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COLLOQUES


IDENTITÉS, IMAGE ET REPRÉSENTATION DANS LES ESPACES FRANCOPHONES ET ANGLOPHONES : GENRES ET CULTURES
Art et politique mineurs chez Gilles Deleuze
L’impossibilité d’agir et le peuple manquant dans le cinéma

Igor Krtolica


J’aimerais examiner ici, sous forme d’ébauche, la manière dont les analyses de Deleuze sur les transformations, au cinéma, de la « représentation » du peuple réfléchissent certains aspects du problème plus général de la politique deleuzienne des minorités, propre à la situation mondiale actuelle1.

 

La vision esthétisante, et du coup inconsistante, de la politique que l’on prête – et que l’on objecte – parfois à Deleuze repose sur un malentendu. Ces critiques reposent en partie sur l’idée que Deleuze méconnaîtrait le fait que les impossibilités auxquelles sont confrontés les dominés dans les formes concrètes de leur existence aliénée rendent éminemment problématique une réappropriation de soi et du monde, c’est-à-dire une dialectique de la prise de conscience et de la pratique d’émancipation. La conséquence paradoxale serait que, méconnaissant les problèmes posés par ces impasses existentielles, notamment à force de valoriser la positivité de la situation d’hétérogénéité propre aux minorités, Deleuze méconnaîtrait l’irréductible et inassimilable négativité de ces situations, et procéderait par là même en sous-main à l’assimilation des minorités en les maintenant dans l’orbite de la représentation occidentale essentialiste de l’autre comme autre du soi (l’homme, adulte, européen, blanc, etc.). A contrario, on considère souvent, d’une part, que la pratique politique et les voies de l’émancipation dépendent d’une prise de conscience, individuelle ou sociale, de la possibilité d’agir sur une situation de domination, pour y mettre fin ou pour la renverser, et d’autre part, que l’émancipation n’est véritable qu’à condition de préserver, dans le cas par exemple des luttes coloniales et post-coloniales, l’hétérogénéité réelle des populations dominées. Si ces objections reposent sur un malentendu, ce n’est pas que Deleuze les réfuterait toutes deux, mais qu’il accepterait volontiers la première (les impossibilités de réfléchir et d’agir la situation de domination rompent la dialectique de la prise de conscience et de l’action transformatrice), sans pourtant en accepter la conséquence (valoriser la positivité de ces situations ne revient pas à dénier la négativité dont elles sont porteuses, ni les condamner soit à la résignation soit à une ambition révolutionnaire irréaliste). Pour le dire d’un mot, le malentendu repose sur l’ambiguïté de ces situations politiques négatives caractérisées par l’impossibilité de réfléchir le monde et d’y agir : Deleuze les considère bien comme des situations d’impossibilité (là où on lui reprocherait de n’y voir que la puissance du positif), mais y décèle en même temps l’amorce d’une transformation possible. Quant au problème d’une politique des minorités, c’est précisément l’ensemble des impossibilités concrètes auxquelles elles sont confrontées qui intéressent Deleuze (impossibilité de prendre conscience de soi, de se construire une identité subjective et de renouer un rapport pratique au monde dont on est exclu, de prendre la parole et d’agir en son nom, etc.) parce que, contrairement à l’idée que la politique se meut dans l’élément du possible, Deleuze fait de l’impossibilité la condition du politique.

Que les expériences d’impossibilité propres aux situations de violence, d’exploitation ou de domination (par exemple, la répression étatique des minorités, l’exploitation de classe, la situation coloniale ou post-coloniale) soient la condition du politique ne signifie pas qu’ils constituent le fondement ou le présupposé négatifs de l’activité politique, comme ce qu’elle se propose d’abolir et qui justifie, en retour, l’ordre qu’elle institue et le pouvoir qu’elle exerce. Comme le dit fort justement Jean-Christophe Goddard : « condition du politique, l’impossible l’est au sens où, condition réelle, il est en lui-même porteur d’une force d’engendrement et d’invention de formes d’existences politiques irréductibles à la forme classique du politique »2. Seule l’impossibilité d’agir et de penser possède une véritable puissance de genèse, car seul l’effondrement central de la pensée et de l’action force à penser et à agir et leur assure une nécessité – de même que, comme on le verra, seule la disparition du peuple-sujet dans la situation politique moderne est à même de rendre nécessaire l’invention d’un peuple nouveau.

La crise de l’action, de l’absence d’avenir à l’amorce d’un devenir

Pour Deleuze, on ne crée jamais en fonction des possibles existants mais de leur épuisement, lorsqu’on est confronté à l’impossible : impossibilité de vivre, de penser et d’agir. Au chapitre 3 de Kafka. Pour une littérature mineure, il est dit que la littérature mineure a pour caractéristique première d’être une issue expressive tracée hors d’une série d’impossibilités objectives, liées pour Kafka à la situation de la minorité juive praguoise au sein de l’Empire : « Il faut parler de la création comme traçant son chemin entre des impossibilités… C’est Kafka qui expliquait : l’impossibilité pour un écrivain juif de parler allemand, l’impossibilité de parler tchèque, l’impossibilité de ne pas parler. (…) La création se fait dans des goulots d’étranglement. Même dans une langue donnée, même en français par exemple, une nouvelle syntaxe est une langue étrangère dans la langue. Si un créateur n’est pas pris à la gorge par un ensemble d’impossibilités, ce n’est pas un créateur »3. Et ce qui vaut pour la création littéraire vaut pour tous les arts, comme pour toutes les formes de pensée et d’action.

Lorsque Deleuze et Guattari opposent le mineur au majeur, ils distinguent en réalité trois termes : système majoritaire, état de minorité et devenir-minoritaire. — Le majeur ou le système majoritaire définit, dans un champ social considéré, un état de domination reposant sur un ensemble de possibles indexés sur un étalon, principe de distinction à l’intérieur d’un champ considéré : ainsi faut-il par exemple rapporter, dans les sociétés européennes modernes, à l’étalon homme-adulte-blanc-européen l’ensemble des identités disponibles : homme / femme, adulte / enfant, Blanc / Noir, européen / non-européen, etc., qui définissent le champ des identifications possibles. Et chaque terme lui-même se définit par une série de disjonctions exclusives : hétérosexuel ou homosexuel, travailleur ou chômeur, maman ou putain…4 — Le mineur, quant à lui, renvoie moins à un critère quantitatif ou statistique qu’il ne définit une situation de minorité (ethnique, religieuse, sexuelle, économique, etc.) par rapport à l’étalon majoritaire, bien qu’il puisse être quantitativement supérieur : immigrés, Juifs, femmes, ouvriers, etc. Pendant au moins deux siècles, l’émergence des États-nations et des mouvements nationalitaires, l’expansion impérialiste et coloniale, la division internationale du travail à la périphérie et ses effets en retour sur les pays du centre, ont provoqué une augmentation prodigieuse de ces situations de minorité. Si, comme on le verra plus loin, le problème des minorités nationales se pose différemment aujourd’hui en raison de la crise des États-nations et des transformations économico-politiques contemporaines à l’échelle planétaire (décolonisation, mondialisation, entités transnationales) a moins mis fin au problème des minorités qu’il ne lui a au contraire donné une nouvelle intensité. — Quoi qu’il en soit, pour Deleuze et Guattari la situation de minorité n’est en tant que telle jamais la condition suffisante d’un devenir-minoritaire puisqu’elle a sa place (mineure, justement) à l’intérieur du système majoritaire, qu’elle peut même à la rigueur soutenir et revendiquer5 : un devenir-minoritaire est au contraire un vecteur de mutation du système majoritaire, ligne de fuite ou processus de déterritorialisation hors des possibilités objectives et exclusives disponibles. « Il ne faut (…) pas confondre ‘minoritaire’ en tant que devenir ou processus, et ‘minorité’ comme ensemble ou état. Les juifs, les tziganes, etc., peuvent former des minorités dans telles ou telles conditions ; ce n’est pas encore suffisant pour en faire des devenirs. On se reterritorialise, ou on se laisse reterritorialiser sur une minorité comme état ; mais on se déterritorialise dans un devenir. Même les Noirs, disaient les Blacks Panthers, ont à devenir-noir. Même les femmes, à devenir-femme. Même les juifs, à devenir-juif (il ne suffit pas certes d’un état). Mais s’il en est ainsi, le devenir-juif affecte nécessairement le non-juif autant que le juif…, etc. Le devenir-femme affecte nécessairement les hommes autant que les femmes »6. Ainsi de Kafka, membre de la minorité juive tchèque dans l’Empire allemand du début du XXe siècle, dont le devenir-minoritaire naît de l’impossibilité de choisir parmi les possibilités offertes (écrire en allemand, écrire en tchèque, ne pas écrire) et passe par la déterritorialisation littéraire de la langue majeure, le Hochdeutsch.

La crise de l’action et la situation de voyance

Des deux tomes que Deleuze a consacrés au cinéma, L’image-mouvement et L’image-temps, il ne serait probablement pas exagéré de dire que l’essentiel passe entre les deux, et que le problème pratique de la philosophie deleuzienne se superpose à la coupure entre le premier et le second livre, autour de la crise de l’action. Deleuze la situe grosso modo après la Seconde Guerre mondiale, bien que les décalages entre les différents facteurs qui convergent et se nouent à ce moment-là dans le cinéma produisent des effets d’anticipation et de retard : « la crise qui a secoué l’image-action a dépendu de beaucoup de raisons qui n’ont agi pleinement qu’après la guerre, et dont certaines étaient sociales, économiques, politiques, morales, et d’autres plus intérieures à l’art, à la littérature et au cinéma en particulier. On citerait pêle-mêle : la guerre et ses suites, le vacillement du “rêve américain” sous tous ses aspects, la nouvelle conscience des minorités, la montée et l’inflation des images à la fois dans le monde extérieur et dans la tête des gens, l’influence sur le cinéma de nouveaux modes de récit que la littérature avait expérimentés, la crise d’Hollywood et des anciens genres… »7.

C’est d’abord dans le néo-réalisme italien (Rossellini, De Sica) – puis dans la Nouvelle Vague française et allemande – que se manifeste le plus fortement la crise de l’action qui secoue le cinéma, notamment avec la naissance d’un nouveau type de personnages dont la caractéristique principale est qu’ils ne semblent plus capables de réagir aux situations dans lesquelles ils sont pourtant pris. Leur perception de la situation ne provoque aucune réponse motrice, aucune action ne s’enchaîne à la vision qui les envahit. La crise de l’action qui affecte le cinéma renvoie pour Deleuze à l’enrayement des schèmes sensori-moteurs qui assurent d’ordinaire nos réactions aux situations qui se présentent et qui maintiennent ce faisant un sentiment de continuité et d’unité avec le monde, ainsi qu’une croyance en la possibilité d’y agir et de s’y orienter.

Le cinéma d’action expose des situations sensori-motrices : il y a des personnages qui sont dans une certaine situation, et qui agissent, au besoin très violemment, d’après ce qu’ils en perçoivent. Les actions s’enchaînent avec des perceptions, les perceptions se prolongent en actions. Maintenant, supposez qu’un personnage se trouve dans une situation, quotidienne ou extraordinaire, qui déborde toute action possible ou le laisse sans réaction. C’est trop fort, ou trop douloureux, trop beau. Le lien sensori-moteur est brisé. (…) Soit l’étrangère dans Stromboli : elle passe par la pêche au thon, l’agonie du thon, puis l’éruption du volcan. Elle n’a pas de réaction pour cela, pas de réponse, c’est trop intense : « Je suis finie, j’ai peur, quel mystère quelle beauté, mon Dieu… » Ou la bourgeoise d’Europe 51 devant l’usine : « J’ai cru voir des condamnés… » C’est cela, je crois, la grande invention du néo-réalisme : on ne croit plus tellement aux possibilités d’agir sur des situations, ou de réagir à des situations, et pourtant on n’est pas du tout passif, on saisit ou on révèle quelque chose d’intolérable, d’insupportable, même dans la vie la plus quotidienne. C’est un cinéma de Voyant8.

Cette paralysie de l’action que définit l’écroulement du schème sensori-moteur possède donc paradoxalement pour Deleuze une valeur potentiellement positive. Pour éclairer la manière spécifique qu’a Deleuze de concevoir l’effet de la crise de l’action, on peut la comparer au traitement qu’en fait Pierre Bourdieu sur un autre terrain. Dans ses premiers travaux sur l’Algérie, Bourdieu décrit la situation de crise ou d’effondrement de la pratique chez les sous-prolétaires algériens : ainsi dépeint-il dans Algérie 60 l’inadaptation radicale des paysans à la logique de l’économie capitaliste que la domination coloniale a brutalement imposée dans les milieux ruraux, et montre comment le désajustement complet entre les dispositions pratiques (les habitus comme schèmes de perception, de pensée et d’action) et le nouveau milieu social conduit à une profonde impuissance à agir. Reprenant la question à la fin des années 1990 dans les Méditations pascaliennes, Bourdieu montre que l’expérience limite que constitue cette crise possède une valeur ambiguë : d’une part, parce que la réduction à l’impuissance introduit la possibilité d’une réflexion par laquelle les individus (mais aussi le sociologue) prennent conscience, au moment où elles sont en train de disparaître ou ont déjà disparu, des conditions économiques et sociales qui rendent possible une expérience continue du monde, par une adaptation relative des dispositions subjectives aux structures sociales objectives dans lesquelles elles s’insèrent et opèrent9 ; d’autre part, parce que cet état de dépossession extrême auquel sont réduits les sous-prolétaires, le désajustement radical de leurs dispositions à l’égard des structures sociales, définit un seuil d’effondrement de la pratique, pratique qui n’est en réalité possible et effective qu’à condition que se maintienne un certain degré d’adaptation ou d’ajustement des habitus aux structures, définissant une proportion entre les espérances subjectives que les agents nourrissent et les chances objectives qui leur sont offertes10. Depuis ses premiers travaux sur l’Algérie, Bourdieu n’a cessé d’insister sur ce point : en deçà d’un seuil déterminé de possibilités objectives d’agir dans le champ social, lorsque les tendances objectives se soustraient à leur pouvoir d’action, les individus, bien qu’ils en soient souvent conscients, sont condamnés à osciller entre résignation fataliste et rêveries millénaristes, entre désespoir et utopies révolutionnaires, deux formes symétriques mais solidaires de la privation d’existence politique dans laquelle les plonge l’absence d’avenir11. C’est en ce sens que l’on peut avancer l’idée que, chez Bourdieu, la condition de la pratique est l’existence de possibilités objectives d’action. Et c’est en ce sens également qu’il faut entendre la critique que Bourdieu adresse, non sans mordant, au plus fort de la décolonisation, à ceux qui croient voir dans les sous-prolétaires et les sous-paysans colonisés la nouvelle figure du sujet révolutionnaire : « il faut tout ignorer de la condition des ouvriers agricoles et des paysans dépaysannés, hantés par l’incertitude du lendemain, empêchés de trouver dans un monde qui les écrase un début de réalisation de leurs espérances, et n’ayant d’autre liberté que d’exprimer leur révolte par la tricherie avec l’effort et par la ruse quotidienne qui ronge peu à peu le sentiment de la dignité, pour accorder quelque créance aux prophéties eschatologiques qui voient en la paysannerie des pays colonisés la seule classe véritablement révolutionnaire »12. À en croire Bourdieu, les hommes sans avenir ne constituent pas la figure d’un peuple à venir, mais au contraire le point de dissipation de la figure du peuple uni ou en voie d’unification : minorité passive car incapable de penser et d’agir.

La description que fait Bourdieu des « hommes sans avenir » que sont les sous-prolétaires algériens à la fin de la domination coloniale – et dont le cas peut être généralisé aujourd’hui à l’ensemble des travailleurs précaires et des sous-prolétaires des sociétés occidentales13 – ressemble étrangement aux personnages voyants du néo-réalisme italien, aux figures errantes de la Nouvelle Vague, aux cow-boys désaxés des westerns crépusculaires (misfits, pourrait-on dire pour paraphraser le titre du film de John Huston). Dans ses grands traits, la description qu’en donne Deleuze correspond au portrait de ces hommes sans avenir. À un point près, qui me paraît être décisif : c’est que leur impuissance à agir les livre moins à une sorte de réflexion de leurs conditions de vie, à une conscience paralysée ou passive de la situation, qu’à une perception singulière, à une vision qui recèle une puissance étrangement positive ou active. La voyance définit l’image optique et sonore pure qui se libère lorsque les schèmes sensori-moteurs s’enrayent, lorsqu’il est devenu impossible de réagir à la situation comme on le fait ordinairement : vision brute et violente de la situation, qu’elle soit exceptionnelle ou quotidienne, dans ce qu’elle a de trop fort ou d’intolérable pour être l’objet d’une réaction ordinaire.

La notion de voyance, comme perception trop intense de la situation pour être actualisée dans une action, a son origine dans la lecture que Deleuze fait du premier chapitre de Matière et mémoire, où Bergson exhibe les conditions du fonctionnement ordinaire de la perception. La perception ordinaire n’ajoute rien à l’ensemble des images qui nous entourent mais soustrait de la totalité des images celles qui n’intéressent pas notre action et sélectionne celles qui lui sont utiles14. Or, quand nous ne sommes pas pris dans la nécessité ou l’urgence d’agir (distraction, rêve) ou bien quand nous sommes incapables d’agir, lorsque se brise l’enchaînement sensori-moteur qui définit les conditions ordinaires de la perception, alors un nouveau type de perception émerge, riche des images qui avaient été écartées pour leur inutilité pratique : perception élargie qui est, d’après Bergson, à l’origine de l’art15.

Mais en quoi cet état de voyance est-il si différent de l’état de réflexivité décrit par Bourdieu ? En quoi l’impossibilité d’agir, au lieu d’être un pur état de passivité, recèle-t-elle une puissance positive ? Certes, dans un cas comme dans l’autre, la disparition des possibles qui traduit la double perte de soi et du monde, se manifeste dans une temporalité spécifique : l’absence d’avenir. Comme le dit très justement François Zourabichvili, « le voyant ou le visionnaire n’est pas celui qui voit loin dans l’avenir ; bien au contraire, il ne se voit ou ne se prévoit aucun avenir ». Mais il ajoute aussitôt : « Le voyant saisit l’intolérable dans une situation ; il a des ‘visions’, entendons des perceptions en devenir ou ‘percepts’, qui font échec aux conditions ordinaires de la perception, et qui enveloppent une mutation affective. L’ouverture d’un nouveau champ de possibles est liée à ces nouvelles conditions de perception »16. Ainsi, la mise en échec des conditions ordinaires de la perception enveloppe une mutation affective : à ce titre, elle constitue un événement, nouvelle répartition des possibilités de vie, des manières de penser, de sentir et d’agir. La situation de voyance décrite par Deleuze est donc irréductible à la situation passive de réflexivité impuissante dépeinte par Bourdieu parce qu’elle enveloppe un devenir virtuel. C’est que Bourdieu et Deleuze n’accordent pas le même rôle aux affects ou aux émotions qui surviennent quand font faillite les schèmes pratiques : pour Bourdieu, l’émotion est la manifestation phénoménale strictement passive de l’inadaptation des habitus aux possibilités objectives disponibles et de l’incapacité à maîtriser les codes en vigueur dans le champ considéré ; en revanche, pour Deleuze, l’affect enveloppe toujours une mutation subjective, une augmentation ou diminution de la puissance d’agir dirait Spinoza, et donc la potentialité (mais non la nécessité, comme on le verra) d’un devenir actif essentiellement en excès sur les codes propres au système majoritaire qui définit le champ social existant, irruption d’un vecteur non totalisable qui possède à son égard un pouvoir paradoxal de désintégration – celui de l’Idiot qui ne comprend pas ce que tout le monde comprend, qui ne sait pas réagir quand tout le monde en est capable, qui est impuissant à choisir parmi les solutions offertes. C’est au moment où l’avenir en vient à faire défaut que les devenirs apparaissent : c’est pourquoi il importe moins d’avoir un avenir, qui correspond toujours déjà aux possibles prédéterminés dans le champ social, que d’être entraîné dans des devenirs17.

On pourrait tracer, à partir de l’interprétation de cet événement de suspension ou de mise en échec de l’action, une ligne de démarcation entre Bourdieu et Deleuze, et à la limite entre deux pensées politiques : l’une qui tourne sur l’axe de la continuité du soi et du monde comme espace des possibles à réfléchir et au sein duquel agir, l’autre qui tourne sur l’axe de la rupture perceptive et affective du rapport du soi et du monde et de l’impossibilité d’agir et de penser comme puissance d’engendrement du politique. Pour Bourdieu, la rupture des habitus ou dans schèmes pratiques (comme lien du moi et du monde, comme principe de continuité entre les deux) n’a au-delà d’un certain seuil qu’une valeur négative, dans la mesure où elle fait disparaître les possibilités d’agir comme rapport proportionné entre les espérances ou attentes subjectives et les tendances ou chances objectives18. En revanche, pour Deleuze la crise du schème sensori-moteur comme possibilité de réagir aux situations possède la fonction paradoxale d’être la condition négative d’un devenir-autre ou d’un devenir-actif : parce qu’il n’est plus possible d’agir ainsi. Ainsi, une politique des minorités ne peut être effective qu’à condition qu’elles ne forment pas un peuple possible, ayant à prendre conscience de soi ou à conquérir le pouvoir au sein du monde existant et en fonction des codes qui y sont effectifs, mais à inventer une issue hors du champ des possibles existants.

Le possible et l’événement

Que faut-il entendre ici par possible ? À nouveau, la critique que Deleuze fait du possible est inspirée de Bergson, et c’est sur elle que repose un aspect de sa théorie de l’événement. Dans « Le possible et le réel », Bergson avait critiqué la catégorie de possible en montrant qu’elle ne permet pas de comprendre la « création continue d’imprévisible nouveauté » qui se poursuit dans le réel, dans la mesure où l’idée de possible implique une négation du temps ou de la durée qui lui est propre : le possible n’est rien d’autre que l’image préexistante du réel. En réalité, le possible n’est pas du réel à qui manque encore l’existence, mais l’image du réel projetée dans le passé. À l’idée du possible qui se réalise, Deleuze oppose après Bergson celle du virtuel qui s’actualise : le réel est un virtuel qui s’actualise de manière créatrice et qui se projette dans le passé comme ce qui a toujours été possible. Ou, comme l’écrit Bergson, « c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel »19. L’événement, pour Deleuze, n’est rien d’autre que cette création de possibles qui définit le mouvement du réel : il n’est pas advenue du possible mais création ou « ouverture » de possibles20. Toute création est création de possibles : ainsi, l’artiste qui crée des nouvelles manières de voir et de sentir21. La vision des personnages incapables de réagir à la situation qui leur apparaît dans sa violente nudité est un tel événement : ils saisissent dans la situation ce qui en elle requiert nécessairement la création de nouveauté (« du possible, sinon j’étouffe ! »), et ce qui surgit au moment où les possibles ont disparu (c’est-à-dire tout aussi bien les conditions ordinaires de l’action), c’est l’événement d’un nouveau « champ de possibles », c’est que tout devient possible du fait que « les conditions sont réunies pour un nouveau tracé, sans qu’aucun parcours ne soit imposé d’avance »22. Bref, c’est paradoxalement dans la confrontation brutale à ce qu’il y a d’intolérable dans la situation, quand se rompt la continuité sensori-motrice du soi et du monde, l’enchaînement des actions aux situations, que, dans cet écart, surgit l’événement comme potentialité à actualiser, moyen de connaissance et d’action.

On perçoit ainsi, à partir de la confrontation de Deleuze avec Bourdieu, quelle positivité paradoxale recelait la situation d’impossibilité pratique et noétique : si l’absence d’avenir est pour Bourdieu la marque de la passivité, elle est pour Deleuze l’indice d’un devenir-actif à effectuer. Et si la positivité reste paradoxale ou problématique, c’est qu’elle est seulement l’amorce d’un devenir actif, un événement qui n’a pas (encore) trouvé à s’actualiser dans une mutation effective23. Le problème de la reconversion ou de l’actualisation de cette mutation dans des agencements concrets est le problème de la création sous toutes ses formes : l’art en est une parmi d’autres. On envisagera la question de la politique des minorités à partir des rapports que le cinéma entretient avec le peuple à l’âge des décolonisations dans le tiers monde, « l’âge des minorités » et l’on verra comment le cinéma moderne conquiert son caractère politique sur la base de la voyance.

Le peuple manque : de la prise de conscience à la fonction fabulatrice

La crise de l’action et de l’image-mouvement en général constitue le point de passage de L’image-mouvement à L’image-temps, c’est-à-dire du cinéma classique au cinéma moderne. Face à l’écroulement des liens sensori-moteurs et à l’irruption de ces visions paralysantes, face à l’émergence des personnages errants apparemment trop peu concernés par la situation pour pouvoir y changer quoi que ce soit, trop passifs et résignés pour ne pas être complices malgré eux de l’ordre établi, on n’a pas manqué de voir dans le nouveau cinéma d’après-guerre une disparition de la prise de conscience et de la prise de position politiques, toutes deux dissoutes dans un scepticisme généralisé et diffus. Pourtant, considérant l’histoire du cinéma moderne, la crise de l’action et le cinéma de voyants marquent moins pour Deleuze un seuil de dissipation de la politique que la constitution d’un nouveau terrain politique, sur la base renouvelée que constitue la faiblesse des enchaînements sensori-moteurs.

Au Japon comme en Europe, la critique marxiste a dénoncé ces films et leurs personnages, trop passifs et négatifs, tantôt bourgeois, tantôt névrosés ou marginaux, et qui remplacent l’action modificatrice par une vision « confuse ». Et il est vrai que, dans le cinéma, les personnages de ballade sont peu concernés, même par ce qui leur arrive : soit à la manière de Rossellini, l’étrangère qui découvre l’île, la bourgeoise qui découvre l’usine ; soit à la manière de Godard, la génération des Pierrot-le-fou. Mais justement la faiblesse des enchaînements sensori-moteurs, les liaisons faibles, sont aptes à dégager de grandes forces de désintégration. Ce sont des personnages étrangement vibrants chez Rossellini, étrangement au courant chez Godard et chez Rivette. En Occident comme au Japon, ils sont saisis dans une mutation, ce sont eux-mêmes des mutants. À propos de « Deux ou trois choses… », Godard dit que décrire, c’est observer des mutations. Mutation de l’Europe après-guerre, mutation d’un Japon américanisé, mutation de la France en 68 : ce n’est pas le cinéma qui se détourne de la politique, il devient tout entier politique, mais d’une autre façon. (…) Un nouveau type de personnages pour un nouveau cinéma. C’est parce que ce qui leur arrive ne leur appartient pas, ne les concerne qu’à moitié, qu’ils savent dégager de l’événement la part irréductible à ce qui arrive : cette part d’inépuisable possibilité qui constitue l’insupportable, l’intolérable, la part du visionnaire24.

À la fin du chapitre VIII de L’image-temps (p. 281-291), Deleuze analyse la spécificité du rapport du cinéma moderne à la politique, et isole de ce point de vue quatre différences à l’égard du cinéma classique : le fait que le peuple n’est pas le sujet présent ou à venir de l’histoire mais est essentiellement absent, la dissipation de la frontière entre le politique et le privé, la disqualification du schéma du renversement et la constitution du caractère politique du cinéma moderne sur la fragmentation du peuple en minorités non unifiables, la production d’énoncés collectifs par la fabulation d’un peuple à venir. En forçant à peine le trait, on pourrait affirmer que la transversale de ces quatre éléments est la disqualification politique du devenir-sujet par la prise de conscience : comme peuple devenant sujet, comme mise en communication des échelles privée et publique, comme principe d’unification et de conquête du pouvoir et de la liberté, comme énonciation en première personne.

L’impossible représentation du peuple

Au chapitre 7 de L’image-temps, Deleuze se livre à une analyse comparée du cinéma soviétique et du cinéma américain d’avant-guerre, analyse dont l’intérêt tient à ce que le cinéma est dans les deux cas un « art des masses », bien que de manière différente dans chaque cas. Deleuze montre que le cinéma soviétique et le cinéma américain appartiennent en réalité à ce qu’on pourrait appeler un même « sol esthétique », dans la mesure où, par-delà leurs différences, ils composent un rapport analogue au peuple comme sujet politique déjà là. C’est en ce sens qu’ils appartiennent tous deux au cinéma classique :

Dans le cinéma classique, le peuple est là, même opprimé, trompé, assujetti, même aveugle ou inconscient. On citera le cinéma soviétique : le peuple est déjà là chez Eisenstein, qui le montre opérant un saut qualitatif dans « La ligne générale (l’Ancien et le Nouveau) », ou qui en fait dans « Ivan le terrible » la pointe avancée que le tsar retient ; et chez Poudovkine, c’est chaque fois le cheminement d’une prise de conscience qui fait que le peuple a déjà une existence virtuelle en train de s’actualiser ; et chez Vertov et Dovjenko, de deux manières, il y a un unanimisme qui convoque les peuples différents dans un même creuset d’où sort l’avenir. Mais l’unanimisme n’est pas moins le caractère politique du cinéma américain avant et pendant la guerre : cette fois ce ne sont pas les détours de la lutte des classes et l’affrontement des idéologies, c’est la crise économique, le combat contre les préjugés moraux, les profiteurs et les démagogues, qui marquent la prise de conscience d’un peuple, au plus bas de son malheur comme au plus haut de son espoir (l’unanimisme de King Vidor, de Capra, ou de Ford, car le problème passe par le western autant que par le drame social, l’un et l’autre témoignant de l’existence d’un peuple, dans les épreuves comme dans les manières de se reprendre, de se retrouver). Dans le cinéma américain, dans le cinéma soviétique, le peuple est déjà là, réel avant d’être actuel, idéal sans être abstrait. D’où l’idée que le cinéma comme art des masses peut être par excellence l’art révolutionnaire, ou démocratique, qui fait des masses un véritable sujet25.

On a vu que le cinéma classique de l’image-action se caractérisait pour Deleuze par un certain rapport sensori-moteur qui unissait l’homme au monde ou à la nature, et définissait la possibilité pour les personnages de réagir aux situations dans lesquelles ils étaient pris et rendant possible un cinéma de la narration ou un schéma actanciel propre au cinéma. Dans sa dimension politique, que ce schéma s’incarne dans la figure du héros personnel qui entraîne le peuple (cinéma américain) ou dans la praxis des masses qui font l’histoire (cinéma soviétique), il n’en reste pas moins qu’il relève dans les deux cas d’un cinéma de l’action où un peuple déjà là doit accéder à lui-même, prendre conscience de son existence et la réaliser, passer de l’en-soi au pour-soi. Par cette analyse, Deleuze renvoie dos-à-dos la perspective marxiste de la révolution et la conception libérale de l’évolution démocratique en dévoilant le principe commun sur lequel repose la fausse opposition entre la gauche et la droite : l’idée que les masses forment un sujet possible qui doit se réaliser26.

Si les bases du cinéma moderne sont tout autres que celles du cinéma classique, c’est qu’il prend acte que le peuple n’est pas ou plus là, qu’il n’est pas un possible à réaliser par une prise de conscience, mais qu’au contraire il manque.

Tout se passe comme si le cinéma politique moderne ne se constituait plus sur une possibilité d’évolution et de révolution, comme le cinéma classique, mais sur des impossibilités, à la manière de Kafka : l’intolérable. Les auteurs occidentaux ne peuvent s’épargner cette impasse, à moins de tomber dans un peuple de carton-pâte et de révolutionnaires en papier (…). Si le peuple manque, s’il n’y a plus conscience, évolution, révolution, c’est le schéma du renversement qui devient lui-même impossible. Il n’y aura plus conquête du pouvoir par un prolétariat, ou par un peuple uni ou unifié. (…) Ce qui a sonné le glas de la prise de conscience, c’est justement la prise de conscience qu’il n’y avait pas de peuple, mais toujours plusieurs peuples, une infinité de peuples, qui restaient à unir, ou bien qu’il ne fallait pas unir, pour que le problème change27.

Une telle prise de conscience n’a rien de la compréhension tardive d’une vérité éternelle, pas plus qu’elle n’éclate dans l’ensemble du cinéma mondial. Car au contraire, elle suppose des facteurs historiques précis, par lesquelles la croyance aux masses est devenue caduque et l’absence effective du peuple manifeste : « l’avènement hitlérien, qui donnait comme objet au cinéma non plus les masses devenues sujet, mais les masses assujetties ; le stalinisme, qui substituait à l’unanimisme des peuples l’unité tyrannique d’un parti ; la décomposition du peuple américain, qui ne pouvait plus se croire le creuset de peuples passés, ni le germe d’un peuple à venir (même et d’abord le néo-western manifestait cette décomposition). Bref, s’il y avait un cinéma politique moderne, ce serait sur la base : le peuple n’existe plus, ou pas encore… le peuple manque »28. Et par ailleurs, cette vérité éclate avant tout dans le cinéma du Tiers-monde, qu’elle concerne au premier chef : la naissance d’une périphérie irréductibles aux blocs américain et soviétique du centre, l’émergence de populations étrangères à la fois aux masses prolétariennes de l’Est et aux peuples démocratiques de l’Ouest, la montée des luttes de libération nationales et des mouvements de décolonisation solidaires d’interrogations profondes sur les identités collectives, nationales ou populaires, sont autant de conditions historiques qui assignent éminemment au tiers-monde la mission de prendre en charge la tâche du cinéma moderne.

Sans doute cette vérité [que le peuple manque] valait aussi pour l’Occident, mais rares étaient les auteurs qui la découvraient, parce qu’elle était cachée par des mécanismes de pouvoir et les systèmes de majorité. En revanche, elle éclatait dans le tiers-monde, où les nations opprimées, exploitées, restaient à l’état de perpétuelles minorités, en crise d’identité collective. Tiers-monde et minorités faisaient naître des auteurs qui seraient en état de dire, par rapport à leur nation et à leur situation personnelle dans cette nation : le peuple, c’est ce qui manque (…), et c’est par cet état de crise qu’il faut passer, c’est lui qu’il faut résoudre. Ce constat d’un peuple qui manque n’est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le tiers-monde et les minorités. Il faut que l’art, particulièrement l’art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple29.

La fonction fabulatrice et l’agencement collectif d’énonciation

Si le peuple manque, si la prise de conscience est disqualifiée, si le schéma du renversement devient caduc, c’est le lien entre transformation politique et énonciation subjective qui se défait. L’art en général, et a fortiori le cinéma comme « art des masses », ne peut pas avoir pour vocation de représenter le devenir-sujet des individus ou des masses, leur subjectivation en un peuple conscient de soi et sujet de l’histoire, il ne peut plus avoir pour mission de parler au nom d’un peuple opprimé et empêché d’accéder à lui-même, pas plus que de lui donner la parole en première personne (je ou nous). L’artiste ne peut ni être le porte-parole des opprimés, celui qui parle en leur nom, ni celui qui leur donne la parole pour qu’ils s’expriment en leur nom propre. La notion de fonction fabulatrice, que Deleuze reprend à Bergson, constitue le procédé propre à cette énonciation spécifique fondée sur un peuple qui manque30.

Pour Deleuze, le cinéma des minorités comme la littérature mineure est toujours solidaire d’un agencement collectif d’énonciation, qui se substitue à l’énonciation individuée des maîtres (des colons, des possédants, de la haute littérature). Deux raisons à cela : d’abord parce que les conditions matérielles sont rarement données pour qu’il y ait, au sein des minorités, des talents suffisamment individués pour se constituer en sujet d’énonciation autonome, mais aussi et surtout parce que l’absence de peuple et la crise des identités tant personnelles que collectives rend impossible une énonciation en première personne (au singulier comme au pluriel)31. Le problème de la littérature dans les pays colonisés et décolonisés ne s’est jamais posé autrement : comment produire des formes d’expression qui ne reproduisent pas celles des maîtres mais qui n’en reviennent pas pour autant aux anciennes formes devenues archaïques ? Comment créer des procédés artistiques, dans les conditions de sous-développement propres aux minorités colonisées, abreuvées de mythes venus de l’extérieur (comme aujourd’hui les clips, films, feuilletons et jeux télévisés américains, les telenovelas sud-américaines), qui ne passe pas du côté des colonisateurs mais ne retombent pas dans l’exaltation passéiste ?32 Notons que le problème se pose tout autant dans les sociétés post-coloniales actuelles que pendant l’ère des décolonisations. Certes, aujourd’hui, l’opposition entre le centre et la périphérie, entre le Premier monde et le Tiers-monde, entre l’axe Est-Ouest ou l’axe Nord-Sud, entre l’Occident et les pays décolonisés ou émergents n’a plus guère de sens : on sait que la mondialisation du système capitaliste et la diffusion planétaire des valeurs, mythes, clichés, complexes libidinaux et économiques occidentaux, ont moins homogénéisés le monde en en supprimant les marges qu’elles n’ont produit un nouveau type d’hétérogénéité en intériorisant les marges (marges, frontières ou colonisation intérieures). Conjointement, ce tiers inclus rend tendanciellement caduc le paradigme de l’État-nation pour penser l’émergence des nouvelles formes de minorités. Dès lors, le problème de la création des formes d’expression artistique, et plus généralement de modes de subjectivation individuelles et collectives se pose désormais en fonction de ces tiers-monde intérieurs, qui constitue un nouveau motif de création, au sein même des pays de l’ancien centre. Ce que Deleuze appelle « l’âge des minorités » n’a d’autre sens que l’existence de ce tiers-inclus33. (Il n’est à ce titre pas plus exact de dire que la littérature est morte en Occident, que d’anticiper sur sa mort prochaine dans le Tiers-monde : si la littérature doit mourir, c’est qu’elle se sera avérée incapable de résister à l’invasion des clichés dans nos têtes et dans le monde, et de faire de cette résistance la base d’une création artistique.)

La subtile issue hors de cette double impossibilité relève de la fonction fabulatrice, notion que Deleuze reprend à Bergson, non sans en déplacer les enjeux. Dans le deuxième chapitre des Deux sources de la morale et de la religion, Bergson concevait la fabulation comme une fonction ayant son origine dans la structure biologique de l’espèce humaine et consistant à engendrer des fictions et des croyances (notamment mythiques et religieuses) qui s’opposent aux faits et aux représentations de l’intelligence risquant de dissoudre l’unité sociale. Et Bergson assignait à la fabulation la fonction vitale de susciter une croyance. Dans L’image-temps, Deleuze reprend la notion à Bergson pour la faire jouer dans le contexte défini par la crise de l’image-action et l’écroulement des enchaînements sensori-moteurs. Avec la faillite du schème sensori-moteur, c’est le lien de l’homme au monde qui se trouvait rompu, le rôle de la fabulation est précisément d’y remédier nous donnant des raisons de croire à ce lien, c’est-à-dire de croire en ce monde : « c’est ce lien qui doit devenir objet de croyance : il est l’impossible qui ne peut être redonné que dans une foi. La croyance ne s’adresse plus à un monde autre, ou transformé. (…) La réaction dont l’homme est dépossédé ne peut être remplacée que par la croyance »34. Conversion immanente de la foi, la croyance n’est pas suscitée sur un mode religieux ou mythique qui renverrait à un passé à réactiver ou à une idée à réaliser, mais comme une invocation à créer de nouvelles possibilités de vie, à inventer un peuple.

Si la fabulation est un énoncé collectif et non pas subjectif, un discours indirect libre qui ne réfère pas à un sujet d’énonciation, c’est déjà, négativement, qu’elle n’a pas pour matériau les mythes et formes d’expression subjectivés du colonisateur ou des colonisés d’une part, bien qu’elle n’invoque pas plus, d’autre part, le témoignage personnel ou privé, autant de pôles d’identification subjectifs préexistants35. L’importance positive de la fonction d’« intercesseurs » que revêtent les personnages pour l’auteur de cinéma et l’auteur pour les personnages, tient à ce que la fabulation s’y présente comme processus de désidentification à soi entre des termes hétérogènes – en faveur d’un nouveau peuple. La fonction fabulatrice est l’expression d’un devenir-autre asymétrique, à la manière du slogan de 1968 « Nous sommes tous des juifs allemands » : « identification impossible qui retournerait une appellation stigmatisante pour en faire le principe d’une subjectivation ouverte des incomptés, sans confusion politique avec toute représentation d’un groupe social identifiable »36. Et le devenir-minoritaire concerne tout autant les dominants que les dominés, les majoritaires que les minorités qui, passant les uns dans les autres, mettent en échec la fonction d’identification que suppose et impose le système majoritaire37.

L’auteur de cinéma se trouve devant un peuple doublement colonisé, du point de vue de la culture : colonisé par les histoires venues d’ailleurs, mais aussi par ses propres mythes devenus des entités impersonnelles au service du colonisateur. L’auteur ne doit donc pas se faire l’ethnologue de son peuple, pas plus qu’inventer lui-même une fiction qui serait encore une histoire privée : car toute fiction personnelle, comme tout mythe impersonnel, est du côté des « maîtres ». C’est ainsi qu’on voit Rocha détruire du dedans les mythes, et Perrault dénoncer toute fiction qu’un auteur pourrait créer. Il reste à l’auteur la possibilité de se donner des « intercesseurs », c’est-à-dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de « fictionner », de « légender », de « fabuler ». L’auteur fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas vers l’auteur : double devenir. La fabulation n’est pas un mythe impersonnel, mais n’est pas non plus une fiction personnelle : c’est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs. (…) Non pas le mythe d’un peuple passé, mais la fabulation d’un peuple à venir. Il faut que l’acte de parole se crée comme une langue étrangère dans une langue dominante, précisément pour exprimer une impossibilité de vivre sous la domination. (…) En règle générale, le cinéma du tiers-monde a cet objet : par la transe ou la crise, constituer un agencement qui réunisse des parties réelles, pour leur faire produire des énoncés collectifs comme la préfiguration du peuple qui manque (et, comme dit Klee, « nous ne pouvons pas faire plus »)38.

 


1 Par commodité d’exposition, et faute de place, je laisserai délibérément en suspens la question de savoir à quelles conditions les analyses de Deleuze sur le cinéma valent comme une analyse de la situation actuelle.

2 J.-C. Goddard, « Deleuze et le cinéma politique de Glauber Rocha. Violence révolutionnaire et violence nomade », in G. Sibertin-Blanc, (dir.), Violences : anthropologie, politique, philosophie, EuroPhilosophie, 2010, Bibliothèque de Philosophie Sociale et Politique, p. 154 (http://www.europhilosophie-editions.eu).

3 G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990/2003, p. 182.

4 Cf. le schéma du système majoritaire, in G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 359. Dans son intervention, Mounira Chatti a bien montré comment la littérature égyptienne cherchait à extraire la figure de la femme de l’alternative soi-disant sans reste : mère ou prostituée, maman ou putain (voir Nawal El Saadawi : Ferdaous, une voix en enfer ; Zina, le roman volé, etc.).

5 Cf. E. Balibar La crainte des masses, Paris, Galilée, 1997, « Les universels », p. 438-439.

6 G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, p. 356-357.

7 G. Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 278.

8 G. Deleuze, Pourparlers, p. 73-74.

9 Cf. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes (1997), Paris, Seuil, 2003, p. 233, p. 318, p. 321.

10 Cf. ibid., p. 308, p. 339.

11 Ibid., p. 339. Cf. P. Bourdieu, Algérie 60, « Conclusion » ; Le Déracinement (avec A. Sayad), chap. VII-VIII.

12 P. Bourdieu & A. Sayad, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964, p. 170.

13 Cf. P. Bourdieu, Contre-feux, « La précarité est aujourd’hui partout », Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1998, p. 95-97. Il n’est pas anodin, comme on le verra plus loin, que le modèle d’analyse valant pour la situation coloniale algérienne (certes finissante), c’est-à-dire pour un pays du Tiers-monde ou du Sud vaille également, à quelques modifications près, pour la situation contemporaine des sociétés occidentales du premier monde ou du Nord comme la France des années 1990.

14 Cf. H. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, Quadrige, 1999, p. 34-36.

15 Cf. H. Bergson, « La perception du changement », in La pensée et le mouvant, Paris, PUF, Quadrige, 2003, p. 151-153.

16 F. Zourabichvili, « Deleuze et le possible », in Alliez (dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1998, p. 342.

17 Cf. G. Deleuze, L’image-temps, p. 32-33. Sur la différence deleuzienne entre avenir et devenir, voir par exemple G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, p. 238-239, à propos de la nouvelle d’Henry James Dans la cage.

18 C’est en ce sens qu’un des fils directeurs du travail de Bourdieu sur l’Algérie, et sur le sens pratique en général, vise la coupure entre sous-prolétariat (qui est passé sous le seuil de la pratique) et prolétariat (qui est relativement intégré au jeu du monde).

19 H. Bergson, « Le possible et le réel », in La pensée et le mouvant, p. 115 ; cf. p. 111.

20 G. Deleuze & F. Guattari, « Mai 68 n’a pas eu lieu » (1984), in Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003.

21 Cf. H. Bergson, « Le possible et le réel », p. 113.

22 F. Zourabichvili, « Deleuze et le possible », op. cit., p. 344.

23 C’est, pour Deleuze et Guattari, une des spécificités de Mai 68 d’avoir été une formidable ouverture de possibles qui n’ont pas trouvé à s’actualiser dans des agencements concrets : événement sans effectuation.

24 Deleuze, L’image-temps, p. 30-31. Sur ces personnages peu concernés par ce qui leur arrive, et pourtant étrangement au courant, cf. l’analyse de Rusty James de Coppola dans « Mai 68 n’a pas eu lieu ».

25 G. Deleuze, L’image-temps, p. 282.

26 C’est l’enjeu général de l’article précédemment cité de François Zourabichvili, « Deleuze et le possible ».

27 Ibid., p. 286.

28 Ibid., p. 282.

29 Ibid., p. 282-283.

30 Sur les attendus politiques de la fonction fabulatrice, voir J.-C. Goddard, « Fonction fabulatrice et faculté visionnaire. Le spectre de l’élan vital dans Les Deux Sources », in G. Waterlot (dir.), Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2008 ; J.-C. Goddard, « Deleuze et le cinéma politique de Glauber Rocha. Violence révolutionnaire et violence nomade », in G. Sibertin-Blanc, (dir.), Violences : anthropologie, politique, philosophie ; G. Sibertin-Blanc, Politique et clinique. Recherche sur la philosophie pratique de Gilles Deleuze, Thèse pour le Doctorat de Philosophie (inédite), 2006, p. 702-716 ; A. Harrison, Fabulation et collectivité. Recherche sur le cinéma documentaire chez Gilles Deleuze, Mémoire de Master 2 de Philosophie (inédit), 2007, III & Conclusion ; P. Montebello, Deleuze, philosophie et cinéma, Paris, Vrin, 2008, chap. IV.

31 Cf. G. Deleuze & F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 31-32 ; G. Deleuze, L’image-temps, p. 288-289.

32 Cf. les déclarations plus récentes de Gaston Kaboré sur le cinéma africain : « On a beau tourner le problème dans tous les sens, on ne pourra pas éviter indéfiniment de devoir aborder cette question de l’enracinement du cinéma sur le sol africain et dans les divers pays. […] Ce n’est pas juste du folklore ou quelque chose de facultatif : si nous n’existons pas en tant que créateurs, en tant que pays et sociétés capables de produire leurs propres reflets sur les écrans, nous disparaîtrons ; nous serons exclus, simples consommateurs d’histoires racontées par d’autres et ça serait tragique. […] Aujourd’hui, la télévision joue et va jouer un rôle important, en attendant qu’on puisse capter les images sur les portables ; dans l’espèce de “super offre” qu’il y aura, si nous ne produisons, nous allons disparaître sous l’amoncellement des images venues d’ailleurs. » (Rencontre avec C. Ruelle à la Rétrospective Africamania en janvier 2007, dont le texte a été repris dans le livret du coffret de DVD Cinéastes africains, Volume 2, p. 10-11).

33 Cf. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, p. 575-591. Sur ce point, voir aussi, par exemple, les développements plus récents d’Étienne Balibar, notamment en fonction de la construction européenne : Europe Constitution Frontière, Bègles, Éditions du Passant, 2005, chap. V ; La crainte des masses, p. 371-395. En réalité, le thème de la « frontière intérieure » (expression qu’il emprunte à Fichte) constitue un des fils directeurs prévalents de la réflexion de Balibar depuis au moins une vingtaine d’années, dont témoigne par exemple son travail sur les nouvelles formes de racisme.

34 G. Deleuze, L’image-temps, p. 223. Sur ce point, voir le commentaire de P. Marrati, Gilles Deleuze. Cinéma et philosophie, Paris, PUF, 2003, « Images et immanences. La question du monde », p. 102-123.

35 Cf. G. Deleuze, Pourparlers, p. 171-172 ; Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 14-15. Impossible, sur ce sujet, de ne pas renvoyer à l’intervention de Claude Ber à ce même colloque, où il est apparu clairement que, par exemple, la désignation de « littérature féministe » suppose encore le point de vue de la majorité, là où l’écriture, en tant qu’elle invente un style, ne représente pas plus les dominés (à qui elle donnerait une voix, ou au nom de qui elle témoignerait) qu’elle ne s’oppose aux dominants.

36 J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2004, « La cause de l’autre », p. 214. N’est-ce pas ainsi que l’on peut comprendre également les remarques que faisait Claude Ber sur la fonction des pseudonymes et hétéronymes pour les écrivains ?

37 Sur ce point, J. M. Coetzee fait des remarques essentielles sur Nadine Gordimer (« Gordimer et Tourgueniev », in Doubler le cap. Essais et entretiens, Paris, Seuil, 2007, p. 291-307), d’autant plus que celle-ci est issue d’une famille sud-africaine blanche et non pas des minorités victimes de l’apartheid. Dans ce texte, Coetzee analyse le rapport problématique de la littérature et du peuple chez l’écrivaine sud-africaine, comme p. 305 : « La question de savoir si des modèles européens étaient toujours viables en Afrique du Sud fut remplacée par une question plus complexe, plus personnelle, plus urgente aussi : comment faire pour continuer à gérer un double discours dans lequel l’auteur pût revendiquer pour l’artiste le rôle du visionnaire solitaire, à la Shelley, et celui de voix du peuple, sans pour autant recourir à une hiérarchie entre ‘grand art’ et ‘art populaire’ : un modèle réservé aux écrivains eurocentriques comme elle, un autre aux écrivains noirs d’Afrique ? ».

38 G. Deleuze, L’image-temps, p. 289-291.



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- Auteur : Igor Krtolica
- Titre : Art et politique mineurs chez Gilles Deleuze
L’impossibilité d’agir et le peuple manquant dans le cinéma
- Date de publication : 23-12-2010
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=25
- ISSN 2105-2816