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COLLOQUES


SAGESSE DU ROMAN ? L'HÉRITAGE CRITIQUE DE MILAN KUNDERA


Avant-propos : l’héritage critique de Milan Kundera

Philippe Zard


En 1986, Milan Kundera publiait L’Art du roman. Dans l’article magistral qui ouvrait cet essai, « L’héritage décrié de Cervantès », esquissant une généalogie personnelle (en est-il d’autres ?) du roman européen, l’auteur se risquait à définir ce qu’il baptisait la « sagesse du roman », ciselant des aphorismes et des axiomes promis à une belle fortune critique. Les Testaments trahis, Le Rideau, Une rencontre allaient peu à peu compléter le portrait du romancier sinon en théoricien, ce qu’il n’a jamais prétendu être, du moins en penseur-praticien, ou en « praticien théorisant » (Martin Petras). Sous sa plume, le roman devenait le « territoire où le jugement moral est suspendu », « où personne n’est possesseur de la vérité » ; « né non pas de l’esprit théorique mais de l’esprit de l’humour », le roman, « à l’instar de Pénélope, défait pendant la nuit la tapisserie que des théologiens, des philosophes, des savants ont ourdie la veille »… C’est peu dire que nous sommes nombreux à être redevables à Milan Kundera de ces pages lumineuses.

N’était-il pas temps, quelque trente ans après la parution de ces essais dont nous nous sentons à des titres divers les héritiers, de leur rendre l’hommage qui leur est dû, non plus simplement en les citant (voire en les récitant), mais en les discutant ? Ne convenait-il pas d’en mesurer le périmètre de pertinence, d’en restituer l’arrière-plan historique et intellectuel, bref : d’éclairer et d’en mettre à l’épreuve les thèses et hypothèses cardinales ?

C’est ce travail qu’entreprennent les sept études de ce recueil, fruit d’un colloque international organisé en mars 2021 à l’université Paris-Nanterre. Ce colloque avait donc une double ambition : la relecture de l’œuvre critique de Milan Kundera ; la discussion de certaines de ses propositions clés, notamment de sa philosophie des genres, de sa théorie des valeurs ou du postulat de l’exceptionnalité romanesque dans ses diverses formulations (ironie, ambiguïté, impartialité, relativisme, scepticisme...). Cette réflexion collective pouvait choisir de s’appuyer soit sur des exemples tirés de l’œuvre de Kundera lui-même, soit sur certaines œuvres des romanciers qui ne cessent de nourrir sa méditation (Cervantès, Tolstoï, Dostoïevski, Kafka, Musil, etc.).

Le recueil s’ouvre par le regard d’un grand théoricien et historien du roman, Thomas Pavel, sur la situation originale de Kundera dans le modernisme européen : celle d’un romancier qui, au rebours d’un certain élitisme, persiste à faire « le pari de la lisibilité ». L’exploration de la condition humaine dans l’œuvre de Kundera – illustrée dans l’article par une analyse de La Vie est ailleurs – emprunte des voies qui, sans rien céder sur l’imagination, préservent une forme de transitivité, voire de transparence, que certaines œuvres emblématiques de la modernité – sous la contrainte de l’expérimentation formelle, de l’exploration psychologique ou de l’inflation spéculative – tendaient à délaisser, au risque de perdre le lecteur.

Christos Grosdanis adopte quant à lui une démarche plus philologique et généalogique, à la recherche des sources théoriques (notamment celle de L’Esthétique hégélienne) auxquelles puise Kundera pour élaborer sa conception de l’épique, pour penser le conflit entre le lyrisme et la prose, ou encore la part du rire. C’est en montrant le problème humain que sous-tend toute décision poétique que l’œuvre critique de Kundera a pu toucher un public qui excédait de beaucoup le cercle restreint des spécialistes. C’est encore la question de l’héritage et du rapport complexe noué avec la modernité qu’envisage Laurent Padovani lorsqu’il traite des caractères particuliers du « conservatisme » de Kundera, dans un échange permanent entre la construction d’une « idée du roman » (qui détermine l’histoire d’un genre) et une pratique d’écriture singulière : tout en fondant, sur le plan théorique, la légitimité du genre sur un projet de « connaissance » inscrit dans l’histoire de la modernité européenne, Kundera affilie sa propre écriture romanesque à cette histoire en la liant à « la grande bibliothèque de l’Europe », dans un jeu intertextuel toujours mouvant avec un ensemble de références livresques que Laurent Padovani appelle « métabibliothèque ».

Les deux études suivantes explorent la relation de Kundera à deux écrivains majeurs de cette bibliothèque kundérienne. Guiomar Hautcœur s’attaque au dossier Cervantès, dont Kundera a fait (après d’autres) rien de moins que l’inventeur du roman moderne – genre hybride, multidimensionnel, né de la ruine des vérités sacrées et de la dissolution des totalités organiques. De cette lecture de l’œuvre de Cervantès, elle restitue la filiation romantique (Schlegel) et ses relais (Bakhtine, Américo Castro). À partir de lectures contradictoires d’un épisode fameux du roman (l’expulsion des Morisques) par la critique cervantine, Guiomar Hautcœur fait apparaître les enjeux idéologiques de l’interprétation du « relativisme » ou du « scepticisme » du romancier, du fait de l’intrication de l’herméneutique avec l’histoire politique espagnole. C’est en stylisticienne et en traductrice que Michelle Woods éclaire quant à elle le rapport de Kundera à Tolstoï : c’est dans la chair même de la prose de Tolstoï, dans une « conspiration de détails », que s’éprouve le sens de l’aléa existentiel, de la mutabilité psychique, de l’enchaînement « acausal » des actions humaines qui captive Kundera dans sa lecture d’Anna Karénine.

Toute percée décisive dans le champ des idées est parfois menacée, par son succès même, de devenir lieu commun, et ce qui nous a éclairés un jour peut devenir, faute de réexamen, une routine de pensée. Les deux derniers articles engagent une discussion avec la poétique du sens et l’axiologie kundériennes. Partant de la citation – légèrement détournée par Kundera dans son « Discours de Jérusalem » – d’un proverbe yiddish sur le « rire de Dieu », Frédérique Leichter-Flack engage une réflexion éthique sur l’ambivalence du rire dans l’œuvre critique et littéraire de l’auteur de La Plaisanterie. Quelle est la portée politique et morale de « l’humour » chez Kundera ? Ironie métaphysique ou refus opiniâtre des prescriptions morales, défi politique ou flirt scabreux avec la cruauté ? Dans l’article qui clôt ce recueil, Philippe Zard s’arrête à son tour sur cette « suspension du jugement » dont Milan Kundera avait fait la loi du roman – ou des œuvres du moins qui ont mérité ce nom. Ce principe permet-il de rendre compte de la relation complexe et différenciée que les romans entretiennent avec l’idée de vérité, de sens, de valeurs ? Et ne risque-t-il pas d’ériger, paradoxalement, l’incertitude, l’équivoque et le relativisme en nouvelle doxa, sinon en nouveau dogme ? Est-il possible de comprendre autrement le lien entre roman et pluralisme ?

Ce ne sont là que quelques pistes, comme on aime trop souvent à le dire : cette formule est désormais si rituelle qu’elle en est devenue creuse. Le fait est, pourtant, que, malgré des travaux de haute qualité, la réception universitaire de Milan Kundera n’en est encore qu’à ses balbutiements. Elle n’est pas en tout cas à la mesure de l’immensité de l’œuvre. Parmi les raisons multiples de cet écart, il en est une qu’on ne peut écarter : le « pas de deux » permanent de la création et de la critique, l’autorité morale et intellectuelle que Kundera a toujours entendu exercer sur son œuvre – jusque dans l’établissement de sa « Pléiade » – font que sa lecture et son commentaire sont presque inévitablement sous influence. Il n’est pas facile de sortir des sentiers d’interprétation balisés par l’auteur lui-même, des voies déjà tracées par lui : paradoxe d’une œuvre si intensément réflexive, si consciente d’elle-même, qu’elle paraît parfois décourager l’interprétation pour susciter, au mieux, une paraphrase intelligente. C’est ce cercle-là qu’il s’agit de briser ; être irrévérencieux par admiration, être infidèle par respect, telle est peut-être la condition pour donner à l’œuvre littéraire et critique de Milan Kundera toute la place qui lui est due dans l’espace universitaire.

 



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- Auteur : Philippe Zard
- Titre : Avant-propos : l’héritage critique de Milan Kundera
- Date de publication : 25-08-2022
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=295
- ISSN 2105-2816