schlanger convienne si bien à Virginia Woolf, puisqu’elle en est une grande lectrice. C’est ce qu’on peut voir dans les belles pages qu’elle lui consacre dans son ouvrage La lectrice est mortelle, mais aussi dans le plaidoyer final « pour le tout-venant des lecteurs » qui clôt son exploration de l’influence, clin d’œil direct au lecteur commun de Virginia Woolf.




___________________________________________________

- Auteur : Julitte Stioui
- Titre : Virginia Woolf avait-elle des modèles ? Entre influence et intertextualité, la trace de Montaigne dans The Common Reader
- Date de publication : 07-02-2019
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=216
- ISSN 2105-2816