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COLLOQUES


SAGESSE DU ROMAN ? L'HÉRITAGE CRITIQUE DE MILAN KUNDERA


Continuité ou conservatisme ? Dans la bibliothèque de Milan Kundera

Laurent PADOVANI


Continuité ? Conservatisme ? L’un et l’autre termes conduisent à réfléchir un certain rapport de Milan Kundera et son œuvre à un objet : le roman en tant qu’art, dans sa temporalité. Si la notion de continuité a à voir avec les idées de succession, d’enchaînement voire de direction et de sens, d’éléments d’un ensemble défini de termes, celle de conservatisme y ajoute une sorte d’épaisseur.

La neutralité, ou l’objectivité, de la notion de continuité autorise de l’utiliser sans précautions excessives ; la notion de conservatisme, elle, parce qu’elle a été élaborée en premier lieu dans le domaine de l’histoire des idées politiques, est d’un usage plus délicat quand elle est transposée dans celui de l’histoire de l’art.

Notre proposition sera non pas de suivre la méthode traditionnelle d’une définition préalable de la notion, mais de suivre le chemin indirect d’une réflexion à partir d’une position déterminée, d’un certain objet, en présumant qu’il nous mènera à la fin à proximité de cela même dont nous nous étions écarté initialement. Cet objet est une forme de bibliothèque, que je présenterai et appellerai par la suite métabibliothèque.

Dans une première partie, je tenterai de dégager cette idée du roman propre à Milan Kundera. Ensuite, j’essaierai de mettre en évidence comment les essais explicitent l’inscription de l’œuvre de Milan Kundera dans une histoire personnelle du roman, en se connectant à la métabibliothèque. Puis, au travers de l’étude de deux cas, j’esquisserai une analyse du fonctionnement de cette métabibliothèque connectée dans les romans.

Dans sa leçon inaugurale du Collège de France, William Marx écrit :

Lire, étymologiquement, c’est legere : recueillir, choisir, butiner. Et legere, c’est choisir à l’intérieur d’une bibliothèque. Nous avons tous en nous des bibliothèques inconscientes, des bibliothèques mentales, des bibliothèques invisibles, qui donnent sens à chaque texte littéraire et clôturent également sa signification. (W. Marx, Vivre dans la bibliothèque du monde, p. 50-51).

Lire l’œuvre de Kundera, c’est comme entrer dans une bibliothèque. Dans les essais, mais aussi une bonne part de ses romans, on rencontre un grand nombre de références à des auteurs et des œuvres, de citations, de commentaires et d’interprétations. Et c’est ce vaste ensemble référentiel que je considérerai comme une bibliothèque d’un type particulier, la métabibliothèque.

Considérons la bibliothèque comme un ensemble ordonné de livres choisis. Une bibliothèque est donc plus qu’une simple accumulation d’objets, elle est le résultat d’une collection. Notre première hypothèse est que Milan Kundera construit sa collection à partir d’une certaine idée du roman.

L’idée du roman selon Milan Kundera

En exergue à L’Art du roman, il écrit : « L’œuvre de chaque romancier contient une vision implicite de l’histoire du roman, une idée de ce qu’est le roman. C’est cette idée du roman, inhérente à mes romans, que j’ai fait parler » (Kundera, L’Art du roman, p. 701). L’entreprise de Milan Kundera, qu’il poursuivra avec la publication de trois autres essais (Les Testaments trahis en 1993, Le Rideau en 2005, Une Rencontre en 2009) vise un objet : l’idée du roman. Dire ici que l’objet se tient dans l’œuvre romanesque, c’est non seulement indiquer la présence de cet objet qu’on pourrait extraire pour en discuter, mais aussi affirmer qu’il détermine par son existence la forme de ce qui le contient. Dans notre raisonnement, il convient en premier lieu de dégager cette idée du roman, que Kundera n’a pas cessé d’expliciter, de répéter et de préciser dans ses quatre essais. Au risque de s’engager dans un raisonnement circulaire, il nous semble que c’est depuis cette position que le reste s’organise : « la vision de l’histoire du roman », bien sûr, mais aussi la situation de Kundera qu’on tente ici d’apprécier en termes de continuité et conservatisme.

Dans la liste des « soixante-neuf mots » de L’Art du roman, Kundera propose sa définition : « Le roman : grande forme de la prose où l’auteur, à travers des ego expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques thèmes de l’existence » (idem, p. 798). La concision de la proposition dans son apparente simplicité recouvre des implications importantes. Tout d’abord, la définition affirme l’existence d’une instance : l’auteur. Le roman serait précisément le résultat d’une certaine activité littéraire de cet individu. « Depuis Cervantès, voilà la marque première et fondamentale d’un roman : c’est une création unique et inimitable, inséparable de l’imagination d’un seul auteur » (Kundera, « Qu’est-ce qu’un romancier ? », dans Le Rideau, p. 1077). Dans sa conception du roman, l’auteur, dont les fonctions et l’existence même ont été discutées et débattues dans le champ des études littéraires pendant quelques décennies au siècle dernier, occupe la place principale. Non seulement il crée le roman, mais aussi il en est le maître et possesseur. En d’autres termes, on pourrait dire que l’auteur en est à la fois le producteur et le propriétaire. Dans le cas de l’œuvre de Kundera, la relation auteur-roman peut être décomposée en trois ordres de relation.

Le premier d’entre eux, qu’on pourrait appeler médian, est celui de la relation du créateur à sa créature en tant qu’objet unique et complet. Avant que d’être instancié, l’auteur est une personne, un individu, qui fait matière de son imagination pour écrire. La singularité de l’auteur en tant qu’individu, la matière de ce qui est mis à l’œuvre par lui, garantissent en conséquence l’unicité du roman. En tant qu’objet achevé par l’auteur, le roman trouve dans ce geste la garantie de sa complétude.

Le deuxième ordre, qu’on pourrait appeler intérieur, est celui où l’auteur est comme hypostasié en figures ou voix qui se manifestent à l’intérieur du texte lui-même. Ce à quoi je fais référence ici, ce sont les endroits, nombreux et assez caractéristiques dans les romans de Kundera, de distanciation, les « digressions », cette façon d’« abandonner pour un moment l’histoire romanesque » (idem, p. 758), qui prennent la forme de méditations, d’interrogations ou bien de parties essayistiques. Ce peut-être aussi des références autobiographiques, jusqu’à des cas de métalepse avec l’introduction de Kundera lui-même en personnage de son roman. Comme il le dit à Philip Roth, à l’occasion d’une discussion à propos de sa conception du travail de romancier, « la forme romanesque autorise une énorme liberté » (Philip Roth, « Parlons travail », dans Pourquoi écrire ?, p. 361-362).

Le dernier ordre, qu’on appellerait supérieur, est celui qui prolonge et radicalise la relation du premier ordre. L’achèvement du texte puis sa publication ne signifient pas la disparition de l’auteur. La garantie, qu’il engage dès le début de son geste auctorial, recouvre l’œuvre même après sa publication. Être auteur ce n’est pas seulement donner naissance à un texte, c’est d’une part avoir autorité sur lui dans toutes les formes qu’il prendra - et nous savons quelle attention Kundera accorde aux traductions de ses œuvres : désormais, les traductions françaises des ouvrages qui avaient été écrits en tchèque ont été révisées par lui entre 1985 et 1987 et « ont la même valeur d’authenticité » que les textes originaux – mais d’autre part, être auteur c’est avoir droit de mort sur ses œuvres, c’est pouvoir renier, annuler, ce qui procède de soi. L’œuvre d’un auteur, ça n’est pas seulement chaque ouvrage, c’est aussi la somme de ses ouvrages, c’est la totalité qu’il a en vue et qui, finalement, doit faire unité. Ajoutons encore que, si les essais de Kundera sont une contribution inestimable à la réflexion sur la littérature et le roman, s’ils sont devenus une pièce indispensable dans son grand œuvre, ils participent aussi d’un considérable désir de contrôle de son œuvre jusqu’à sa réception. Comme si, en explicitant, il donnait implicitement et en même temps le cadre et les règles du jeu de lecture.

Enfin, l’omniprésence de l’auteur Kundera, si elle est omnipotence, n’est pas surprésence. L’auteur est omniprésent dans le contact immédiat à son œuvre, dans son œuvre même, dans le retrait dans sa toute-puissance et dans la volonté de définir la modalité d’actualisation du texte par la lecture, mais Kundera, reprenant la position de Marcel Proust contre Sainte-Beuve, prévient la menace de la « fureur biographique ». Personnellement, il se tient en retrait médiatique : sa biographie, il l’a réduite à quelques lignes ; il s’est effacé derrière son œuvre au point d’affirmer que l’auteur « est son œuvre ». Pour conclure, citons ce passage :

Bien sûr, tout romancier puise bon gré malgré dans sa vie ; il y a des personnages entièrement inventés, nés de sa pure rêverie, il y en a qui sont inspirés par un modèle, quelquefois directement, plus souvent indirectement, il y en a qui sont nés d’un seul détail observé sur quelqu’un, et tous doivent beaucoup à l’introspection de l’auteur, à sa connaissance de lui-même. Le travail de l’imagination transforme ces inspirations et observations à un point tel que le romancier les oublie. Pourtant, avant d’éditer son livre, il devrait penser à rendre introuvables les clés qui pourraient les faire déceler ; d’abord à cause du minimum d’égards dû aux personnes qui, à leur surprise, trouveront des fragments de leur vie dans un roman, puis, parce que les clés (vraies ou fausses) qu’on met dans les mains du lecteur ne peuvent que le fourvoyer ; au lieu des aspects inconnus de l’existence, il cherchera dans un roman des aspects inconnus de l’existence de l’auteur ; tout le sens de l’art du roman sera ainsi anéanti comme l’anéantit, par exemple ce professeur américain […] qui, armé d’un immense trousseau de passe-partout, a écrit la grande biographie d’Hemingway… (Kundera, Les Testaments trahis, p. 994).

Ainsi, ce qui caractériserait le roman n’est pas tant le format, autrement dit son système général de règles structurelles et esthétiques, qu’un certain fonctionnement du sujet (le thème existentiel) au moyen d’opérateurs (les personnages). C’est là que se trouverait le point crucial : le sujet du roman, quel qu’il soit, doit toujours avoir en vue un aspect de la condition humaine, explorer « ce qu’est la vie humaine », révéler « des possibilités jusqu’alors occultées de l’existence en tant que telle ; autrement dit, découvrir ce qui est caché en chacun de nous »… A bien des endroits de son œuvre, jusque dans son roman le plus célèbre, Kundera martèle l’impératif dont il charge le roman. Voilà sa mission, voilà sa morale, pour reprendre l’expression de Broch : « la connaissance par le roman ». Et peu importe que le sujet soit ou non une intrigue ; ce qui importe, au fond, c’est la situation existentielle qui est mise en jeu par le texte. La « mise en jeu » est mise en fonction d’un aspect de l’être-dans-le-monde, elle n’a de sens que pour des individus, des êtres humains. Si nous accordons de la valeur à la métaphore de la « mathématique existentielle » dont il se sert quelquefois, on peut concevoir la relation des personnages au sujet du roman comme une fonction au sens mathématique. Les personnages seraient les termes ou les variables de la fonction, ce sont eux qui feraient fonctionner l’expression élaborée par le romancier d’une certaine situation existentielle. La situation problématisée existant pour des individus, les personnages en tant que valeurs la mettraient à l’épreuve, c’est-à-dire l’expérimenteraient afin de pouvoir en dégager des conséquences. À Christian Salmon, Kundera répond : « Le personnage n’est pas une simulation d’un être vivant. C’est un être imaginaire. Un ego expérimental » (Kundera, « Entretien sur l’art du roman » dans L’Art du roman, p. 726). Le personnage est le foyer de l’invention, de l’imagination de l’auteur. Et en même temps qu’il est une abstraction, il est une cristallisation de la part d’indétermination, d’incertitude et de liberté propre à l’individu, l’ego qui pense. Dans cette conception du roman, l’existence du personnage est une nécessité. Il est en même temps ce pour quoi et ce par quoi le roman fonctionne. Et toute distance à lui opérée dans le texte, les passages méditatifs ou interrogatifs, de forme essayistique, n’ont de valeur qu’en fonction de lui : « Surtout, [la réflexion romanesque] ne quitte jamais le cercle magique de la vie des personnages ; c’est la vie des personnages qui la nourrit et la justifie » (Kundera, Le Rideau, p. 1057). Si le roman pense, s’il y a une « pensée du roman », alors elle n’existe et n’a de valeur que sous la condition de l’existence des personnages, dans le fonctionnement de la totalité du texte. Et, dans le prolongement de la métaphore mathématique, le texte romanesque est comme une structure de la logique mathématique.

Une conscience historique du roman

L’idée du roman qu’exprime Kundera dans sa grande concision et son apparente simplicité est contraignante et la question, alors, est d’évaluer son champ de validité. Ce ne sera pas ici une évaluation par comparaison à d’autres définitions ou conceptions, de praticiens ou de théoriciens, le but n’est pas de proposer la juste définition de ce qu’est le roman, mais bien plutôt de trouver dans l’expression de Kundera elle-même les termes de sa pondération, de la comprendre dans la relation qu’il entretient avec une « histoire du roman ». Son idée subjective du roman, qu’il assume, est la position à partir de laquelle s’ouvre sa vision d’une histoire du roman. Et en historicisant son objet, il délimite la portée de sa définition.

Si le basculement de l’Europe du Moyen âge dans les Temps modernes est bien une révolution des cadres de pensées, un changement de paradigme, alors il ouvre à la transformation du rapport de l’être humain au monde. L’idée du Dieu chrétien constituait le centre organique des sociétés européennes au Moyen âge, sa valeur absolue. Quand cette valeur centrale et unificatrice a commencé de s’éloigner et s’effacer progressivement, elle a cédé sa place à l’être humain. L’individualisme a pris alors son essor et l’être humain est devenu la mesure de toute chose. Il y eut des romans avant les Temps modernes, il y a des romans ailleurs qu’en Europe. Cependant, il y eut ici et alors une mutation du roman. Et son émergence est consubstantielle à l’avènement d’une nouvelle époque de l’histoire européenne. Comprendre donc l’existence du roman en tant qu’art reconduit à la situation historique d’un espace culturel, d’une civilisation déterminée.

Les Temps modernes ont fait de l’homme, de l’individu, d’un ego pensant, le fondement de tout. De cette nouvelle conception du monde résulte aussi la nouvelle conception de l’œuvre d’art. Elle devient l’expression originale d’un individu unique. C’est dans l’art que l’individualisme des Temps modernes se réalisait, se confirmait, trouvait son expression, sa consécration, sa gloire, son monument. (Kundera, Les Testaments trahis, p. 998)

C’est dans ce contexte général que Kundera situe les conditions de possibilité d’existence du roman en tant qu’art. L’ego imaginaire, la situation existentielle, l’auteur, la « passion de connaître » (Kundera, L’Art du roman, p. 707) : les termes par lesquels il élabore son idée du roman sont directement liés à cette nouvelle époque de l’histoire de l’Europe. La sécularisation du monde ne signifie pas l’effacement de tout idéalisme mais la mise sous tension de ce pôle avec un autre pôle, terrestre et proprement humain. Ainsi, dans Le Rideau (p. 1015), Kundera définit-il un terme occulté dans la définition du roman citée précédemment : « La prose :  ce mot ne signifie pas seulement un langage non versifié ; il signifie aussi le caractère concret, quotidien, corporel de la vie ». En somme, le champ de validité de sa définition générale du roman est limité doublement, par l’espace culturel concerné et par sa temporalité :

Le roman que j’appelle européen se forme au midi de l’Europe à l’aube des Temps modernes et représente une entité historique en soi qui, plus tard, élargira son espace au-delà de l’Europe géographique (dans les Amériques, notamment). Par la richesse de ses formes, par l’intensité vertigineusement concentrée de son évolution, par son rôle social, le roman européen (de même que la musique européenne) n’a son pareil dans aucune autre civilisation. (Kundera, « Soixante-neuf mots », dans L’Art du roman, p. 798-799).

La définition initiale du roman n’est donc pas absolue. Et ce à quoi il parvient, en opérant par extraction depuis son œuvre, c’est à une double affirmation d’identité :

- Les romans qu’il écrit sont des romans européens.

- Le romancier qu’il est est européen.

C’est dans ce cadre qu’il s’inscrit avec son œuvre. C’est dans ce cadre qu’il appelle à être lu et évalué. Car en corrélant l’explicitation de son idée du roman au dévoilement de sa bibliothèque intérieure, Milan Kundera effectue une opération plus complexe : il connecte son œuvre romanesque à la grande bibliothèque de l’Europe, à « l’histoire du roman » européen. Les connexions sont trop nombreuses pour en faire le recensement. Je me bornerai à en relever quelques-unes.

Puisque le roman a une histoire, en premier lieu, il y a les fondateurs de cet art nouveau apparu avec les Temps modernes : Cervantès et Rabelais. C’est le geste qu’ils ont lancé qui doit être poursuivi, c’est l’histoire de l’art qu’ils ont fondé qui doit être continuée. Découvrir des aspects de la condition humaine dans un monde duquel Dieu est éloigné, non pas par des traités philosophiques ou scientifiques, mais au moyen de l’imagination. Non pas réfléchir cette condition dans un rapport unique aux idées et aux idéaux, mais dans la concrétude de l’existence humaine, dans le monde de la prose, à hauteur d’homme, celle des personnages.

L’art du roman naît-il dans un éclat de rire, « comme l’écho du rire de Dieu » (idem, p. 806) ? L’art du roman est la demeure du non-sérieux, de l’humour, de l’ironie, de l’incertitude, de la complexité, c’est là que réside sa sagesse. Ce sont les romans de Rabelais et Cervantès, de Sterne et Flaubert, de Kafka aussi, qu’il adresse au lecteur.

Le roman est un art de la narration, on y raconte des histoires, celles de personnages : Alonso Quijada, Anna Karénine, Joseph K., Esch,… Il est aussi son interruption, sa digression, la distance à soi à l’intérieur de lui-même. Le roman réfléchit, il pense : c’est en direction de Tom Jones et Tristram Shandy, L’Homme sans qualités et Les Somnambules qu’il oriente le lecteur.

Le roman est l’art de la « grande forme de la prose » et en même temps de la liberté quasi illimitée de la forme. Qu’est-ce dire, si ce n’est que la forme du roman est plus qu’un ensemble normé de techniques. D’une part, sa grande liberté coïncide avec sa faculté d’intégration d’autres formes littéraires telles que la philosophie, la poésie, l’essai, le journalisme, des propositions scientifiques. Cette faculté d’intégration implique le travail de composition, qui est « un des signes génétiques de l’art du roman ». D’autre part, la forme est un moyen de répondre à une problématique choisie à laquelle est confronté le roman. Aux fondateurs, aux grands anciens déjà cités, ajoutons Richardson, Choderlos de Laclos, Diderot, Balzac, Dostoïevski, Tolstoï, Proust, Joyce, Broch…

Les entrées dans la métabibliothèque sont multiples, les combinaisons de connexions innombrables, leurs longueurs extensibles infiniment. En tant que bibliothèque, il convient d’en apprécier quelques caractéristiques. La première d’entre elles est qu’elle accueille des œuvres dont les textes originaux sont écrits dans différentes langues européennes : l’espagnol, le français, l’anglais, l’allemand, le russe... Je mentionne sans m’y attarder l’avis de Kundera à propos de la réception des œuvres dans leur traduction et, en quelque sorte, l’éloge qu’il fait de lumineuses lectures à partir de traductions (par exemple, la lecture de Dostoïevski par Gide). Ce qui conduit au deuxième point : la perspective de Kundera est celle de tout un espace culturel. C’est l’Europe comme civilisation qui est la matrice des œuvres. Encore faut-il rappeler la précision de Kundera : l’espace culturel déborde la stricte géographie du continent européen, il recouvre ses extensions qui sont, pour le dire simplement, les territoires de son expansion coloniale, raison pour laquelle, dans sa métabibliothèque, on trouve Aimé Césaire et Patrick Chamoiseau, Carlos Fuentes et Gabriel Garcia Márquez, Ernest Hemingway, William Faulkner et Salman Rushdie… C’est l’histoire multiséculaire et connectée de ses parties qui rendent possible la connexion des œuvres entre elles. Le point suivant est la conséquence de la position ou perspective historiciste de Milan Kundera. En historicisant son objet, il introduit un sens de circulation dans les chaînes de connexions. La conscience historique génère le principe de continuité des œuvres. Si l’on reprend l’image de la bibliothèque, chaque rayon est ordonné dans un sens chronologique, quelle que soit son entrée.

La métabibliothèque en fonction. Deux études de cas

Si la métabibliothèque arrime l’œuvre de Kundera à l’histoire du roman, en la connectant à d’autres œuvres d’autres romanciers, elle est aussi un élément de son œuvre romanesque. Ce que nous tenterons de montrer, c’est que la métabibliothèque n’est pas qu’un objet de conservation et d’exposition, mais qu’elle est aussi un système dynamique intégré dans des dispositifs romanesques, qu’elle y fonctionne en s’actualisant. Pour cela, j’ai choisi deux romans, le plus célèbre : L’Insoutenable légèreté de l’être, et le dernier d’entre eux, que certains considèrent comme la « somme de toute l’œuvre » (François Ricard, « L’Ignorance », dans Biographie de l’œuvre, p. 1284) : L’Ignorance.

L’ouverture de L’Insoutenable légèreté de l’être est remarquable : deux chapitres brefs, une réflexion à partir d’une idée (le mythe de l’éternel retour de l’identique), une question sur les valeurs, la convocation d’images et de moments de l’Histoire (la Révolution française, la Terreur et Robespierre ; la Seconde Guerre mondiale, Hitler, l’extermination de masse), Jésus-Christ et sa crucifixion, deux philosophes (Nietzsche et Parménide). Le premier personnage fictionnel n’est introduit qu’au troisième chapitre : « Il y a bien des années que je pense à Tomas. Mais c’est à la lumière de ces réflexions que je l’ai vu pour la première fois » (Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, p. 1143). Le personnage naît de réflexions, le roman d’une question existentielle. Comment résumer un tel roman ? Au moyen de quatre personnages qui forment deux couples – Tomas et Tereza, Sabina et Franz, reliés entre eux par la relation érotique entre Tomas et Sabina –, le roman réfléchit des catégories existentielles : la légèreté et la pesanteur, l’âme et le corps, le kitsch, la compréhension et l’ignorance dans le langage, l’érotisme et la fidélité dans la relation amoureuse, tout cela dans l’indétermination fondamentale de toute existence humaine, l’impossibilité de savoir ce qu’il convient de choisir : « Je l’ai vu, debout à une fenêtre de son appartement, les yeux fixés de l’autre côté de la cour sur le mur de l’immeuble d’en face, et il ne savait pas ce qu’il devait faire » (ibidem). L’indécision de Tomas fait signe d’un geste léger en direction de celle de Panurge « qui ne sait pas s’il doit ou non se marier », comme Kundera le rappelle dans son « Discours de Jérusalem : le roman et l’Europe » (Kundera, L’Art du roman, p. 807). Ce que je souhaite examiner ici, c’est la présence de la métabibliothèque dans les occurrences de ces éléments.

Le premier point qui nous semble important tient à la qualité des différentes références dans L’Insoutenable légèreté de l’être. La métabibliothèque est plus vaste qu’un corpus d’œuvres et de références romanesques. Certes, les références à des œuvres romanesques sont là et elles ont leur importance. D’abord, la référence à Anna Karénine de Tolstoï apparaît sous la forme simple du livre que Tereza tenait à la main (p. 1146). Plus loin (p. 1180), Anna Karénine est abordé en tant que texte, en tant que roman qui porte une réflexion existentielle (le hasard et l’enchaînement causal des actes) mais aussi une question propre à l’art du roman : quelle forme, quelle composition, convient pour saisir une situation existentielle ? La première occurrence de la référence est introduite comme un détail, un motif sans importance apparente, la dernière renvoie à la première : « Tereza se disait que leur rencontre reposait depuis le début sur une erreur. Anna Karénine, qu’elle serrait sous le bras ce jour-là, était la fausse carte d’identité dont elle s’était servie pour tromper Tomas » (p. 1200). Entre les deux occurrences, les couples fictionnels kunderiens font fonctionner la situation existentielle du roman comme connectés aux couples fictionnels tolstoïens.

Bien que non nommé, Broch est une autre référence proprement romanesque. La sixième partie « La grande marche » est entièrement consacrée à une réflexion sur le thème du kitsch, que le romancier autrichien avait abordé dans une conférence traduite en français dans « Quelques remarques à propos de l’art tape-à-l’œil » (Broch, Création littéraire et Connaissance). Cette seule partie pourrait être connectée à 1918 : Huguenau ou le réalisme, le troisième volet des Somnambules. Dans des proportions toutes différentes, elle est une autre proposition formelle et esthétique pour répondre à une critique exprimée par Kundera à propos de la composition de Broch (Kundera, « Notes inspirées par ‘‘Les Somnambules’’ », dans L’Art du roman, p. 746-747). Il travaille le thème en intégrant les propositions réflexives dans la trame fictionnelle, en tissant l’une et l’autre de sorte que la réflexion thématique et les lignes fictionnelles progressent harmonieusement en se nourrissant l’une l’autre. De sorte qu’il serait trop délicat d’extraire les propositions réflexives de leur tissu pour les rassembler en un objet indépendant ; que ce serait dénaturer et affaiblir la réflexion sur le kitsch. Celle-ci n’existe qu’en fonctionnant dans le texte, elle tire sa consistance et sa force de persuasion de sa connexion aux personnages.

Nous avons relevé que c’est une référence à Nietzsche, suivie d’une autre à Parménide, qui ouvrait le roman : deux philosophes donc. Plus loin, on rencontre la citation d’une sentence d’Héraclite : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve » et l’image du « fleuve sémantique » (p. 1209) ; et aussi Platon et le mythe des humains hermaphrodites du Banquet (p. 1334). À ces références à la philosophie occidentale on peut ajouter celle à l’Ancien Testament, avec l’image de l’enfant Moïse abandonné dans son panier (p. 1144), à des théologiens chrétiens (Valentin, saint Jérôme, Scot Érigène) (p. 1338 ; p. 1339). Je m’attarderai sur la référence à l’Œdipe-roi de Sophocle (p. 1147 ; p. 1262 ; p. 1273). Sa première occurrence au chapitre 4 de la première partie apparaît d’abord comme un détail, une simple image mobilisée pour illustrer la représentation intérieure de Tomas quand il pense à Tereza. Le mythe n’est qu’un cliché : un enfant abandonné, sauvé quand il est perdu, perdu parce qu’il est sauvé. L’image indique le tragique de l’existence d’Œdipe par la réduction à une intrigue, à une action aporétique. Cependant, elle est convoquée à plusieurs autres endroits du texte. À la fin de la quatrième partie, comme Anna Karénine, elle réapparaît en livre, « une traduction de l’Œdipe de Sophocle », dans la bibliothèque d’un appartement dans lequel Tereza rejoint son mystérieux amant. Mais c’est la cinquième partie : « La légèreté et la pesanteur » qui dévoile la fonction de la référence. En la lisant, le lecteur comprend qu’elle était chargée dès le début d’une valeur sémantique qu’il aura pu ignorer. Le motif était caché dans son apparence de détail. Dès le début, il était connecté à l’idée nietzschéenne de l’éternel retour, pour alimenter la réflexion sur une condition de l’existence humaine : l’ignorance fondamentale de l’être humain. Que faut-il faire ? Que faut-il vouloir ? Quelle est la valeur d’une action quand celui qui l’engage est ignorant ? Œdipe, le vainqueur des énigmes est la figure tragique de l’ignorance.

Pour reprendre l’expression de Kvetoslav Chvatik, les références extraromanesques expriment « l’arrière-plan intellectuel du roman, sur lequel [Kundera] développe l’histoire des deux couples marquants… » (Le Monde romanesque de Milan Kundera, p. 153). Allons plus loin : toutes les références sont plus qu’un arrière-plan intellectuel et culturel, elles sont un réseau de connexions mobilisées pour alimenter la réflexion engagée par le roman. C’est dans la continuité des gestes de Rabelais et de Broch, qui ont mobilisé tout ce qui était nécessaire pour mettre à l’œuvre leur projet qu’il convient de lire le geste de Milan Kundera. C’est aussi dire et rappeler que le roman en tant qu’œuvre de l’esprit appartient toujours à un esprit plus vaste, à une matrice. Qu’une histoire préexiste à toute histoire du roman. Ou pour le dire autrement, qu’il fonctionne dans un réseau de connexions à une hyper-bibliothèque qui contiendrait toutes les références possibles à toutes les catégories des créations de l’esprit.

En proposant une rapide lecture de L’Ignorance, je souhaiterais mettre en évidence un autre aspect du fonctionnement de la métabibliothèque.

En peu de mots, disons que L’Ignorance est une méditation sur la nostalgie, l’identité et le sentiment d’appartenance à quelque chose, un pays, une famille, une langue, au moyen de deux personnages, Josef et Irena, exilés tchèques dont le roman raconte le moment de leur retour au pays natal après des années d’éloignement, quand le rideau de fer disparaît.

Contrairement à L’Insoutenable légèreté de l’être, le premier chapitre, très bref, introduit immédiatement un des personnages : Irena, et la situation existentielle : le retour d’exil. Dans la discussion entre Irena et Sylvie, son amie française, l’idée de retour apparaît en premier lieu sous une forme indirecte et non encore dite pour désigner une anomalie (l’inaction, l’immobilité d’Irena quand la voie du retour au pays natal est rouverte). Ensuite, elle est dite par le verbe « rentrer », d’abord par Sylvie, puis par Irena. Enfin, la chose est dite par le nom « retour », seul (2 fois), dans l’expression « grand retour » (3 fois) ou celle de « grande magie du retour », mot qui, répété, martelé, prend de l’ampleur et de la consistance pour s’imposer à l’esprit d’Irena comme à celle du lecteur. Kundera convoque alors une série d’« images » – on dirait des clichés – qu’il associe à l’idée de « retour », la dernière d’entre elles étant celle d’Ulysse. Du point de vue du personnage « Irena », ça n’est que cela : une représentation mentale, une association à une image, un cliché, une illustration de la situation. Mais, du point de vue du lecteur, l’association n’est-elle pas d’abord autre chose ? En se déportant et en laissant de côté Irena, dès le chapitre suivant, après une digression étymologique pour appréhender le mot « nostalgie », le texte revient à Ulysse. Contrairement au cas du roman précédent, le motif n’est pas caché sous l’apparence d’un détail. Irena n’est pas simplement associée à Ulysse, elle lui est connectée. Et avec elle, c’est le roman, qui commence d’être lu, qui est connecté à l’Odyssée d’Homère. La situation existentielle que va examiner le roman est nommée « nostalgie ». Elle est la coordonnée où la connexion des œuvres est opérée et ce sont les personnages qui la feront fonctionner pour l’expérimenter. Milan Kundera donne une raison fondamentale pour justifier la connexion : « C’est à l’aube de l’antique culture grecque qu’est née l’Odyssée, l’épopée fondatrice de la nostalgie. Soulignons-le : Ulysse, le plus grand aventurier de tous les temps, est aussi le plus grand nostalgique » (Kundera, L’Ignorance, p. 463). L’Odyssée a fondé une catégorie existentielle. La nostalgie, c’est la souffrance de ce qui, à soi, se tient au-delà de soi, au-delà de notre portée, nous laissant dans l’ignorance ; c’est « la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner » (idem, p. 462). Ulysse est l’étalon auquel est mesuré quiconque est confronté à la situation de l’exil et son rapport désirant à la terre natale. Une œuvre d’art, un poème ici, est donc le paradigme d’une situation existentielle : il la configure et en donne les valeurs : « Homère glorifia la nostalgie par une couronne de laurier et stipula ainsi une hiérarchie morale des sentiments. Pénélope en occupe le sommet, très haut au-dessus de Calypso » (idem, p. 464).

L’Odyssée n’est pas n’importe quelle œuvre. Elle se tient au fondement culturel de la civilisation occidentale et rayonne sur son histoire depuis plus de deux millénaires. Connectée au roman, intégrée dans le roman par la connexion, l’épopée d’Homère rayonne elle aussi dans le roman. Cependant, sa lumière est insuffisante pour éclairer à elle seule la situation existentielle dans la nouvelle configuration historique de l’Europe. La connexion à Ulysse des personnages kundériens, Irena et Josef, n’est pas identification. Pour Ulysse, le retour au pays natal est un impératif intérieur, un désir qui procède de son moi ignoré. Pour Irena et Josef, l’ordre du retour, même s’il est approprié, est reçu de l’extérieur, d’une amie, d’une épouse défunte. Les conditions initiales, inhérentes aux egos imaginaires, sont donc différentes ; les expériences livrent d’autres résultats.

Au chapitre 14, le narrateur se demande :

L’Odyssée, aujourd’hui, serait-elle concevable ? L’épopée du retour appartient-elle encore à notre époque ? Le matin, quand il se réveilla sur la rive d’Ithaque, Ulysse aurait-il pu entendre en extase la musique du Grand Retour si le vieil olivier avait été abattu et s’il n’avait rien pu reconnaître autour de lui ? (ibid., p. 487).

Bien sûr, ces questions sont enchaînées aux récits du retour dans leur pays natal des deux protagonistes du roman, confrontés qu’ils sont à la transformation, la dégradation, la disparition de fragments du monde. Récits du retour, réflexions sur ce que « retourner à » signifie. Le retour est une notion spatiale, un déplacement depuis une position jusqu’à cette même position. Nous disons « position » mais position ne signifie pas nécessairement lieu, bien que ce soit l’application la plus courante de la relation, car « position » peut aussi être une configuration de gestes, une méthode, un individu, une langue, un objet en soi qui n’est pas une coordonnée de l’espace. En tant que relation, « retourner à » implique une fonction d’identité, l’identité de « ce à quoi on fait retour », l’identité de la position. Quand il retrouve sa position, Josef ne reconnaît pas l’objet à quoi il est revenu : « Pendant son absence, un balai invisible était passé sur le paysage de sa jeunesse, effaçant tout ce qui lui était familier ; le face-à-face auquel il s’était attendu n’avait pas eu lieu » (ibid., p. 486). La relation « retourner à », comprise en termes d’objet et de sujet, implique ainsi une autre fonction, celle de « reconnaissance ». Mais, alors, dans quelle mesure le retour existe-t-il quand le sujet ne reconnaît pas la position initiale ? Est-ce encore un retour quand soit l’identité de l’objet est annulée parce qu’un « grand balai invisible » a tout effacé (nommons ça la « reconnaissance de l’impossibilité du retour »), soit le sujet n’a pas la conscience ou de lui-même (la « perte de l’identité du sujet ») ou d’être-là, en position (la « reconnaissance impossible du retour ») ?

Au chapitre 9, Kundera relevait la situation ambiguë et asymétrique de l’exilé qui retrouve ses compatriotes : Ulysse et les Ithaquiens, Irena et ses anciennes camarades, Josef et son frère. Qui est nostalgique ? Quel est le rapport de proportions entre la mémoire, l’oubli et la nostalgie ? Qui veut savoir qui est l’autre ? Qui veut connaître ce que l’autre est devenu ? Revenir serait-ce aussi s’amputer, taire une partie de soi, annuler une portion de son existence pour satisfaire au désir des autres ? ou plutôt au non-désir de savoir des autres ?

La dernière occurrence de la référence se trouve au chapitre 47. Les deux exilés, futurs amants, se retrouvent dans une chambre d’hôtel. Un exemplaire de l’Odyssée, traduit en danois, est posé sur une table de nuit. Un bref échange commence entre Irena et Josef à propos de la scène des retrouvailles d’Ulysse et Pénélope. Quel sens donner à la reconnaissance des corps différée par Pénélope ? Pourquoi lui fait-elle « subir de nouvelles épreuves pour être sûre que c’est vraiment lui » (ibid., p. 549) ? En avançant une hypothèse « éroticobscène », Kundera agit en romancier, il conduit le roman dans les zones desquelles se tient en retrait le poème, dans le monde prosaïque et concret des êtres humains, dans un éclat de rire.

Dans le cas que je viens d’aborder, la connexion du roman à une œuvre qui lui est antérieure a une double fonction. D’une part, l’intégration de l’Odyssée alimente la réflexion du roman, mais d’autre part, et en même temps, le roman ouvre de nouvelles perspectives de lecture du poème homérique en occupant de nouvelles positions autour du thème existentiel. Il déchire le rideau poétique pour entrevoir d’autres possibilités, d’autres valeurs ; il regarde et lit autrement le déjà-écrit, il regarde et écrit le non-écrit, le non-pensé du poème.

Ce que nous nous proposions de penser, c’était la situation de Milan Kundera par rapport à l’histoire du roman. Doit-on parler à ce sujet de continuité ? de conservatisme ? En esquissant l’idée d’un objet tel que la métabibliothèque, nous avons fait le pari de pouvoir dégager des éléments pour élaborer une réponse.

Nous sommes parti de cette évidence : l’usage fréquent et important, d’un ensemble référentiel massif dans l’ensemble de son œuvre, que l’on peut qualifier de bibliothèque ». En tant que telle, elle est un certain dispositif conservatoire d’objets sélectionnés. Sa virtualité, son immatérialité, et son fonctionnement dynamique, reposant sur des opérations de connexions m’ont conduit à la désigner comme métabibliothèque.

Dans ses essais, Kundera s’est donné pour but d’expliciter l’idée du roman inhérente à ses romans. Son appréhension historique de l’objet et sa conscience historique le conduisent à expliciter aussi une vision de l’histoire du roman. Dire que le roman en tant qu’art a une histoire implique qu’il a une naissance et qu’il est sujet aux changements, qu’il évolue et se modifie. C’est à partir de son idée du roman en tant qu’art, d’une définition et de propriétés caractéristiques, et en fonction de sa vision de l’histoire qu’il opère des connexions avec d’autres œuvres, d’autres auteurs. En se connectant à la métabibliothèque, il s’inscrit dans l’histoire du roman. Écrire des romans, c’est donc continuer le geste inaugural, celui des fondateurs.

Parce que le roman est un art, sa forme est davantage qu’un ensemble de règles et de techniques qu’il suffirait de reproduire. Elle est en soi une recherche, un moyen, une partie de la solution pour satisfaire à la mission que Kundera, lecteur de Broch, assigne au roman : découvrir des aspects de l’existence qu’il est le seul à même de découvrir. L’histoire du roman est donc aussi une histoire de sa forme.

Dans ses romans, la connexion à la métabibliothèque active l’idée de continuité. Les connexions sont des mobilisations d’images, de concepts et de formes, mais en vue d’une action. Plus que des images mentales, elles sont des contributions à la réflexion du roman et sa formation en objet artistique. Par exemple, intégrer la réflexion sur le kitsch était possible sous la condition de l’existence et de Broch et des Somnambules.

Parce qu’il est connecté à la métabibliothèque, le roman kundérien reçoit des signaux, il en envoie aussi en direction de ce à quoi il est connecté. Il découvre de nouvelles positions de lectures, de nouvelles dispositions. Lire l’Odyssée après L’Ignorance, c’est lire en ayant une autre attention à Calypso, par exemple, une autre attention au non-dit, au non-pensé du poème homérique. Le roman éclaire ce que lui seul peut éclairer, pour le penser.

Alors, continuité ? Oui, puisque écrire, c’est lire. Écrire, c’est écrire à partir du déjà-écrit. La conscience historique est conscience de la mutabilité des formes et des situations. La connaissance de l’histoire du roman, conservée dans la métabibliothèque, connectée à elle, est connaissance des formes découvertes, des voies empruntées, de celles qui ne l’ont pas été. C’est une certaine conscience du possible, le sens que l’histoire du roman est ainsi et qu’elle eût pu être différente.

Alors, Kundera conservateur ? Oui, puisqu’il répète son attachement au geste inaugural de Rabelais et Cervantes, puisqu’il revendique cet héritage pour le continuer, puisque l’idée même de bibliothèque implique celle de conservation. Conservation d’une idée du roman, conservation des contributions à son histoire. La métabibliothèque est un conservatoire de valeurs établies, d’œuvres canoniques mais elle est aussi une réserve de valeurs, ignorées ou prêtes à être redécouvertes, d’œuvres qui attendent une possible réévaluation qui ouvrirait de nouvelles perspectives à l’histoire du roman. Peut-on alors parler à son sujet de conservatisme ?

Comme le rappelle Milan Kundera, son idée du roman et la vision de son histoire sont inhérentes à son œuvre : « Chaque jugement esthétique est un pari personnel ; mais un pari qui ne s’enferme pas dans sa subjectivité, qui affronte d’autres jugements, tend à être reconnu, aspire à l’objectivité » (Kundera, « Conscience de la continuité », dans Le Rideau, p. 1021). L’élaboration d’autres métabibliothèques, procédant d’autres subjectivités, issues d’autres horizons, européens et non européens, en vue de tenter de les connecter pourrait être une modalité proprement comparatiste, un nouveau moyen de mettre à l’épreuve et l’idée de roman et la vision de l’histoire de Milan Kundera.

BIBLIOGRAPHIE

CHVATIK Kvetoslav, Le Monde romanesque de Milan Kundera, Paris, Gallimard, coll. Arcades, traduit par Bernard Lortholary, 1995.

KUNDERA Milan, Œuvre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2 volumes, 2011, 2016.

MARX William, Vivre dans la bibliothèque du monde, Paris, Fayard et Collège de France, 2020.

ROTH Philip, « Parlons travail », dans Pourquoi écrire ?, Paris, Gallimard, coll. Folio, trad. Josée Kamoun, 2004.

 



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- Auteur : Laurent PADOVANI
- Titre : Continuité ou conservatisme ? Dans la bibliothèque de Milan Kundera
- Date de publication : 27-08-2022
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=298
- ISSN 2105-2816