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COLLOQUES


IDENTITÉS, IMAGE ET REPRÉSENTATION DANS LES ESPACES FRANCOPHONES ET ANGLOPHONES : GENRES ET CULTURES
Les dominés ont-ils une représentation de soi ?

Kim Sang ONG-VAN-CUNG, Université de Poitiers, CERPHI (ENS - LSH) - UMR 5037 – Institut d'Histoire de la Philosophie Classique.


Un sujet social se trouve toujours entre plusieurs identités et c’est ainsi qu’il finit par s’y retrouver, en construisant une appartenance à de multiples identités. Quelqu’un peut être né quelque part et venir, lui ou sa famille, d’un autre lieu, pour diverses raisons, historiques, économiques, politiques ou personnelles. Il peut se trouver ailleurs qu’à l’endroit où il est né et où il a passé son enfance, dans son pays d’origine ou dans un pays d’accueil. Mais il peut aussi n’être attaché à aucun lieu particulier ; être né et avoir vécu dans un endroit quelconque de son pays d’origine, une banlieue ou une zone moyenne. Cependant il est un fragment d’histoire du monde, dont nous sommes les contemporains, un monde post-colonial et global. La mémoire de nos origines est fragmentaire, elle est une représentation qui conditionne nos appartenances, quand elles sont vécues comme des choix. On peut parler la langue du pays où l’on vit, sans cesser de parler celle de ses origines, manger d’une certaine façon qui combine deux ou plusieurs identités, pratiquer une religion différente des membres d’une communauté à laquelle on appartient, ou bien une religion qui ne faisait pas partie de celles qui se pratiquaient auparavant dans le pays d’immigration qui a été choisi par nos parents ou nos grands-parents, ou encore avoir ajouté des croyances traditionnelles d’un tout autre horizon, qui forment un tout syncrétique par rapport à la religion catholique qui aurait, par exemple, été acquise par nos ancêtres, issus de la colonisation. On a affaire à autant d’identités et de diversité, de figures nécessaires de la contingence, qu’il y a peut-être de sujets sociaux.

Dans ces conditions, pour élaborer une représentation de soi qui implique toujours aussi une certaine forme de vie, nous sommes tributaires d’une conscience qui, si jamais elle nous atteint, est celle de l’ignorance qui entoure nos origines. Elle peut envelopper des souffrances liées à l’histoire qui a été celle du XX e siècle. Et le désir d’en savoir plus au sujet de cet inconscient qui nous affecte nous fait réaliser que, dans l’interrogation identitaire, nous dépendons de la transmission, ainsi que du caractère lacunaire de la mémoire d’autrui. Le cheminement par lequel chacun finit par rattacher la nuit du non-savoir subjectif à l’histoire sociale et politique est plus ou moins long, plus ou moins inaccessible. Nous parvenons alors à nous approprier les différentes identités sociales et historiques et les diverses représentations qui nous ont produits comme sujets, dans l’élément primordial de l’ignorance qui caractérise l’existence sociale des sujets. Ainsi, comme sujets, nous sommes dominés par une ignorance qui entoure nos origines et la forme que pourrait prendre la représentation de nos multiples attachements identitaires. La représentation de soi n’est jamais donnée, le sujet n’est guère qu’une occasion d’advenir à soi et au monde. Accepter de vivre, pour le sujet social, c’est choisir d’adhérer à des valeurs, à une histoire, qui construisent une identité. Mais le sujet n’adhère ainsi à aucune identité qui soit substantielle ou figée, ni donnée au préalable hors de toute histoire. Il commence à exister sous le voile d’une ignorance qui ne saurait être levée entièrement. Il s’invente intersubjectivement, i. e. entre les identités des uns ou des autres, et en construisant des modes d’appartenance qui sont, dans une certaine limite, choisis et ne sont jamais simplement subis.

Je raisonne à partir du sujet dominé, ou assujetti à ce non-savoir social de soi que j’évoque, et que je considère comme le site où le sujet doit trouver à exercer sa puissance d’action. La question qui se pose alors est de savoir comment on peut se retrouver ou se tenir véritablement entre les identités. Dans cette pensée des identités multiples et ambiguës, j’ai nommé « dominés » ceux qui se tiennent entre ces identités. Ils appartiennent au non représenté, et parfois même à ce qui n’est ni représenté ni reconnu politiquement. Ils sont la réserve de possible d’une politique d’émancipation ou de la reconnaissance. Je situe en effet mes réflexions en philosophie sociale dans la mouvance des théories de la reconnaissance et dans une appréhension critique de cette notion, comme instrument d’une politique de la reconnaissance 1. Mon objectif est de poser le sujet social entre les identités et de faire de la représentation de soi un exercice de la puissance d’agir des dominés. Je voudrais montrer qu’en nous livrant à la déconstruction sans limite des notions d’identité et de représentation, on risque d’échouer à rendre compte de la puissance d’agir des sujets politiques et même à la rendre possible aussi bien théoriquement que pratiquement 2.

Subjectivation, identité et représentation

Analysons un exemple fourni par Judith Butler 3. Durant les manifestations de résidents illégaux, en Californie, au printemps 2006, l’hymne national fut chanté en espagnol. Chanter à l’hymne national en espagnol, en s’y référant comme à « nuestro hymno », ce serait selon Butler, poser la question d’un mode d’appartenance qui ne soit pas nationaliste. À l’époque, le Président américain Bush a soutenu au contraire que l’hymne national ne pouvait être chanté qu’en anglais. La nation se restreint à une majorité linguistique et la langue du pays fait partie des critères qui définissent ce qui est inclus ou non dans l’appartenance. Les immigrants illégaux montrent, selon Butler, que le problème de l’appartenance ne s’identifie pas à celui de l’inclusion dans une idée préexistante de la nation, mais qu’il implique celui de l’égalité, sans laquelle un « nous » ne peut pas être énoncé. Le fait que le « nous » chante et s’affirme en espagnol n’est alors pas sans effets sur les idées de nation et d’égalité. L’hymne affirme l’égalité du « nous » – « somos iguales » –, en posant la traduction au cœur de la nation, et en soulignant que le problème de l’égalité ne peut pas se résoudre par une plus grande homogénéité de la nation. L’acte de chanter l’hymne national en espagnol est un exemple de la politique performative, mais il peut aussi être décrit comme un processus de subjectivation, où la représentation de soi n’est pas la condition de la subjectivation politique.

Qu’est-ce en effet qu’un processus de subjectivation ? C’est la mise en acte de l’égalité. Ce processus ne se contente pas de rendre visible un tort qui serait fait à des gens, il illustre que le tort, que Jacques Rancière nomme aussi la mésentente, est le cœur de la politique d’émancipation. La subjectivation politique « est la formation d’un un qui n’est pas un soi mais la relation d’un soi à un autre » 4. C’est une démonstration qui suppose un autre auquel elle s’adresse, même s’il en refuse la conséquence. Le « nous » qui se forme n’est pas un soi qui se représenterait comme une identité donnée, dotée d’une conscience identitaire de Mexicains ou d’Américains par exemple. Dans ce « nous », ce qui est avancé est ce qui n’est pas représenté : un « hors-compte ». C’est l’affirmation de l’existence au sein d’une communauté nationale de ce qui ne compte précisément pas pour elle. Ainsi, en affirmant un lien d’appartenance, et en se déclarant autorisés à chanter « nuestro hymno », les sans-papiers entrent dans un processus de subjectivation qui est aussi un processus de désidentification. La subjectivation politique est la mise acte de l’égalité par des gens qui sont ensemble et qui sont entre les identités ; ni Mexicains ni Américains, ni non-Mexicains ni non-Américains.

Chanter l’hymne national en espagnol suppose deux conditions politiques, l’assertion d’égalité comme on l’a vu, et l’exercice de la liberté. Car un tel acte affirme l’existence d’une communauté qui vient à exercer sa liberté dans une langue, ou plutôt dans un ensemble de langues. On ne pourrait donc pas fonder cette appartenance sur le critère de l’uniformité de la représentation identitaire, qu’illustrerait par exemple celui de la langue de la majorité. Chanter l’hymne national dans la rue, c’est montrer que la rue est un lieu de liberté de rassemblement, précisément dans la mesure où l’on n’a pas le droit de s’y rassembler. Souligner l’importance d’une politique du performatif, c’est ainsi avancer qu’il n’y a pas de politique radicale du changement, sans contradiction performative. Les immigrés sans-papiers désignent de cette façon un au-delà de ce que la loi formule dans son langage positif, le droit d’avoir des droits, qu’aucun État ni aucune loi positive ne peut accorder dans le cadre de la loi positive, bien qu’il la présuppose. Les immigrants illégaux revendiquent le droit démocratique d’avoir des droits, en exigeant une reconnaissance institutionnelle de leur appartenance à la nation. Mais ce n’est pas sur le fond d’une représentation préalable et univoque d’eux-mêmes qu’ils exercent cette puissance d’agir (agency).

La logique de la subjectivation comporterait une identification impossible. Le lieu du sujet politique serait un être-ensemble précisément comme être-entre, comme identité ambiguë entre les noms, entre les identités, entre les cultures. Comment dire alors cet « entre », et comment parler des identités ambiguës ? On peut leur donner le nom de « dominés », ou d’« exclus », en distinguant ces deux sujets politiques, qui ne sont « sujets » que comme sujets assujettis, comme des occasions virtuelles de la subjectivation politique. La société produit des exploités, mais ceux-là sont encore les parties prenantes du système, en dépit du risque social de la désaffiliation et de la précarisation qui de fait aboutit à l’exclusion. Mais la société produit, en outre, des exclus qui de nos jours constituent une population de laissés-pour-compte qui est de plus en plus importante. Leur identité réside dans le pronom « sans » : sans papiers d’identité, sans profession, sans domicile, sans protection sociale. Il faut distinguer dans notre propos les exclus et les dominés, car si, aux yeux du capitalisme, il peut y avoir dominés heureux5, il n’y a en revanche pas d’exclus heureux. À la précarité de ce qui se tient entre les identités, il faudrait adjoindre l’extrême précarité de ce qui se tient « sans » rien. Ces derniers relèvent de la catégorie des vies invivables selon Butler. Ces vies ne sont ni comptées ni reconnues comme vies humaines et ce sont celles que l’État-nation ne juge pas nécessaire de préserver et qui ne peuvent pas être perdues.
Se demander si les dominés ont une représentation de soi, c’est donc réfléchir à partir de la généralité du lexique de la domination pour rendre compte de la subjectivation politique et aborder la diversité des modes de domination, de race ou de sexe. Pour parler de ces identités ambiguës, je réinvestis le vocabulaire du sujet en philosophie sociale, et je pense la question de l’identité et de la représentation à partir du sujet assujetti et de sa puissance d’agir. Dans mon propos, en utilisant Butler et Rancière, j’ai soutenu que la puissance d’agir peut être pensée sans mobiliser la conception substantielle ou uniforme de l’identité d’un sujet autonome ou souverain, qu’il soit individuel ou collectif, comme la nation, ni requérir une quelconque représentation de soi. Mais je voudrais nuancer cette position. Car, jusqu’à quel point convient-il de déconstruire les notions d’identité et de représentation pour envisager la puissance d’agir des dominés ? Et dans quelle mesure la déconstruction de ces notions est-elle requise par le processus de subjectivation comme figure de la puissance d’agir des dominés ?

Une des objections que l’on pourrait avancer contre une telle déconstruction de l’identité et de la représentation de soi, c’est qu’elle ne repose pas sur une définition objective de la domination, et qu’elle se prive alors d’une réflexion sur la façon dont on pourrait lutter institutionnellement contre un tel phénomène social. Or une définition de la domination implique une représentation de soi, sous la forme d’une assignation des dominés à une identité, ou sous la forme d’une catégorisation sociale, impliquant un savoir commun. Autrement dit, la domination assigne les dominés à une identité ou les inscrit dans une catégorisation qui fait l’objet d’un savoir commun, voire d’une représentation partagée, puisque les dominés ne possèdent d’autres catégories pour se représenter eux-mêmes que celles du discours dominant. Le dominant et le dominé savent bien qu’il y a domination. Chacun sait que l’autre le sait. Ce savoir commun engendre des comportements et des sentiments de soi non valorisants. L’idéal républicain de la non-domination permet d’envisager une démocratie de contestation qui passe par une réflexion sur les institutions. C’est de cette manière que l’on peut préserver la capacité d’agir des agents, dans la mesure où l’on prévient par la loi toute domination éventuelle entre les agents individuels, ou entre les agents collectifs et les agents individuels. On aurait tort de vouloir se passer de la notion de représentation de soi.

Croiser les perspectives en première et en troisième personne

Cependant suffit-il de décrire objectivement la domination, et de rendre compte de ses effets objectifs sur les dominés, pour la définir à proprement parler ? Et travailler à l’élaboration d’institutions qui fassent respecter la non-domination, n’est-ce pas rester en partie aveugle à la domination en tant que pathologie sociale qui peut s’immiscer jusque dans ces institutions, et d’une manière non accidentelle, mais qui reste liée au point de vue en troisième personne, qui est envisagé pour définir de cette façon la domination ? La définition que Philip Pettit donne de la domination paraît d’abord relever d’une description objective et extérieure à son objet. « Un agent en domine un autre si, et seulement si, il dispose d’un certain pouvoir sur celui-ci, en particulier le pouvoir d’interférer dans ses actions. […] Il le tient sous son emprise, et cette emprise est arbitraire » 6. Remarquons que la définition républicaine de la liberté comme non-domination n’est pas l’envers de la détermination d’une pathologie sociale, la domination, c’est la façon dont le républicanisme entend se distinguer du libéralisme politique 7. Mais la domination ne suppose-t-elle pas que, pour la définir et en rendre véritablement compte, nous nous situions du point de vue du sujet assujetti et des distorsions de l’identité et de la représentation qu’il implique ?

Si l’on se situe du côté des dominés, la question se pose véritablement de savoir de quelle identité et de quelle représentation de soi, ils sont susceptibles. Lorsque Gayatri Spivak pose la question « Les subalternes peuvent-elles parler ? »8, elle pose un problème proche de celui que j’envisage. Il est vrai qu’elle développe, à propos de la condition féminine dans le Tiers-Monde, et en Inde, la notion de subalterne qui ne doit pas être confondue avec celles de minorités ni d’opprimés. Est subalterne celle qui n’a accès ni à la mobilité sociale ni à l’espace culturel 9.

Le cas que Spivak étudie est celui de la pratique du sati, où les veuves hindoues s’immolent sur le bûcher de leur défunt mari. Elle montre comment tant les élites coloniales que les élites indigènes rendent compte différemment de cette pratique, où l’on assiste à un effacement de la voix subalterne qui n’existe socialement ou culturellement ni pour les uns ni pour les autres. Elle désigne le point aveugle de la condition des veuves indiennes, qu’un discours sur « elles » efface de toutes les manières, qu’il soit de type occidental ou se situe dans le cadre de l’hindouisme. Le discours patriarcal et le discours colonial rendent ce sujet féminin muet ; ils représentent une voix qui serait celle des subalternes, mais qui ne l’est pas puisqu’elle ne se fait pas entendre. Pour les Britanniques, il s’agit d’interdire une pratique qui est barbare, mais pour les élites indigènes, un tel suicide est respectable, sans qu’il ait une valeur spirituelle, comme celui des sujets masculins qui procèdent à une performance rituelle, à partir de la connaissance de la non-substantialité ou de la simple phénoménalité de l’identité. Pour la veuve, le suicide n’est que l’opération par laquelle la femme se dépouille de l’emprisonnement du corps féminin, pour trouver enfin son âme,  dans l’immolation à son mari. La veuve est d’autant plus admirable, qu’en suivant cette tradition, elle était libre de s’immoler. Mais dans le code familial, où c’est la femme qui hérite de son mari, la pression sociale a intérêt à ce sacrifice « admirable » des veuves. L’abolition impérialiste de la pratique par les Britanniques n’a pas du tout contribué à poser le problème d’une absence de place sociale des veuves, ni a fortiori réglé celui de leur impossibilité sociale d’exister. Elle n’a guère contribué qu’à l’illusion impérialiste des bienfaits de la colonisation, où « des hommes blancs sauvent des femmes de couleur d’hommes de couleur ».

Ainsi, dans la conception de la subalternité, où elle n’a accès ni à la mobilité sociale ni à l’espace culturel, Spivak se demande comment donner une voix aux subalternes 10. Car elles ne parlent pas de leur condition et leurs actes ne s’avancent même pas comme des actes de langage. Spivak envisage le suicide d’une jeune femme, Bhuvaneswari Bhaduri, qui s’est pendue dans l’appartement de son père, à Calcutta, en 1926, de façon énigmatique. Il pourrait s’agir d’une écriture subalterne, non emphatique, du texte social du sati-suicide. Dans la société indienne de cette époque, on l’a dit, la seule façon admissible pour une femme de se suicider est le sati. Il renvoie à l’horizon de sens de la condition des femmes, dont le corps est emprisonné dans la seule passion légitime pour un seul mâle. La jeune fille se serait, pour ses proches, immolée en raison de quelque passion illégitime. Or elle s’est suicidée au début de ses règles, au moment où une veuve « impure » doit attendre publiquement quatre jours avant le bain de purification et avant l’immolation rituelle. Pour les siens, ce point de fuite, ou de dissidence, est ce qui rend absurde ou incompréhensible son acte.

Les subalternes ne peuvent pas parler. Spivak ne veut pas dire qu’elles ne sont pas en mesure de s’exprimer ni d’articuler leur souffrance ou l’injustice qui leur est faite. Dans la question le verbe to speak ne doit pas être interprété comme to talk. Dire que la subalterne ne peut pas parler, c’est souligner qu’en tant que femme subalterne, elle ne peut être ni entendue ni lue. Son dire n’est pas perceptible ni compris ni même compréhensible comme un acte de langage, et elle ne l’accomplit pas non plus comme tel, mais comme un acte qui répète à l’aveugle une scène (in)admissible d’effacement, tant est prégnante l’effacement de sa voix par la représentation dominante 11. Son geste fatal retombe tragiquement dans l’insensé. Il est recouvert par les discours qui lui donnent une voix, en se substituant à sa voix absente. Ces traductions de la voix des subalternes dans le discours des dominants, qui en redistribuent les visibilités, échouent à réinscrire l’existence sacrifiée des femmes dans un sens quelconque. Elles répètent leur effacement qui est elle-même la répétition d’un effacement qui précède originairement leur existence en tant que subalternes.

Sans envisager plus avant les conséquences poignantes qui suivent la notion spécifique de « subalternes », c’est la question plus générale du mode de représentation des dominés que je pose. La domination (ne) peut-elle se dire (qu’)en troisième personne ? N’enveloppe-t-elle pas inéluctablement, dans la visibilité qu’elle voudrait procurer, une représentation de la domination et des dominés qui est celle des dominants, au sens de la domination symbolique, précisément parce qu’elle distribue la visibilité des discours sur la domination et les dominés, du point de vue de ce que les dominants peuvent voir ou comprendre. Le point de vue à la troisième personne serait un point aveugle, qui est en quelque sorte invisible pour lui-même, et reste pris, qu’on le veuille ou non, dans une forme de survol ? C’est la raison pour laquelle je veux soutenir que la notion de sujet est inéliminable du champ de la critique sociale, sans que l’on entende bien sûr sous ce terme le sujet autonome et souverain de la maîtrise de soi, mais au contraire un sujet assujetti qui est l’occasion de la subjectivation politique.

Comment faut-il définir la domination ? Par quelle méthode faut-il cerner le phénomène en question ? C’est ce questionnement que je voudrais mener, en présentant comme je l’ai dit l’articulation de la domination et de la représentation de soi dans le républicanisme tel que le propose Pettit. Car la définition de la domination, dans la pensée néo-républicaine, offre non seulement un lieu privilégié à partir duquel on peut réfléchir sur la représentation de soi et l’appartenance à une identité, mais elle permet en outre de réfléchir sur la façon de concevoir les institutions de façon qu’elles puisse contribuer à la non-domination. Je propose de croiser les perspectives en première et en troisième personne, et de limiter l’une par l’autre, plutôt que de nous mettre à la place du Tu, dans un regard plus ou moins accueillant fait aux luttes ou aux processus de subjectivation des dominés. En tous les cas, nous ne pouvons pas nous placer du point de vue de l’autre abstrait, du dominé, pour rendre compte de sa puissance d’action, il nous faut appartenir à une même vulnérabilité, mais pouvoir aussi décrire du point de vue du tiers, i. e. des institutions, la condition de dominés, dans l’optique qui est celle d’une politique de la reconnaissance.

Certes, plus qu’une description relevant de la philosophie sociale, la définition ansi standards de la liberté comme non-domination est une critique de la distinction classique entre la liberté négative et la liberté positive qui est au cœur du libéralisme politique, et qui a été mise en valeur par Isaiah Berlin, dans Two Concepts of Liberty (1958)12. La liberté négative est l’ensemble des actions qu’un sujet individuel ou collectif peut accomplir sans interférence, ou sans ingérence, extérieure qui soit en mesure de l’en empêcher. Elle est une liberté comme indépendance qui est définie à partir du paramètre de la contrainte, où toute interférence relèvera de l’obstruction physique ou de la menace. Cette liberté dans son acception négative varie en proportion de l’ouverture du champ des opportunités d’action, indépendamment du fait que les préférences de l’agent soient ou non soumises à un déterminisme social ou psychologique. Ainsi, dans le libéralisme l’ouverture du champ des opportunités d’actions est pensée abstraction faite de la situation sociale des agents qui limite l’éventail de leurs actions, et l’intervention de la loi en vue de la faire respecter est envisagée comme une menace potentielle, parce qu’elle est une restriction réelle de la liberté. La loi et le pouvoir qui est chargé de son application visent à protéger cette liberté et, à ce titre, ils constituent une forme de restriction dans le champ des opportunités. Il s’agit de limiter tout excès du pouvoir d’État. La conséquence juridico-politique du concept de liberté négative est qu’il convient de la protéger, en entretenant une forme de vigilance à l’endroit de toute forme d’abus de pouvoir.

La liberté positive se définit par le désir de l’agent de maîtriser ses préférences par la mise en œuvre des capacités rationnelles qui lui permettent de le faire, cela sans que rien d’extérieur ne puisse interférer et le déposséder de cette maîtrise. On a affaire à l’idéal de l’autonomie du sujet. Berlin parle de stratégie rationnelle d’auto-accomplissement de l’agent, par laquelle il vise à maîtriser rationnellement ses préférences. Mais, dans le libéralisme politique, même si l’on reconnaît la valeur insigne de la liberté positive, elle ne peut pas être la conception du bien recherché, car un État démocratique doit être neutre et pluraliste concernant les conceptions du Bien que les individus sont susceptibles d’entretenir. Il ne peut promouvoir une conception particulière du bien. La liberté positive pourrait sinon entrer en contradiction avec la neutralité des valeurs qui caractérise une société libérale. Il serait en effet contradictoire, si l’on défend une telle conception du bien, de gouverner ses préférences et d’être écarté du processus politique de gouvernement qui favorise ce gouvernement de soi. Mais cette participation civique pourrait avoir pour effet négatif de retourner l’auto-accomplissement en stratégie d’oppression. Si les gouvernants prétendaient imposer la participation politique comme une vertu conditionnant l’existence d’un peuple libre, ils interfèreraient dans le champ des opportunités d’actions des agents, et en particulier de ceux qui, pour une raison ou une autre, refuseraient de réaliser ce programme de liberté élevé au rang de bien commun. Ils actualiseraient alors une forme de despotisme ou d’absolutisme de la vertu, qu’on peut entrevoir dans la formule paradoxale de Rousseau « on le forcera d’être libre ». Le libéralisme politique vise ainsi à protéger la liberté négative et à s’opposer à toute interférence qui pourrait limiter indument les opportunités des agents. Pour le libéralisme, selon Berlin, mais cela reste vrai de cette tradition de pensée depuis Locke et jusqu’à Rawls, la liberté négative est la seule acception possible et désirable de la liberté. Cette liberté est celle que l’on retrouve dans l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, d’esprit libéral plus lockéen que rousseauiste, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cette liberté indépendance garantit en effet l’existence d’un État qui reste sous le contrôle de la société. Elle fournit les conditions d’un État neutre, pluraliste et impartial, tolérant à l’égard des différentes conceptions du bien que les sujets peuvent entretenir, en adhérant à la morale ou la religion de leur choix ou bien en n’y adhérant pas.

La critique que Pettit adresse au libéralisme commence par récuser l’alternative de Berlin entre la liberté positive et la liberté négative au profit d’une troisième forme de liberté qui ne se réduit à aucune des deux premières, mais constitue une critique de la liberté négative et une condition de la liberté positive. En effet la conservation de la liberté négative ne s’accompagne pas nécessairement d’une participation démocratique au gouvernement, il se pourrait bien qu’un pouvoir autoritaire s’accommode des sphères de liberté négative dans lesquelles il ne pratique pas d’interférence coercitive. L’extension du domaine des opportunités privées des agents demeurerait intacte à l’égard de toute interférence effective, et cependant le pouvoir en question disposerait toujours de la capacité de pouvoir interférer à volonté sur les opportunités des sujets et il peut lui arriver de le faire. La non-interférence et la non-domination se présentent donc bien comme des idéaux distincts. On peut bénéficier d’une absence d’interférences, du fait de contingences précaires, par exemple, parce que certains individus puissants nous apprécient ou que nous avons la capacité de ne pas croiser leur route ou encore parce que nous arrivons à nous insinuer dans leurs bonnes grâces. On serait alors soustrait à l’interférence, mais sans la moindre garantie contre les puissants, autrement dit « la franchise dont vous bénéficiez n’est ni ferme ni résiliente » 13. Car qu’une circonstance quelconque vienne à changer, que l’on soit moins apprécié, moins chanceux ou moins habile, et l’on pourrait être exposé à des interférences arbitraires, et le puissant – qu’il s’agisse concrètement d’un mari, d’un employeur, d’un patron de thèse ou d’un Directeur de centre de recherches – pourrait commencer à nous contraindre de multiple façons. L’idéal de non-interférence implique une contingence inhérente, celui de la non-domination y échappe. Dans la non-domination, aucun individu ne dispose d’un pouvoir arbitraire d’interférence. Mais elle ne s’élève pourtant pas à l’idéal d’autonomie ou de maîtrise de soi qui caractérise la liberté positive, car pour un agent il peut tout à fait y avoir non-domination, sans maîtrise de soi. La conception de la liberté comme non-domination est donc une conception suffisante de la liberté et, autrement dit, la non-domination est suffisante, si une personne ne subit pas d’interférences arbitraires.

Si les agents peuvent être individuels ou collectifs, l’agent dominé est toujours ultimement une personne physique ou bien plusieurs personnes. Et la domination prend souvent pour cible un groupe ou un agent collectif, en vertu de leur adhésion à une identité, à une capacité ou à une aspiration collective 14. La relation de domination présente trois aspects. Une personne a sur une autre un pouvoir de domination, elle la domine ou l’assujettit lorsque 1) elle dispose d’une capacité d’interférence ; 2) sur une base arbitraire ; 3) dans certains choix que l’autre est en mesure de faire.
Le registre de l’interférence, qu’elle soit intentionnelle ou non, est celui de l’obstruction physique, de la menace, et de la manipulation. Dans le premier cas, la coercition s’exerce sur le corps, et dans le deuxième sur la volonté. La manipulation porte sur les désirs ou les croyances des individus. Elle est secrète et prend des formes diverses, correspondant à la définition d’un certain ordre de priorité d’actions, ou à une formation de pensée qui peut tout à fait être non rationnelle, dans laquelle les individus sont enrôlés, sans le savoir et sans pouvoir mesurer les résultats de cette altération de leurs actions, sur la base de compétences techniques, de légitimation culturelle, d’autorité politique ou de positions idéologiques. On assiste à une détérioration de la situation d’un individu pourtant en position d’exercer sa capacité de choix, soit par une restriction physique du champ des opportunités, soit par une augmentation du coût de certains choix par la menace, soit enfin par un impact sur le résultat des actions de l’individu qui le prive du résultat escompté par lui. La domination est ainsi une interférence arbitraire, autrement dit elle ne relève pas de l’arbitrium, de la décision ou du jugement de l’agent. Et un acte est perpétré arbitrairement, lorsque nous jugeons qu’il dépend de la seule volonté d’un agent, qu’il est engagé sans égards pour les intérêts et les opinions de ceux qu’il affecte. Une action est arbitraire, dès lors qu’elle ne prend pas en compte la représentation que les autres peuvent avoir de leurs propres intérêts.
Un acte d’interférence peut donc être non arbitraire, s’il est fait obligation de prendre en compte les intérêts et les idées de la personne subissant cette interférence, du moins ceux qui sont pertinents. Les taxes et les impôts prélevés par l’État, et les procédures et les ajustements légaux qui préserveraient institutionnellement la non-domination, sont des cas d’interférences sans domination. Et l’on peut distinguer une domination sans interférence, une interférence sans domination, une domination avec interférence, et une non-domination sans interférence. La non-domination est donc un bien premier 15, quelque chose que, dans le vocabulaire de Rawls, un individu a des raisons instrumentales de vouloir, quoi qu’il puisse vouloir par ailleurs : quelque chose qui lui promet des résultats qu’il désire, quelles que soient les choses auxquelles il attache de l’importance et qu’il désire. Nul ne peut donc être indifférent au bien que permet la liberté comme non-domination. La non-domination est un bien qui doit être considéré pour lui-même et reconnu comme possédant une valeur per se, car elle réduit toute stratégie de subordination et définit l’individu comme capable de jouir de sa propre estime, d’être pris en compte dans ses propres choix, et ne pouvant être écarté sans raison.

Car ce qui caractérise la domination c’est un savoir commun (a common knowledge16. Chacun sait que l’autre sait qu’il sait et que les autres savent qu’il sait, etc., qu’il existe une telle interaction et cette conscience commune renforce la relation de domination, en accentuant la vulnérabilité de l’agent dominé 17. La victime d’un tel pouvoir d’interférences arbitraires ne peut pas jouir du statut psychologique attaché au fait d’être l’égal de l’autre : elle se trouve dans une situation de crainte, de déférence, d’absence de franchise. Pettit évoque les violences domestiques faites aux femmes 18, et il voudrait certes envisager un monde où les maris sont bons et où ils n’usent pas de leur pouvoir d’interférer arbitrairement ni d’exercer des violences à l’encontre de leurs femmes, mais le monde social et politique qu’il s’agit de construire est celui où les violences sont proscrites ou rendues impossibles légalement. Il envisage aussi un monde dans lequel les femmes, par exemple, apprennent à se concilier leurs congénères ou à rester en dehors de leurs chemins ou de leurs ambitions. Dans ce cas, la femme doit adopter une attitude de déférence stratégique et d’anticipation, elle vit dans l’incertitude et une forme de crainte ou de défiance qui a un coût important.

Cette attitude de déférence stratégique qui s’impose à l’agent exige de lui qu’il limite ses propres choix. Il doit apprendre à se replier sur lui-même si c’est nécessaire et si ce n’est pas suffisant à se mettre à l’écart. La domination engendre une représentation de soi qui est négative, et parce qu’elle est une représentation d’une vie libre qui se trouve minimisée ou inhibée, une telle représentation s’avère incapacitante. La liberté comme non-domination implique l’image ou la représentation de soi dans l’élément de la relation intersubjective ; elle est l’objet d’une reconnaissance publique. « Chaque fois qu’un individu jouit d’une situation de non-domination, cette situation possède une signification subjective et intersubjective. […] Ce dernier point est de la plus grande importance, parce qu’il met la non-domination en rapport avec l’image subjective de soi et le statut intersubjectif : le fait de jouir d’une situation de non-domination vis-à-vis d’un autre agent implique la capacité dont vous disposez de faire face à l’autre – pour autant que cet agent soit une personne – confiant dans la connaissance partagée que vous avez que ce n’est pas parce qu’il y consent que vous êtes, de manière candide, en mesure de poursuivre, hors de toute interférence arbitraire, les objectifs qui sont les vôtres. Vous poursuivez ces choix, sur la base d’un droit qui est publiquement reconnu. Vous n’avez pas à vivre ni dans la crainte de l’autre, ni soumis à la nécessité de faire preuve à son égard de déférence. L’absence de domination dont vous jouissez vis-à-vis des autres, vous ne la devez pas à une faveur qu’ils vous font. Vous n’êtes pas, en d’autres termes, à leur merci. Vous êtes quelqu’un et non pas rien, lorsque vous avez affaire à eux. Vous êtes, autrement dit, une personne à titre égal ou social » 19.

C’est en ce point précis que cette perspective, écrite du point de vue de la troisième personne, croise la perspective en première personne. Même si la description de la domination est ici fine, on perçoit l’aspect un peu lisse, et extérieur, du propos de Pettit, qui est lié à la perspective en troisième personne. Cependant, c’est elle qui permet que nous disposions désormais d’une définition rigoureuse de la domination, et d’un instrument de travail utile en philosophie politique. Sa conception de la liberté comme non-domination soutient en effet le principe d’un ensemble ample, voire radical, de politiques publiques constituant une base d’entente commune et ne relevant pas de revendications corporatistes vis-à-vis de l’État. Mais, parce qu’elle croise la dimension intersubjective de la subjectivité, la perspective néo-républicaine de Pettit est susceptible d’être réinscrite dans le cadre d’une politique de la reconnaissance. De son côté, la reconnaissance est plutôt pensée comme celle du « rang qui est le nôtre dans la société » 20. Ainsi, même si je vais marquer les limites de cette rencontre du caractère intersubjectif de la production du sujet, je considère que ce point de vue en troisième personne est utile et nécessaire, parce qu’il contribue à penser le gouvernement et les institutions de la République, dans le cadre de l’élaboration de politiques publiques, de telle façon qu’il soit en mesure de préserver les individus de la domination et d’engager une conception de la civilité ou de l’agir des individus par confiance personnelle.

L’objection que l’on peut faire à Pettit, c’est que sa conception de la liberté milite, selon lui, en faveur d’une représentation de la démocratie au sein de laquelle la possibilité de contester prend la place habituellement allouée au consentement. Il ne s’agit pas tant, sauf à tomber dans l’arbitraire, que le gouvernement fasse ce que les individus lui disent de faire, mais qu’ils puissent toujours contester les actions du gouvernement 21. Or, bien que Pettit critique la conception atomiste de l’individu, qui paraît caractériser le libéralisme 22, faute d’envisager en première personne la production intersubjective des sujets, il n’est pas en mesure d’envisager la puissance d’agir qui commande le pouvoir de contester. Or tout porte à croire, au contraire, que les dominés ont le sens de leur place, autrement dit qu’ils obéissent bien plutôt à une forme d’amor fati à l’égard de la structure sociale et de la position qu’ils occupent. Ils font ainsi plutôt de nécessité vertu, par une naturalisation de choix sociaux, sur le mode du « ce n’est pas pour nous », et ils se résignent seulement à ce qu’ils possèdent, comme les analyses de Bourdieu le montrent suffisamment. En effet, parler de domination, c’est affirmer que l’exploitation économique se double d’une dimension symbolique, d’une violence symbolique qui permet à la violence matérielle de s’exercer en faisant accepter leur condition aux dominés. Où se trouve alors la racine de la puissance d’agir des dominés ? Or les dominés appliquent les catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant apparaître comme naturelles. Cela conduit plutôt qu’à la contestation de la place ou du rang qui est le nôtre, à une sorte d’auto-dépréciation, voire d’auto-dénigrement systématiques qui ne va pas sans une incorporation, sans la production d’attitudes corporelles de renoncement. La violence symbolique s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination), dès lors que ses seuls instrument pour se la représenter ou pour se penser ne sont que les instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui 23. Le savoir commun de la domination renforce, on l’a dit, la relation de domination. Où trouver alors la puissance d’agir et de contester, dès lors que l’expérience de la violence symbolique qui est celle des dominés est aussi celle de la dépossession, i. e. de la soumission induite par l’incorporation de la domination ? Si l’on en reste à une perspective en troisième personne, et si la conception d’une production intersubjective du sujet est rencontrée sans être adoptée, alors on est coupé en partie du phénomène dont il s’agit de rendre compte. On distribue les visibilités et on envisage les politiques publiques du point de vue d’une description en troisième personne des intérêts des dominés.

Mais pour être juste avec Pettit, il faut souligner qu’il envisage la notion de classe de vulnérabilité. Par exemple, nous pouvons ne pas être maltraitée par un mari ou un conjoint, mais l’appartenance au sexe féminin est une marque de la vulnérabilité, que la femme qui a la chance de ne pas subir ces violences peut porter en commun avec les autres. La solidarité est susceptible de se développer, dès lors qu’un individu appartenant à une classe de vulnérabilité ne peut échapper à la domination, que si tous les individus de la classe ont aussi les moyens de s’y soustraire. On peut généraliser la notion de classe de vulnérabilité à la communauté entière. Ainsi « la communauté dans son ensemble doit s’approcher du point qui la verra ne plus constituer qu’une seule classe de vulnérabilité. La non-domination tendra à être, dans ces circonstances, un bien pleinement commun, car il deviendra plus ou moins impossible pour quelque individu que ce soit d’accroître sa jouissance de ce bien sans qu’il en aille de même pour les autres. Plus nous sommes proches de cette jouissance d’une non-domination parfaite, plus cet idéal devient alors commun : plus il nous apparaîtra, en ce qui a trait à la non-domination, intimement liés » 24. On nous permettra tout de même d’en douter, en toute bonne foi. Car, si nous ne poursuivons pas la recherche du point de vue des dominés, nous ne trouverons nulle part la racine de la puissance d’agir ni comment nous pouvons identifier notre destin à celui de certains autres et choisir d’appartenir à telle ou telle identité.


Il importait de disposer d’une définition de la domination, telle que nous l’avons articulée dans le néo-républicanisme de Pettit et qui sert d’instrument pour la philosophie politique, dans la pratique et l’élaboration de politiques publiques qui visent la non-domination. Mais il est nécessaire de croiser cette perspective en troisième personne avec la perspective en première personne et parler de la domination à partir du site des sujets dominés. Il faut alors déconstruire ou défaire les identités des sujets dominés et épouser aussi les distorsions de la représentation de soi des dominés, autant qu’il est nécessaire pour pouvoir se représenter les identités ambiguës et leur puissance de représentation de soi. Elles constituent précisément les armes des dominés, autrement dit leur puissance d’action, ou le pouvoir qu’ils ont de contrer toute forme de dépossession.

La reprise althussérienne de la notion marxiste d’idéologie nous y aide, car elle permet de poser la production sociale des sujets comme sujets dominés. Il est vrai que le terme de dépossession vise à rompre avec le concept d’idéologie, car parler d’idéologie, c’est se situer dans l’ordre des représentations, qui sont éventuellement susceptibles d’être transformées en prise de conscience, alors que la dépossession nous invite à penser l’idéologie matériellement, ancrée dans les corps. L’idéologie s’impose en ployant les corps et elle ne soumet la conscience qu’au travers de son action sur le corps. Il faut penser donc penser la distorsion de la représentation de soi dans la production sociale du sujet, qui constitue une ontologie sociale du corps. Ainsi, moyennant certains aménagements, on peut rectifier la notion marxienne d’idéologie, et lui conférer une immanence qui peut être comprise comme discipline, gouvernementalité, et biopolitique, autrement dit comme production du sujet passionnément attaché aux normes qui l’ont produites. Il devient possible de penser la production intersubjective du sujet à partir du point de vue du sujet, à partir de ses distorsions ou dans son silence.

Dans les réflexions que j’ai menées, j’ai voulu mettre en relief la notion de sujet, de subiectum, dans un procès de subjectivation ou une politique performative d’émancipation. Ce sujet-là n’est pas le sujet individuel ou atomique, le subiectus, qui est le sujet en butte aux représentations imaginaires de soi qui le fixent à une identité sociale dont la raison sociale lui est étrangère. Les processus de subjectivation sont exercés par des acteurs qui sont des sujets perméables ou des identités ouvertes prises entre les identités, qui sont autant de sujets qu’on pourrait nommer, avec Balibar, transindividuels. Comment le citoyen prend-il part au procès de subjectivation, où le sujet est pensé dans le registre de l’activité et non plus dans celui exclusif de la passivité, qui est celui des affects passifs – crainte et tristesse – qui sont produits par l’interpellation idéologique de l’individu en sujet (subiectus) ? La possibilité de l’émancipation ou du processus de subjectivation repose sur la puissance d’action qui définit, par essence, le sujet. La notion de représentation de soi change de sens, il ne s’agit plus de la représentation imaginaire de soi du sujet séparé (subjectus), mais plutôt du non représenté.
Il faut entendre dans cette expression ce qui n’est pas représenté dans la citoyenneté actuelle, ce que Deleuze appelle le « peuple manquant ». Il y a une incomplétude essentielle du « peuple » en tant que corps politique. Le peuple n’existe plus ou pas encore, dit Deleuze. Le peuple, c’est ce qui manque 25. Le procès d’universalisation est ce qui fait advenir une figure nouvelle du peuple. Elle passe par le conflit, autrement dit, par la négation de l’exclusion qui porte sur la dignité, la propriété, la sécurité, et généralement tous les droits fondamentaux, les droits de l’homme et du citoyen ou les droits sociaux. Si l’on ne pense pas la subjectivation à partir des sujets qui en sont l’occasion, la définition de la domination, en troisième personne, ne fait guère que participer à une forme de violence symbolique où il est parlé et légiféré pour ceux qui ne peuvent pas parler ou qui vivent le renoncement social et l’adoption ou l’incorporation de la domination.

Le procès de la subjectivation, quand il a lieu, a bien ce caractère précaire de toute formation de sens en devenir. Mais le non représenté, le peuple manquant, est ce qui défait les identités figées, en produisant des sujets politiques ou des devenirs-sujets des citoyens pris entre les identités. Et il n’est guère possible d’évacuer la notion de représentation de soi de la pensée critique ni non plus celle de la constitution des identités à partir d’appartenances, dont on doit souligner qu’elles ne sont jamais seulement subies mais toujours aussi choisies, si l’on pose que le sujet a une puissance d’action, et qu’il est un fragment de la puissance d’agir dans le champ social. Envisager la puissance d’agir non comme ce que possède un sujet autonome, mais comme ce que trouve le sujet dominé au plus fort de la domination, c’est envisager l’agir par confiance et c’est donc faire confiance à la manière dont les sujets construisent et reconstruisent leurs appartenance. Car le non représenté renvoie aussi à la crise de la représentation politique, au sens de la représentation comme mandat, qui fait que certaines catégories de la population ne trouvent personne pour porter publiquement leur parole. Et ce qui dans ce silence se fait entendre ne donne pas grand-chose à espérer, et ce qui est à craindre c’est alors bien plutôt l’intensification des violences sociales et symboliques. Le non représenté, c’est donc, à l’instar de Spivak, ce qui devrait pouvoir nous servir de guide dans l’élaboration de nos instruments intellectuels en philosophie politique, afin d’entendre et de faire entendre le silence des subalternes quand il est mutique.



1. L’actualité des théories de la reconnaissance est en partie liée aux travaux d’Axel Honneth, et en particulier à son ouvrage classique, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2002. Sur le modèle de la reconnaissance en philosophie politique, voir Alain Caillé et Christian Lazzeri, La Reconnaissance aujourd’hui, CNRS-éditions, 2009.

2. Sur la façon dont on peut réinvestir la notion de sujet pour penser le sujet social et la reconnaissance, voir Kim-Sang. Ong-Van-Cung, « Reconnaissance et vulnérabilité. Honneth et Butler », Archives de philosophie, 2010 et « Critique et subjectivation. Foucault et Butler sur le sujet », Actuel Marx, PUF, avril 2011.

3. Judith Butler et Gayatri Spivak, L’État global, Paris, Payot, 2007, p. 57 et sq.

4. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Folio-Essais, 1998 ; citation, p. 118.

5. Voir Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique Éditions, 2010.

6. Philip Pettit, Republicanism. A Theory of freedom and Government, Oxford University Press, 1997 ; Républicanisme. Une Théorie de la liberté et du gouvernement (R), traduction de Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Gallimard, NRF Essais, 2004, citation p. 77 de la traduction.

7. Voir Christian Lazzeri, « Prendre la domination au sérieux : une critique républicaine du libéralisme », Actuel Marx , 2001 ; « Repenser le concept républicain de domination », Diacrítica, Numéro spécial sur le néo-républicanisme, dir. R. Merrill, 2010. J’exprime ma reconnaissance à Christian Lazzeri qui a su éveiller mon attention et mon intérêt pour le concept néo-républicain de liberté comme non-domination et pour toutes les études détaillées qu’il a écrites sur cette question et dont il m’a généreusement fait profiter.

8. Garyatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ? (SP), trad.. J. Vidal, Éditions Amsterdam, 2008 ; le texte original est la version de « Can the Subaltern speak ? », qui se trouve dans Marxism and the Interpretation, (eds) Cary Nelson and Lawrence Grossberg, Berkeley, Harvard University Press, 1988, p. 271-313.

9. Voir « Subaltern Talk : Interview with the Editors (1993-94) » (ST), dans The Spivak Reader, (eds) Donna Landry and Geralf Maclean, Routledge, London, 1996, p. 287-308. « I settle myself on a very specific définition of the subaltern. I was just beginning to read Subaltern Studies then and I was therefore dépendant upon that group’s redoing of Gramsci’s notion of the subaltern. In the essay I made it clear that I was talking about the space as defined by Ranajit Guha, the space that is cut off from the lines of mobility in a colonized country. You have the foreign élite and the indigenous élite. Below that you will have the vectors of upward, downward, sideward, backward mobility. But then there is a space which is for all practical purposes outside thoses lines » (p. 288-289).

10. Voir SP, p. 78 et sq. « Entre le patriarcat et l’impérialisme, la constitution du sujet et la formation de l’objet, la figure de la femme disparaît, non dans un néant virginal, mais dans un violent va-et-vient qui correspond à la figuration déplacée de la “ femme du Tiers-Monde ”, prise entre tradition et modernisation » (p. 98).

11. Voir ST, p. 289 : « We act out of certain kinds of reflexes that come through, by layering something through Learning habits, rather than by merely knowing something. That is the way in which her action was inscribed in her body. And even that incredible effort to speak did not fulfill in a speech act ».

12. I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », dans Éloge de la liberté (1969), Paris, Calmann-Lévy, 1988. On trouve aussi une présentation éclairante dans Alain Renaut, Qu’est-ce qu’un peuple libre, Paris, Grasset, 2005, p. 153-165. Il s’agit pour Alain Renaut de présenter de façon nuancée la préférence de Berlin pour la liberté négative, pour limiter la portée du geste anti-libéral de Pettit. Et plutôt que de voir dans le républicanisme une alternative au libéralisme, A. Renaut veut montrer comment le républicanisme oblige le libéralisme politique à conjurer l’individualisme et l’égoïsme qui pourraient abattre la démocratie libérale. Mais comme on va le voir, tout l’intérêt de la tentative de Pettit est de mettre au cœur de la réflexion sur les institutions la notion de la vulnérabilité à la domination ; seul point où sa perspective sur la domination résolument à la troisième personne peut rejoindre celle de la première personne.

13. Pettit, R, p. 44.

14. R, p. 77.

15R, p. 123 et sq.

16R. p. 99 et sq.

17. R, p. 120.

18R, p. 163.

19R, p. 100.

20R, p. 10.

21. R, p. 12.

22. R, p. 9.

23. Voir Pierre Bourdieu, par exemple, La Domination masculine, Éditions du Seuil, 1992, et en Points-Seuil, 2002, p. 53 et sq.

24. R, p. 165.

25. Gilles Deleuze, Cinéma 2, L’Image-temps, Paris Les Éditions de Minuit, 1985 ; p. 381-282.


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- Auteur : Kim Sang ONG-VAN-CUNG, Université de Poitiers, CERPHI (ENS - LSH) - UMR 5037 – Institut d'Histoire de la Philosophie Classique.
- Titre : Les dominés ont-ils une représentation de soi ?
- Date de publication : 25-01-2011
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=29
- ISSN 2105-2816