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COLLOQUES


IDENTITÉS, IMAGE ET REPRÉSENTATION DANS LES ESPACES FRANCOPHONES ET ANGLOPHONES : GENRES ET CULTURES
Introduction



Dans un contexte hétérogène, fragmenté, mondialisé, les concepts de l’identité (individuelle et collective) et des unités fondatrices de la culture (nation, classe, langue, identité sexuelle) appellent de multiples interrogations, et invitent à une rupture avec les schémas traditionnels d’altérité et de confrontation qui ont longtemps caractérisé l’étude des identités sexuelles et culturelles. L’œuvre artistique, fascinée par ces transformations, les problématise, et contribue à créer de nouvelles figures du sujet et de l’espace culturel. Reprenant Althusser, dans L’Emprise des signes, Jean-Jacques Lecercle propose une vision de la « vraie » littérature non comme le lieu de revendication d’identité, mais plutôt comme le lieu de contact avec l’altérité. La littérature permet au sujet (lecteur) de pénétrer la conscience d’autrui telle qu’elle est reconstruite imaginativement par, et dans, le langage. « La littérature, écrit-il, est donc ce qui est capable de transformer une revendication d’identité en expérience d’altérité »1. Cependant, identité et altérité « se répondent en miroir » car « l’expérience d’altérité couvre le même terrain que la revendication d’identité » : celui de la construction de sujets2.
La fiction, qui se définit principalement par son statut artistique, met en scène les opérations – ou le processus linguistique – d’interpellation du sujet par autrui. Elle permet de mettre en scène l’ambiguïté des sujets et des situations en tant que structure fondamentale des représentations – de soi, d’autrui, du monde. Par le biais de héros problématiques, et inquiétants, la littérature expose la pertinence de la liberté du sujet en tant qu’un espace de négociation de l’identité et de l’altérité. Jean Bessière note que la représentation du sujet suivant le jeu de l’identité et de la différence est particulièrement nette « dans les littératures qui se situent dans la continuité des littératures occidentales, et représentent la rencontre polémique et culturelle des deux types de présentation du sujet, des deux types de récits, parce que ces littératures sont écrites au point de rencontre, d’affrontement, de conflit d’une culture coloniale et d’une culture anticoloniale, dans l’après de ce point de rencontre, d’affrontement, de conflit »3. Si la représentation de la différence pour la différence dispose seulement une dramaturgie, la représentation du jeu de l’identité et de la différence dispose le théâtre des négociations en dehors de toute réification de soi et de l’autre.
Les littératures dites francophones, postcoloniales, émergentes, hybrides, etc., impliquent singulièrement l’exigence d’une reconnaissance d’une pratique culturelle et linguistique. Car l’émergence correspond principalement à une donnée identitaire, collective et subjective, qui met en jeu les identités historique, politique, locale, diasporique. Ces littératures remplissent une fonction polémique : dénonciation des résidus du colonialisme et désignation d’un au-delà de ces résidus. Ce sont aussi des littératures historiques qui construisent un point de vue sur l’histoire passée et présente, et sur l’histoire à venir. À ce propos, L’ouvrage de Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, constitue un apport majeur à la tâche urgente de construire le champ spécifique des études francophones. Inspiré du modèle du postcolonial, tel que l’ont forgé des théoriciens comme Gayatri Spivak, Edward Saïd, Homi Bhabba, Jean-Marc Moura définit la francophonie dans son acception littéraire/culturelle comme « construction historique répondant à un système de valeurs et de normes assez largement indépendant de l’usage linguistique »4. Le concept de « scénographie » permet de penser cette « situation d’énonciation que s’assigne l’œuvre elle-même »5. Jean-Marc Moura décrit alors trois axes « selon lesquels l’œuvre postcoloniale présuppose et construit son propre cadre énonciatif : la manière dont la scénographie gère sa vocalité, son rapport à une voix fondamentale ; la manière dont elle définit sa situation ; et la temporalité dans laquelle elle prétend s’insérer »6.

Le volume que nous proposons croise les méthodologies de plusieurs disciplines en sciences humaines et en littérature comparées. En interrogeant des représentations concrètes (récits historiques ou de fiction, films, mouvements contemporains de pensée : gender studies, études féministes, études postcoloniales), nos réflexions portent sur les thèmes suivants :
– Les identités « subalternes » (Gayatri Spivak), les minorités. Peuvent-elles construire une représentation de soi (les femmes, les peuples colonisés, les migrants, les cultures) dans leur dialogue avec l’Occident ? Fantasmes, complexes, attraction, répulsion, quelles sont les relations entretenues avec l’Occident, et inversement ?
– Genres, sexe, sujet féminin. Voit-on émerger de nouveaux sujets ou assiste-t-on à l’expression de la ruine de la subjectivité, qui irait dans le sens des apories du sujet féminin en Occident, comme l’illustre Le Deuxième sexe de Beauvoir ?


Les premières études sont consacrées aux identités subalternes dans la philosophie, les études culturelles et l’esthétique.
Dans son étude « Identité et appartenance sociale », Christian Lazzeri se penche sur la discussion menée en science sociales à propos de la construction de l’identité sociale à partir d’appartenances multiples. Il envisage les discussions des théoriciens qui soutiennent que l'acquisition d'une identité collective par identification de l'individu à une ethnie ou un groupe social quelconque repose sur une thèse confuse et simpliste qui n'explique rien parce qu'elle recourt à des concepts «magiques». Ces théoriciens (Michael Banton, Russell Hardin, Michael Hechter ou James Coleman) soutiennent que l'appartenance à un groupe quelconque ne produit aucun effet sur l'identité individuelle et que celle-ci ne rend compte d'aucune forme d'identification à un groupe social. En détaillant les arguments de ces théoriciens, il est amené à présenter une thèse contraire qui donne une place à la dimension affective de l’appartenance et à la notion d’identité.
Dans « Les Dominés ont-ils une représentation de soi ? » Kim Sang Ong-Van-Cung aborde les identités subalternes, croisant une démarche en première personne, enracinée dans la puissance d’agir des dominés (Butler, Rancière, Spivak) et une démarche en troisième personne (Pettit) qui permet d’envisager une définition de la domination, susceptible de contribuer à une théorie du gouvernement, par l’idéal de la non-domination, et à un travail sur les institutions. Elle souligne qu’il est nécessaire de subordonner la perspective en troisième personne à la pensée de la puissance d’agir des dominés. C’est à partir de cette notion de puissance d’agir qu’elle envisage jusqu’où il convient de déconstruire l’identité et la représentation pour penser un sujet entre les identités.
Dans « Art et politique mineurs chez Gilles Deleuze. L’impossibilité d’agir et le peuple manquant dans le cinéma », Igor Krtolica envisage le cinéma et la question du peuple manquant chez Deleuze. En reconstruisant la crise de l’action dans le cinéma, il montre que l’impossibilité d’agir et de penser possède une puissance de genèse. Seul l’effondrement central de la pensée et de l’action forcerait à penser et à agir et leur assurerait une nécessité de même que la disparition du peuple-sujet dans la situation politique moderne rendrait nécessaire l’invention d’un peuple nouveau.
Les deux études suivantes portent sur les identités de sexe.
Laurie Laufer, dans « À propos d’Herculine Barbin et du « Vrai sexe », relit l’ensemble du dossier concernant Herculine Barbin, le texte de Foucault et aussi celui des médecins et psychiatres qui s’occupèrent d’elle, et écrivirent sur elle. Elle montre l’actualité de cette scène de violence en la rapportant à un cas récent de « doute visuel ». Et Michel Foucault a, pour sa part, mis toute sa force à dénoncer le discours sur le sexe qui établit historiquement le lien entre la sexualité, la subjectivité et l’obligation de vérité, une triade qu’il verse au compte de la psychanalyse comme héritière de cette scientia sexualis qui cherche la vérité au fond du sexe ; et qui serait supposée vouloir dire le vrai sexe et l’identité par l’usage de la norme, accompagnée d’une pratique de l’aveu. Ici ce cas d’Herculine Barbin permet de dénaturaliser le sexe. Laurie Laufer montre en quoi la psychanalyse a encore une force subversive.
Pauline Delage envisage, dans « Les tensions d'un sujet politique féministe au prisme de la politisation des violences », les perspectives militantes et politiques des féministes radicales des années 1970. Elle montre que la visibilisation et politisation des violences, comprises comme étant intégrées dans un tout, comme l'un des symptômes et l'une des formes paroxystiques du système patriarcal, touchent tant au bouleversement de la distinction entre public et privé qu'à l'universalité de l'oppression des femmes. Elle interroge la constitution de ce sujet politique, pensé comme un universel, émancipateur et victime, et des tensions qui se dessinent alors. La conclusion portera sur les critiques formulées lors des débats autour du féminisme pro-sexe aux États-Unis, mais également par les féministes Noires et lesbiennes.

Les contributions littéraires à ce collectif mettent en relief la complexité des identités sexuelles et culturelles ainsi que la représentation de l’écrivain et de son statut. Bruno-François Moschetto invite, dans  « Chateaubriand hermaphrodite ? », à relire l’écrivain classique dans une perspective originale qui vient enrichir le débat sur l’homosexualité et le genre. Il s’agit de réfléchir à l’utilisation du thème des mignons d’Henri III dans un passage consacré au dandysme anglais dans les Mémoires d'outre-tombe. Alors que la dualité ou la réverbération sont des principes connotés plutôt positivement dans l’ensemble de l’œuvre, il se trouve que Chateaubriand fait ponctuellement et soudain une utilisation très polémique de l’homosexualité d’Henri III et de ses mignons qui sont présentés comme le destin secret ou la vérité profonde du dandysme. Derrière cela se cache en fait le procès de la monarchie de Juillet, conçue comme décadence de la monarchie légitime, et des idées anglaises corruptrices issues du protestantisme utilitariste et égalitaire, qu’instruit l’auteur du Génie du christianisme. Mais en dernière analyse c’est surtout la compétition de gloire entre Chateaubriand et Byron qui motive cette instrumentalisation soudainement négative de l’inversion sexuelle. L’auteur semble alors dire adieu à des attitudes morales ou esthétiques plutôt favorables à l’homosexualité que l’on trouve principalement dans les écrits de jeunesse consacrés à l’Amérique, en même temps qu’il congédie le mythe de René comme apothéose insupportable du néant.
Mounira Chatti explicite les « traumas et apories de l’identité arabe contemporaine » à partir de l’étude de trois écrivains égyptiens majeurs : Tewfik Hakim, Naguib Mahfouz, Alaa El Aswany. Dans ce corpus arabe, la représentation de la question de l’identité à soi s’accomplit selon deux modalités antithétiques : l’identité à soi est posée comme une tautologie ; l’identité à soi est au cœur d’une problématique de la différenciation. À ces deux éléments conjoncturels qui alimentent la problématique de l’identité et de la différence, la blessure narcissique de l’égo arabe et l’intrusion du roman comme « art de l’autre », s’ajoute un élément structurel, celui de l’assise virile dans la tradition musulmane. La différence sexuelle – et singulièrement les attributs du féminin et du masculin - excèdent, de manière explicite ou implicite, la représentation narrative de toute autre différence.
Charles Bonn s’interroge : « Quelle identité et quel genre pour une écriture délocalisée ? », et il convoque un vaste corpus de la littérature maghrébine francophone (Chraïbi, Boudjedra, Ben Jelloun, Mammeri, Djebar, Dib, etc.) pour étudier les personnages emblématiques de la femme, de l’émigré, de la mère, mais aussi du texte, et leur étrangeté. Charles Bonn montre qu’à travers des traitements littéraires différents, ces personnages se trouvent dans une situation d’étrangeté qui souligne la question de la possibilité même de leur parole, de leur existence comme sujet – la notion d’étrangeté étant jugée plus poétique et plus féconde que celle de la différence. Le dire poétique dit l’étrangeté et se révèle très efficace esthétiquement et idéologiquement. Cette exhibition de l’étrangeté d’un dire prêté crée aussi une tension entre la parole romanesque et son objet qui sera un élément essentiel de l’érotique du texte. La tension romanesque qui fait exister le récit vit aussi de cet écart entre la parole et son objet.
Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo analyse la déconstruction des illusions nationales dans deux romans mauriciens : Le Silence des Chagos de Shenaz Patel et Le Dernier Frère, de Nathacha Appanah. « On n’entend pas toutes les voix en même temps dans la même histoire » écrit le romancier togolais Kossi Efoui. Cette préoccupation pour les voix interdites, pour le silence, les petites histoires qui semblent rester en marge d’une grande Histoire, cette importance que prennent les paroles et les rôles des subalternes s’affirment comme problématique majeure des littératures francophones contemporaines. Ce souci interroge avec force la fonction de l’écrivain. Il pose les limites des capacités de représentation du texte romanesque en français et son rôle dans la construction des identifications nationales comme dans le récit des identités collectives en situation postcoloniale.
« L’entre-deux ou une conscience du féminin dans l’écriture » de Claude Ber est un passionnant essai d’écrivain sur la relation entre genre et écriture. Claude Ber montre que l’écrivain – homme ou femme - parlant de l’écriture se trouve déplacé par rapport au faire qui est le sien. Cette réflexion est née du tiraillement entre deux pôles : d’une part, l’attente d’une spécificité féminine débouche sur une forme d’assignation identitaire, faisant fi à la fois des identités multiples qui nous constituent, de leur constante évolution au contact d’autrui et du monde, comme de la distinction entre la personne et l’écrivain et de la construction de l’identité de ce dernier par l’écriture ; d’autre part, l’entrée dans l’écriture d’une moitié de l’humanité jusque-là privée de la parole sur elle-même et sur le monde ne peut demeurer sans effet.



1 Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, L’emprise des signes. Débat sur l’expérience littéraire, Paris, Seuil, 2002, p. 92.

2 Ibid., p. 93.

3 Jean Bessière, « Notes pour une typologie des littératures occidentales suivant le jeu de l’identité et de la différence avec un coda sur Édouard Glissant », in : Multiculturalisme et identité en littérature et en art, essais réunis par Jean Bessière et Sylvie André, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 456.

4 Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999, p. 34.

5 Ibid., p. 109.

6 Ibid., p. 121.


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- Auteur :
- Titre : Introduction
- Date de publication : 25-01-2011
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=28
- ISSN 2105-2816