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COLLOQUES


SAGESSE DU ROMAN ? L'HÉRITAGE CRITIQUE DE MILAN KUNDERA


Tolstoï et Kundera : style d’auteur et expérimentation syntaxique

Michelle WOODS


« Un par un, le roman a découvert, à sa propre façon, par sa propre logique, les différents aspects de l’existence », écrit Kundera dans L’Art du roman ; « Avec Tolstoï, il se penche sur l’intervention de l’irrationnel dans les décisions et le comportement humain » (Kundera Œuvre II, 640/706). Il évoque la « scène du champignon » dans Anna Karénine, « Ce petit épisode très beau est comme la parabole d’un des plus grands exploits d’Anna Karénine : la mise en lumière de l’aspect a-causal, incalculable, voire mystérieux, de l’acte humain » (676/742). La scène du champignon se trouve dans la VIe partie du roman : Levin et Kitty se sont installés chez eux et ils ont plusieurs visiteurs, dont Varenka, l’amie de Kitty, et Sergei, frère de Levin et célèbre écrivain et philosophe. Varenka et Sergei cueillent des champignons avec les enfants de Dolly ; tous les adultes sont convaincus que lorsqu’ils sortiront de ces bois, ils reviendront avec un panier plein de champignons et une demande en mariage. Au lieu de cela, alors que Varenka et Sergei marchent lentement dans les bois, enfin à l’abri des oreilles des enfants, Sergei laisse s’échapper l’occasion de demander Varenka en mariage. Tous les deux parlent dans des termes on ne plus banals des champignons : comment les reconnaître, quelles sont leurs caractéristiques ?

Quelques instants plus tôt, Sergei avait formulé sa demande en mariage ; son cœur est plein de sentiments lorsqu’il voit Varenka dans sa robe jaune (et il rejette leur différence d’âge) :

But what did the counting of years mean if he felt himself young in his soul, as he had been twenty years ago? Was it not youth, the feeling he experienced now, when coming out to the edge of the wood again from the other side, he saw in the bright light of the sun’s slanting rays Varenka’s graceful figure, in a yellow dress and with her basket, walking with a light step past the trunk of an old birch, and when this impression from the sight of Varenka merged with the sight, which struck him with its beauty, of a yellowing field of oats bathed in the slanting light, and of an old wood far beyond the field, spotted with yellow, melting into the blue distance? His heart was wrung with joy. A feeling of tenderness came over him. He felt resolved. Varenka, who had just crouched down to pick a mushroom, stood up with a supple movement and looked over her shoulder. Throwing his cigar away, Sergei Ivanovich walked towards her with resolute strides. (Tolstoy 2002, 563)

Qu’importaient les années ; puisqu’il se sentait jeune de cœur, comme à vingt ans ! N’était-ce pas un sentiment de jeune homme, celui qu’il éprouva quand, sortant de l’autre côté de bois et entrant dans la lumière claire que tissaient les rayons inclinés du soleil, il vit la gracieuse personne de Varenka, en robe jaune, un panier au bras, marchant d’un pas léger entre les vieux bouleaux ; et quand l’impression produite par cette image se confondit avec celle du champ d’avoine jaunissante, inondé des rayons obliques, dont la beauté le frappa, tandis que derrière lui le vieux bois jauni disparaissait dans un lointain bleuâtre. Le cœur de Serge Ivanovitch se serra joyeusement. Une sorte d’émotion le saisit. Il sentit qu’il était décidé. Varenka, qui s’était penchée pour cueillir un champignon, se releva d’un mouvement souple et regarda autour d’elle. Serge Ivanovitch jeta son cigare et se dirigea vers la jeune fille. (Tolstoy 1972, 693)

Но что значил счет годов, когда он чувствовал себя молодым душой, каким он был двадцать лет тому назад? Разве не молодость было то чувство, которое он испытывал теперь, когда, выйдя с другой стороны опять на край леса, он увидел на ярком свете косых лучей солнца грациозную фигуру Вареньки, в желтом платье и с корзинкой шедшей легким шагом мимо ствола старой березы, а когда это впечатление вида Вареньки слилось в одно с поразившим его своею красотой видом облитого косыми лучами желтеющего овсяного поля и за полем далекого старого леса, испещренного желтизною, тающего в синей дали? Сердце его радостно сжалось. Чувство умиления охватило его. Он почувствовал, что решился. Варенька, только что присевшая, чтобы поднять гриб, гибким движением поднялась и оглянулась. Бросив сигару, Сергей Иванович решительными шагами направился к ней. (Tolstoy 1978, 342)

Cette citation montre ce que Kundera appelle, dans Les Testaments trahis, la « conspiration de détails » (Kundera Œuvre II, 893/9581) que Tolstoï construit, conduisant à « une illumination subite » dans ses personnages (ibid.) ; « Elle laisse plutôt deviner que le changement visible a été préparé par un processus caché, inconscient, qui soudain explose un grand jour » (ibid.). La construction musclée du texte permet une mutabilité constante dans les réponses que les personnages adressent au monde et aux gens qui les entourent. On le voit ici dans la répétition de différents mots : le motif de la couleur (la robe jaune de Varenka, l’avoine jaune, le vieux bois avec des taches jaunes ; la répétition de l’émotion (« sentiments » et « sentir ») ; des sens (« voir » « les rayons de lumière ») ; du temps (« quand »); du temps qui passe (la « jeunesse » de Sergei qui contraste avec le « vieux » bouleau et avec les « vieux bois »), des pas (la « légèreté des pas de Varenka » et les « pas résolus » de Sergei), du nom de Varenka et de la décision de Sergei (« Il se sentait résolu », il se dirigea vers elle avec « des pas résolus »). La syntaxe se déplace (en particulier dans la longue phrase) avec les émotions de Sergei et ses pas physiques, avec le temps lui-même. Une page ou deux plus tard, il passe à côté de l’occasion qui se présente à lui, et ils parlent de champignons.

Dans son essai, « Soixante-neuf mots » – le « dictionnaire personnel » de Kundera – qui fait partie de L’Art du roman (714/781), Kundera inclut l’article « Répétitions » dans lequel il souligne expressément la répétition dans l’œuvre de Tolstoï et la raison pour laquelle son utilisation sémantique est au cœur du style et de la signification de cet écrivain (731/797). Kundera se concentre sur le deuxième paragraphe d’Anna Karénine et sur l’observation émise par Vladimir Nabokov, dans une note de bas de page de sa conférence sur le roman, selon laquelle une version du mot « maison » (en russe, « dom ») est répétée « huit fois au cours de six phrases. Cette répétition pesante et solennelle, dom, dom, dom », écrit Nabokov, « aussi grave que pour la vie de famille condamnée (l’un des principaux thèmes du livre), est un artifice délibéré de la part de Tolstoï » (Nabokov 2002, 210). « Pourtant, dans la traduction française », écrit Kundera, « le mot « maison » n’apparaît qu’une fois, dans la traduction tchèque pas plus de deux fois » (Kundera Œuvre II, 731/797). Kundera ajoute que Tolstoï utilise à plusieurs reprises le simple « skazal » (« dit ») lorsqu’un personnage parle et que ce verbe est continuellement remplacé par des synonymes : « proféra, rétorque, reprit, cria, avait conclu, etc. Les traducteurs sont fous de synonymes. (Je récuse la notion même de synonyme : chaque mot a son sens propre et il est sémantiquement irremplaçable) » (ibid.).

À son époque, Tolstoï avait été critiqué pour avoir utilisé une langue simple, un vocabulaire limité et pour avoir fait un usage constant de répétitions dans sa prose. Sa femme, Sonya, qui copiait son travail, « lui demandait s’il ne valait pas mieux substituer ce mot à cela, ou supprimer les répétitions fréquentes du même mot » (S. Tolstoy 2010, 84), mais elle a écrit qu’il était incroyablement précis dans son utilisation de la langue, envoyant parfois un télégramme de dernière minute aux imprimeurs « pour changer un mot ou un autre – même un seul mot » (84). Ses premiers traducteurs n’étaient pas à l’aise avec ces répétitions ; Isabel Hapgood, l’une de ses traductrices américaines, a écrit dans une critique de La Sonate de Kreutzer parue en 1890 que

The style errs in the direction in which all his books are faulty, viz., repetition. The unnecessary repetition of words or phrases occurs in his greatest works, while in the later, the polemical, writings, it has become greatly exaggerated. It forms a feature of this book, and although it gives strength at times, it is too marked on the whole. One must think that this tautology is deliberate on the author’s part, since he is never in haste to publish uncorrected matter ; but the result is harshness, which increases with every fresh work (Hapgood 1890, 313).

Constance Garnett, la première et non moins célèbre traductrice de langue anglaise de l’œuvre de Tolstoï, a été accusée dans une critique de livre de la maladresse de sa traduction d’Anna Karénine, publiée en 1901; dans sa réponse, elle a écrit que Tolstoï «ne fait aucune tentative pour écrire du bon russe – et plus que cela – il semble parfois se mettre en quatre pour ne pas le faire» (Garnett 2009, 205). Sa « version anglaise d’Anna est plus claire et plus exempte de défauts de style flagrants que l’original russe » (205). Enfin, a-t-elle ajouté, Tolstoï est « l’auteur le plus facile à traduire. Je pourrais le traduire dans mon sommeil » (205).

En 2016, Janet Malcolm a défendu avec véhémence les traductions que Garnett a faites d’Anna Karénine en les opposant aux traductions contemporaines réalisées par Pevear et Volokhonsky et par Marian Schwartz, arguant que ces nouvelles traductions étaient maladroites et reproduisaient servilement les défauts stylistiques de Tolstoï, alors que ceux-ci devaient être rendus de manière plus élégante en anglais (Malcolm 2016). Cependant, on doit faire remarquer que Garnett est remarquablement fidèle à l’utilisation des répétitions par Tolstoï, même si, personnellement, elle ne les aimait pas (contrairement à ses autres collègues traducteurs de l’époque, les célèbres Aylmer et Louise Maude, qui utilisaient des synonymes pour éviter les répétitions) ; ses traductions montrent que Garnett avait compris les motivations esthétiques et affectives de leur emploi. Par exemple, dans la première partie d’Anna Karénine, Kitty, dansant au bal, amoureuse de Vronski et amoureuse d’Anna, les regarde tous les deux, alors qu’Anna sourit à Vronski et que leur amour s’enflamme. Kitty voit à quel point Anna est belle, et l’adjectif « prelestny » est répété (au rythme de la valse : Kitty se retourne dans les bras d’un autre homme) ; et à mesure que l’adjectif est répété, il change de sens, car Kitty a réalisé que la beauté d’Anna a pris au piège l’homme que Kitty aime. Le mot devient un battement de cœur de désespoir :

She was fascinating [prelestny] in her simple black dress, fascinating were her round arms with their bracelets, fascinating was her firm neck with its thread of pearls, fascinating the stray curls of her loose hair, fascinating the graceful, light movements of her little feet and hands, fascinating was her lovely face in its eagerness, but there was something terrible and cruel in her fascination (Tolstoy 2000, 98-9).

Pevear et Volokhonsky utilisent un mot différent, « enchantement », mais qui véhicule cependant des connotations similaires s’apparentant à la magie, à l’incantation :

She was enchanting in her simple black dress, enchanting were her full arms with the bracelets on them, enchanting her firm neck with its string of pearls, enchanting her curly hair in disarray, enchanting the graceful, light movements of her small feet and hands, enchanting that beautiful face in its animation; but there was something terrible and cruel in her enchantment (Tolstoy 2002, 83).

Comparez ces deux traductions à la traduction des Maudes (et à la traduction française) qui va suivre ; ils suppriment la plupart des répétitions, livrant ainsi une phrase anglaise très élégante, mais qui perd son impact incantatoire et affectif, puisque les répétitions actualisent la manière dont Kitty se déplace, ce qu’elle voit, et le fait que ce qu’elle ressent change sous nos yeux (à mesure que le sens du mot change) :

She looked charming in her simple black dress; her arms full with the bracelets, her firm neck with the string of pearls round it, her curly hair now disarranged, every graceful movement of her small feet and hands, her handsome, animated face, - everything about her was enchanting, but there was something terrible and cruel in her charm (Tolstoy 1995, 229).

Elle était ravissante dans sa robe noire, si simple ; tout en elle, ses bras ronds ornés de bracelets, son cou ferme entouré d’un rang de perles, ses cheveux bouclés légèrement dérangés, les mouvements gracieux et souples de ses pieds et de ses mains, son beau visage animé, tout en elle était charmant ; mais il y avait quelque chose de terrible et de cruel dans ce charme. (Tolstoy 1972, 116)

Dans l’introduction de sa traduction de 2015, Marian Schwartz écrit que Tolstoï a qualifié le russe littéraire de « répugnant » ; il voulait rompre avec les normes du langage littéraire, il « entendait entièrement plier le langage à sa volonté, comme instrument de ses convictions esthétiques et morales. Fuyant les métaphores, idiomes et descriptions prévisibles, il mit des répétitions, un vocabulaire dépouillé et de longues phrases à un effet brillant pour répondre à ses fins littéraires et philosophiques supérieures. Les personnages de Tolstoï parlent – et pensent – dans un langage trop fidèle à leur nature » (Schwartz 2015, xxiii-xxiv). Elle soutient qu’il a « délibérément limité son vocabulaire » de sorte que « des mots tout à fait ordinaires », « des phrases, des phrases et même des racines » soient répétés encore et encore à travers le roman, formant « un fin réseau de connexions entre les personnes et les événements qui est progressivement tissé dans toute la longueur du roman » (xxiv-xxv). En traduisant le roman, Schwartz a découvert que Tolstoï avait utilisé l’adjectif « vesëlyi » (joyeux) (et ses variantes), « trois cent seize fois » et que le mot « au fil des répétitions » « commence à prendre des associations inquiétantes. Le lecteur commence à se demander à quel point quelqu’un est joyeux » (xxv). Cette idée centrale de la recherche du bonheur (liée dans l’esprit de Tolstoï à l’idéal qu’il s’était fait de la famille) et de ses faux avatars, résonne à travers tout le roman, comme elle le fait à travers nos propres vies. Les traducteurs, parcourant le roman, ressentent la signification fractale de ces répétitions, la façon dont ces liens infimes conduisent à une signification plus large du modèle du livre, parce qu’Anna Karénine est fondé sur ces schémas momentanés qui, dans la vie des personnages et dans nos propres vies, changent selon contexte et l’émotion, la perception et le mouvement.

Ce qui nous ramène à Kundera. Dans « Soixante-neuf mots », Kundera relie l’entrée de « Répétition » à celle de « Litanie » ; il cite « un passage de litanie dans La Plaisanterie composé sur le mot chez-moi » (Kundera Œuvre II, 724/790) ; un personnage, Jaroslav, parle de musique et, en répétant le mot, crée le sien: « Je voudrais que le roman, dans les passages réflexifs, se transforme de temps en temps en chant » (ibid.). « Dans la première édition française », cependant, « toutes les répétitions étaient remplacées par des synonymes… Les synonymes ont détruit non seulement la mélodie du texte mais aussi la clarté du sens » (725/790-1). Kundera, bien sûr, revient sur le crime de « la synonymisation systématique » par les traducteurs dans Les Testaments trahis quelques années plus tard (Kundera 1993, 131), dans lequel il soutient que « ce besoin de synonymiser s’est incrusté si profondément dans l’âme du traducteur qu’il choisira tout de suite un synonyme » (131).

« Ô messieurs les traducteurs », s’écrie Kundera, « ne nous sodonymisez pas ! » (131), et son utilisation du pronom pluriel est instructif. Sa remontrance est extraite d’un essai, « Une phrase », qui examine trois traductions françaises d’une phrase du « Château » de Kafka et dans lequel il soutient que l’utilisation que fait Kafka de la répétition, son vocabulaire limité et sa ponctuation singulière sont délibérés : ces éléments sont là pour souligner les concepts existentiels et épistémologiques centraux, et là pour l’euphonie ; pour la mélodie, le souffle et finalement, l’affect. Il utilise cet art même dans sa propre prose, décrivant pourquoi il est important de comprendre ces caractéristiques dans la prose de Kafka. Par exemple, il fait valoir que « la richesse du vocabulaire en elle-même ne représente aucune valeur » et, en faisant valoir ce point de vue, il limite l’étendue de son propre vocabulaire :

L’étendue du vocabulaire dépend de l’intention esthétique qui organise l’œuvre. Le vocabulaire de Carlos Fuentes est riche jusqu’au vertige. Mais le vocabulaire de Hemingway est extrêmement limité. La beauté de la prose de Fuentes est liée à la richesse, celle de Hemingway à la limitation du vocabulaire (Kundera Œuvre II, 819/885).

Les essais dans L’Art du roman et Les Testaments trahis ont été écrits peu de temps après que Kundera eut révisé les traductions françaises de ses romans écrits en tchèque. « Ce n’est qu’en relisant les traductions de tous mes livres que je suis aperçu, consterné, de ces répétitions ! », écrit-il. « Puis, je me suis consolé : tous les romanciers n’écrivent, peut-être, qu’une sorte de thème (le premier roman) avec variations » (724/790). Mais plus précisément, la répétition-variation n’est pas simplement thématique mais construite autour de ce que Kundera appelle les « mots-thèmes » : certains « mots principaux » qui « dans le cours du roman » sont des mots « analysés, étudiés, définis, redéfinis, et ainsi transformés en catégories de l’existence » (693/758-9). Il est évident pour les lecteurs contemporains que Kundera revient sur ces « mot-thèmes » dans chaque roman et à travers son œuvre, mais son utilisation de la répétition est moins examinée – et celle-ci devient plus prononcée en exil à mesure que Kundera lui-même réexamine ses traductions françaises, et encore plus prononcée quand il commence à écrire en français – sa répétition de mots autour de mots-thèmes et de motifs récurrents. Comme il écrit sur l’art de la répétition dans l’œuvre de Tolstoï et de Kafka et comme il voit fonctionner cet art dans son propre travail à mesure qu’il le révise – grâce, en fait, à l’irritante habitude de « synonymisation systématique » de ses traducteurs – Kundera commence à utiliser très consciemment la répétition de mots dans son travail.

Le roman de Tolstoï, Anna Karénine, est littéralement et physiquement transportée dans L’insoutenable légèreté de l’être, le livre se retrouvant symboliquement sous le bras de Tereza, comme passeport totémique dans le monde de Tomas. Cependant le roman n’est jamais ouvert ; Tomas ne comprend jamais le sens que revêt le roman pour Tereza (pas le roman en soi, mais l’importance du fait de porter un roman sur soi : une vie intellectuelle, une vie au-delà de la ville natale de Tereza et de sa mère). Au lieu de cela, le roman, avec ironie, se transforme en Karénine à quatre pattes. Mais il y a aussi une interaction formelle et stylistique. Dans L’Art du roman, un essai écrit à peu près en même temps que le roman, L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera s’intéresse à la manière dont Tolstoï montre le rôle que jouent le hasard et l’illogisme dans la prise de décision : « Qu’est-ce qu’un acte : éternelle question du roman, sa question, pour ainsi dire, constitutive. Comment une décision naît-elle ? Comment se transforme-t-elle en acte et comment les actes s’enchaînent-ils pour devenir aventure ? » (676/742). Il demande alors : « pourquoi Anna Karénine se suicide-t-elle ? » et soutient qu’« elle se jette sous le train sans en avoir pris la décision. C’est plutôt qui a pris Anna. Qui l’a sur-prise. Pareille à l’homme qui, au lieu d’amour, parlait de champignons, Anna agit « à cause d’une impulsion inattendue » » (ibid.).

Dans L’insoutenable légèreté de l’être, (chapitre 11, partie 2), le narrateur s’interroge sur les motifs qui ont poussé Tereza à décider de tomber amoureuse de Tomas, à le suivre à Prague, et décrit en quoi la décision qui change sa vie – et en dépit de toute logique – en une vie nouvelle est construite sur une série de « hasards » et de « coïncidences » (Kundera Œuvre I, 1180) que Tereza, comme nous tous, mythologise en signification existentielle. Nous composons nos vies, rétrospectivement, comme la musique, soutient le narrateur ; nos choix deviennent « romanesques » (1180). Tereza voit Tomas avec un livre ouvert attablé au dans le café de sa ville de province alors que Beethoven passe à la radio ; il séjourne dans la chambre numéro six ; elle termine son travail à six heures. C’est le destin, pense-t-elle. En réfléchissant à la façon dont nous composons nos vies comme une partition de musique ou comme un roman, Kundera se tourne vers Anna Karénine et examine dans quelle mesure sa décision impulsive de se jeter sous un train rend sa vie romanesque, lui donne de la pesanteur (plutôt que de n’être une simple manœuvre romanesque de la part de Tolstoï).

Kundera parle non seulement de la façon dont nous transformons nos vies en romans et en compositions, mais il transforme également ce chapitre en une explosion de musique, une composition. Je dirais provisoirement que les multiples répétitions de mots dans le chapitre fonctionnent à la manière d’une fugue (faisant ainsi référence par euphonie aux derniers quatuors à cordes de Beethoven). Nous pouvons voir le texte passer de la répétition en tchèque de «náhod» [danger] à « život » [vie], à « koincidence » [coïncidence], à « krása » [beauté], à « hudba » [musique], à « román » [roman], à « kompozice » [composition], à « motiv » [motif], à « skladba » [partition / composition] (et une note de basse constante de « Beethoven »), la dernière phrase reflétant plusieurs de ces mots à la fois (Kundera 2006, 63-4 ; Kundera Œuvre I, 1180-1). C’est un extrait de prose incroyablement élaboré et euphonique, plein d’assonances, de consonances et de sibilances en tchèque.

Le dernier paragraphe est particulièrement bien structuré, euphoniquement et phénoménologiquement. Il y a plusieurs mécanismes chiastiques dans la phrase de ce paragraphe, qui lui donnent un mouvement syntaxique dynamique de va-et-vient : « Nelze ... ale lze » [On ne peut… on peut]; « Vyčítat románu ... vyčítat člověku » [reprocher au roman… reprocher à l’homme]; « Že je fascinován tajemnými ... že je ve svém všedním životě » [d’être fasciné par les mystérieuses rencontres… d’être [[dans sa vie ordinaire]]; « Jako je setkání Vronského ... anebo setkání Beethovena » [par la rencontre de Vronski… ou la rencontre de Beethoven]. En même temps, le passage est énumératif et offre également un mouvement de la prose qui va vers l’avant « (jako je setkání Vronského, Anny, nástupiště a smrti anebo setkání Beethovena, Tomáše, Terezy a koňaku) », qui mène à une longue clausule qui regroupe certains des mots-thèmes et des motifs du chapitre : « ale lze právem vyčítat člověku, že je ve svém všedním životě vůči takovým náhodám slepý a jeho život tak ztrácí svou dimenzi krásy ». La phrase met en scène le train rapide et basculant de l’inévitabilité – ou, plutôt, d’une fatalité qui est fabriquée et construite – conduite – par Tereza et Anna, et par nous tous :

Nelze tedy vyčítat románu, že je fascinován tajemnými setkáními náhod (jako je setkání Vronského, Anny, nástupiště a smrti anebo setkání Beethovena, Tomáše, Terezy a koňaku), ale lze právem vyčítat člověku, že je ve svém všedním životě vůči takovým náhodám slepý a jeho život tak ztrácí svou dimenzi krásy. (Kundera 2006, 63-4)

On ne peut donc reprocher au roman d’être fasciné par les mystérieuses rencontres des hasards (par exemple, par la rencontre de Vronsky, d’Anna, du quai et de la mort, ou la rencontre de Beethoven, de Tomas, de Tereza et du verre de cognac), mais on peut avec raison reprocher à l’homme d’être aveugle à ces hasards et de priver ainsi la vie de sa dimension de beauté. (Kundera Œuvre I, 1181)

Il est à noter que Kundera a ajouté une phrase à ce chapitre lors de la révision de la traduction française qui aborde spécifiquement le sujet de la réécriture. Écrivant qu’on compose sa vie en transformant ces coïncidences en motifs, guidés par la beauté, il ajoute (en italique) :

L’homme, guidé par le sens de la beauté, transforme l’événement fortuit (une musique de Beethoven, une mort dans une gare) en un motif qui va ensuite s’inscrire dans la partition de sa vie. Il y reviendra, le répétera, le modifiera, le développera comme fait le compositeur avec le thème de sa sonate. (1181)

Cette phrase, qui compare la composition d’une vie à la manière dont un compositeur pourrait développer le thème d’une sonate, est elle-même très euphonique en français. Kundera ajoute ensuite cette phrase à la nouvelle édition tchèque « Vrací se k němu, opakuje ho, mění, rozvíjí jako skladatel téma své sonáty » (Kundera 2006, 64). La phrase n’est jamais ajoutée à la traduction anglaise.

En anglais – dans la seule traduction que Kundera n’a pas révisée – la phrase est coupée en deux, ce qui non seulement change sa trajectoire propulsive (le train du hasard se précipitant vers le mythe) mais lui donne une rationalité très anglo-saxonne (une chose qui « ainsi » conduit à une autre chose, et perd par là même le sens de causalité fortuite) :

It is wrong then, to chide the novel for being fascinated by mysterious coincidences (like the meeting of Anna, Vronsky, the railway station, and the death or the meeting of Beethoven, Tomas, Tereza, and the cognac), but it is right to chide man for being blind to such coincidences in his daily life. For he thereby deprives his life of a dimension of beauty. (Kundera 1985, 52)

« C’est peut-être une pratique de traduction américaine typique de ne pas respecter la syntaxe », écrit Kundera à Peter Kussi, un autre traducteur américain, à propos d’une traduction de La vie est ailleurs, « Mais ce n’est pas une bonne pratique. Imaginez si nous traduisions Hemingway en longues phrases et Faulkner en phrases courtes ! » (Archive Kussi : KC3 1976). Il a également mis en garde Michael Henry Heim contre la ponctuation dans la traduction que celui-ci avait faite de L’insoutenable légèreté de l’être, soulignant qu’il pouvait « sembler stupide » de rester « fidèle à la syntaxe », mais précisant qu’il avait remarqué que Heim avait « tendance à des phrases plus courtes » et que Heim semblait moins à l’aise avec les deux points et les points-virgules ; Kundera a fait valoir que cela affectait le rythme et le ton de la traduction (Archive Heim, dossier 3). Pourtant, Kundera s’est rendu compte que ce raccourcissement des phrases n’était pas entièrement l’affaire des traducteurs ; « D’après ce que j’ai recueilli dans le manuscrit », écrit-il à Kussi, « Miss Editor consolide cette tendance » (Archive Kussi : KB2 1973). Il a noté que la plume de l’éditrice avait supprimé « presque tous les points-virgules » (Archive Kussi : KB2 1973). L’année précédente, Kussi avait écrit à « Miss Editor » – Nancy Nicholas, de la maison d’édition Knopf – en réponse à « la question de la ponctuation que vous soulevez dans la lettre : les Tchèques, des gens circonspects et très liés par des traits d’union, se lancent beaucoup plus que nous dans des choses telles que des points-virgules » et que Kundera a même étendu cela à des fins esthétiques et stylistiques (Archive Nancy Nicholas, Boîte 903, 17 juillet 1973). Cependant, elle était convaincue que ces longues phrases étaient stylistiquement défectueuses et ne permettaient pas de vendre les romans à un lectorat américain. Kundera avait écrit directement à Nancy Nicholas pour faire son plaidoyer : « Dans le texte de [Kussi], il est indiqué au crayon à de nombreux endroits que d’autres points-virgules et deux points doivent être perdus et doivent être remplacés par des points. Je vous en prie, n’exagérez pas ! » (Archive Nancy Nicholas, Boîte 903, 3 février 1974). Il ajoute un post-scriptum à une autre lettre, deux ans plus tard : « PS En lisant la traduction de M. Kussi, ne changez pas mes longues phrases. Ne les raccourcissez pas ! Je n’aime pas ce type de syntaxe et American Life is Elsewhere en souffre un peu » (Archive Nancy Nicholas, Boîte 903, 7 mars 1976).

Kundera est obsédé par la ponctuation, mais en lisant les archives de ses traducteurs et rédacteurs américains, il est assez clair, et certainement tenace, sur le fait que la ponctuation est importante pour le style et le sens de sa prose, et justifie parfaitement son point de vue. Au fond, son éditrice américaine était beaucoup plus intéressée par le contenu politique des romans et la façon dont ils parlaient de l’air du temps – et du marché – de la guerre froide que par toutes les expériences de style en prose. Elle voulait une prose lucide et accessible qui fonctionne comme un véhicule pour le message. Par conséquent, l’esthétique stylistique de Kundera, ou du moins la manière dont il utilise le langage et l’euphonie, n’a jamais été considérée comme faisant partie intégrante de son œuvre en anglais.

De plus, le manque d’intérêt envers ce qu’il essayait de faire avec le langage a également conduit à un manque d’intérêt envers sa manière d’utiliser le langage. La critique n’a pas réalisé combien cette manière singulière était influencée par ce qu’il avait observé chez d’autres auteurs, à savoir l’utilisation de la répétition et d’une syntaxe inhabituelle. L’Art du roman et Les Testaments trahis sont lus comme des analyses d’écrivains tels que Tolstoï et Kafka, et non comme une invitation à « la fabrique de la langue » de Kundera. Dans ses essais – lus parallèlement à son propre travail d’écriture – nous pouvons voir Kundera réfléchir à la façon dont la prose des romans de Tolstoï et de Kafka produit de l’affect et, chez Tolstoï, crée le sentiment de la mutabilité du sentiment, des choix et de la pensée humains.

Dans l’extrait de L’insoutenable légèreté de l’être, présenté ci-dessus, Kundera fait référence à la première rencontre entre Anna et Vronski, à la gare, lorsque la paysanne est tuée par un train et la manière dont elle en fait un motif lorsqu’elle décide impulsivement de se jeter sous un train, alors qu’elle est en chemin pour aller affronter Vronski. « Tolstoï a dû utiliser (pour la première fois dans l’histoire du roman) le monologue intérieur presque joycien pour restituer le tissu subtil des impulsions fuyantes, des sensations passagères, des réflexions fragmentaires, afin de nous faire voir le cheminement suicidaire de l’âme d’Anna » (Kundera Œuvre II, 677), écrit Kundera dans L’Art du roman, faisant écho à l’argument fièrement nationaliste de Nabokov selon lequel « le courant de conscience ou monologue intérieur est une méthode d’expression inventée par Tolstoï, un Russe, bien avant James Joyce » (Nabokov 2002, 183). Nabokov soutient que l’utilisation que Tolstoï fait du monologue intérieur dans Anna Karénine « implique ce que nous pourrions appeler des répétitions créatives, une série compacte de déclarations répétitives, venant les unes après les autres, plus expressives, chacune plus proche de la signification de Tolstoï. Il tâtonne, il déballe le paquet verbal pour son sens intérieur, il épluche la pomme de la phrase, il essaie de le dire d’une façon, puis d’une meilleure façon, il tâtonne, il cale, il joue, il tolstoïe avec des mots » [he Tolstoys with words] (238). Cela pourrait être une description adéquate de ce que Kundera fait avec la langue dans ses romans, bien que ce soit d’une manière beaucoup plus consciente : il kundère avec des mots [he Kunderas with words].

Le noyau de ce qui semble être une analyse postmoderne ludique de la « différance » se trouve dans le Tolstoï que Kundera lit et analyse : mais le noyau est plein de sentiments et d’une tentative de comprendre comment nos pensées illogiques, non causales, impulsives et éphémères influent sur nos décisions importantes. Kundera fait référence aux deux scènes célèbres (et meurtrières) se situant à la gare, avec Anna, dans le roman de Tolstoï, mais il y en a une troisième qui se répercute, je pense, dans l’arrivée de Tereza à l’appartement de Tomas avec Anna Karénine sous le bras. Anna décide de quitter Moscou après ce bal fatidique où elle rencontre Vronski, pour lui échapper, pour retourner à sa vie et à son mariage à Pétersbourg. Elle emporte avec elle, dans le train, un « roman anglais » et commence à le lire alors que le train sort de la gare et qu’il prend de la vitesse. “At first her reading made no progress” (Tolstoy 2000, 115). Cette courte phrase déclarative, avec son marqueur temporel et une voix passive un peu bizarre, est suivie de deux longues phrases avec plusieurs clausules :

The fuss and bustle were disturbing; then, when the train had started, she could not help listening to the noises; then the snow beating on the left window and sticking to the pane, and the sight of the muffled conductor passing by, covered with snow on one side, and the conversations about the terrible snowstorm raging outside, distracted her attention. Further on, it was continually the same again and again: the same shaking and rattling, the same snow on the window, the same rapid transitions from steaming heat to cold, and back again to heat, the same passing glimpses of the same figures in the twilight, and the same voices, and Anna began to read and to understand what she read. (115)

le remue-ménage et les allées et venue l’en empêchaient ; puis, quand le train fut en marche, le bruit la gêna ; la neige frappait la portière de gauche et recouvrait la vitre, le conducteur tout emmitouflé passait, couvert de neige, et les conversations sur le mauvais temps retinrent l’attention de la voyageuse. Enfin, tout devint monotone ; toujours la même neige frappant la vitre, les mêmes silhouettes des mêmes personnes dans la demi-obscurité et les mêmes voix ; Anna se mit à lire et à comprendre ce qu’elle lisait. (Tolstoy 1972, 137)

Nous entendons et sentons le train se mettre en mouvement dans les conjonctions temporelles et séquentielles: « then / alors», « and / et », à mesure qu’ils construisent de la vapeur sémantique, puis le bruit s’intensifie dans la deuxième phrase, par la répétition insistante (le sifflement du train) du « the same / le même» – on peut entendre les pistons et la machine à vapeur accélérer et s’installer dans une vitesse rythmique qui exprime également la frustration (the same, the same, the same / la même, les mêmes, des mêmes). Ce qui commence, cependant, par des « mêmes » bruits énervants et de la neige et des changements rapides de température, s’installe ensuite dans une vision plus douce des « mêmes aperçus passants des mêmes personnages au crépuscule et des mêmes voix » – une installation dans le rythme du train à vapeur. Ensuite, Anna agit de son libre arbitre – elle commence non seulement à lire mais « à comprendre ce qu’elle » lit. Le mouvement du train est phénoménologiquement perturbateur – les sons, les perceptions visuelles et le toucher sont accrus (neige et chaleur) – et le mouvement l’empêche au départ de lire. La lecture : une activité sédentaire utilisée pour passer le temps qui s’entremêle avec le temps lui-même ; le mouvement vers l’avant des phrases se déplace avec le mouvement vers l’avant du train avec Anna et son livre.

Le temps et la vitesse affectent sa lecture de son « roman anglais » :

If she read that the heroine of the novel was nursing a sick man, she longed to move with noiseless steps about the room of a sick man; if she read of a member of Parliament making a speech, she longed to be delivering the speech; if she read of how Lady Mary had ridden after the hounds, and had provoked her sister-in-law, and had surprised everyone by her boldness, she too wished to be doing the same. But there was no chance of doing anything; and twisting the smooth paper knife in her little hands, she forced herself to read. (116)

Lisait-elle que l’héroïne du roman soignait un malade, elle eût voulu de marcher à pas légers dans la chambre du patient ; un membre du Parlement prononçait-il un discours, elle-même eût désiré prendre la parole ; le passage où lady Mary, en montant à cheval, agaçait sa belle-sœur et étonnait tout le monde par sa hardiesse, suggérait à la liseuse l’envie d’en faire autant. Mais c’était impossible. Tournant le coupe-papier entre ses doigts, Anna s’efforçait de poursuivre sa lecture. (Tolstoy 1972, 137)

Nous entendons non seulement ce qu’elle pense, mais aussi comment elle pense ; son impatience – aux limites du fantasme – est effectuée et affectée par la vitesse du train (son mouvement rythmique est ressenti dans la répétition de « si elle lisait ça ... elle désirait » et par le mouvement circulaire de la phrase «si elle lisait » à « elle s’est forcée à lire »). (Garnett ne peut pas se résoudre à traduire complètement la répétition – « she longed to ... she longed to ... she longed to »). Le potentiel de toute empathie apaisante à partir des pages d’un roman est perturbé par son dégoût pour le schéma de ses pensées qui la mènent mécaniquement à travers l’éventualité de vies différentes : femme (soins infirmiers), homme (Parlement) et un mélange des deux (les « audacieuses » Lady Mary), mais servent à réfléchir sur la banalité et le manque de possibilités qui caractérisent sa propre vie : « But there was no chance of doing anything / Mais il n’y avait aucune possibilité de faire quoi que ce soit ».

Elle réfléchit à la manière dont le héros du roman a « atteint son bonheur anglais, une baronnie et un domaine » et souhaite vivement qu’elle puisse le rejoindre là-bas ; une pensée passionnée et soudaine qui devient immédiatement sombre :

She suddenly felt that he ought to feel ashamed, and that she was ashamed of the same thing. But what had he to be ashamed of? “What have I to be ashamed of?” she asked herself in injured surprise. She laid down the book and sank to the back of the chair, tightly gripping the paper cutter in both hands. There was [nothing]. She went over all her Moscow recollections. All were good, pleasant. She remembered the ball, remembered Vronsky and his face of slavish adoration, remembered her conduct with him: there was nothing shameful. And for all that, at the same point in her memories, the feeling of shame was intensified ... (Tolstoy 2000, 116).

Tout à coup, elle sentit que ce héros devait en avoir honte, ainsi qu’elle-même : « Mais de quoi doit-il être honteux ? Et moi-même, de quoi ai-je honte ? » se demanda-t-elle. Etonnée et mécontente, elle laissa le livre et se rejeta sur le dossier de fauteuil, en serrant fortement entre ses mains le coupe-papier. Qu’y avait-il de honteux ? La jeune femme se remémorait tous ses souvenirs de Moscou : tous, doux et agréables. Elle se rappelait le bal, Vronskï, au visage amoureux et soumis ; elle se souvenait des conversations qu’elle avait eues avec lui ; il n’avait là rien que pût la rendre honteuse. Pourtant, à ce point des souvenirs d’Anna, le sentiment de la honte grandissait … (Tolstoy 1972, 137-8)

On peut à nouveau entendre le rythme du train – les pistons tirant – dans la répétition d’un mot-thème du roman – qui se répète tout au long du roman : « honte » et la répétition de « souvenir » et « mémoire » – le rythme du train, son tempo, affecte sa pensée récursive et enflamme son anxiété (en russe, il y a des sons répétés « v » et « s » – du nom et du verbe pour la mémoire (vzpominat) et pour le mot honte [stidno] – qui évoquent littéralement les roues et les sifflets du train). Anna passe du héros fictif et du frisson désincarné de l’évasion imaginée et de l’adultère au héros, Vronski (fictif pour nous, et à la fois très réel et aussi romantique pour elle) qu’elle suivra plus tard dans le roman à son nouveau domaine de fantasme exilé de la société. L’acte de lire à voix basse a changé de vitesse à cause du lieu de lecture, le train ; son esprit passant du livre au passé récent, au présent, à un futur imaginé (une graine plantée par le livre). Quand le train s’arrête, Anna descend sur un quai de train dans une tempête de neige, et là – là ! – se trouve Vronski lui-même ; elle est préparée à rencontrer son « héros ».

Marcher, et cueillir des champignons, danser au bal, s’asseoir dans un train à grande vitesse : le mouvement physique des personnages et leur état somatique stimulent la mutabilité des sentiments, des pensées et des désirs ; « la raison d’être du roman est de tenir le « monde de la vie » sous un éclairage perpétuel et de nous protéger contre « l’oubli de l’être »» (Kundera Œuvre II, 649/715), écrit Kundera dans L’Art du roman : plutôt que de produire une version réductrice de la façon dont nous vivons nos vies sur cette planète, le roman recrée les instants fuyants que nous vivons et expérimentons et ainsi «l’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : « Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses » » (650/716). Dans la vision réductrice de notre époque contemporaine, nous voulons choisir si c’est « Anna ou bien Karénine qui a raison » (ibid.), mais ce que les grands romans et le roman de Tolstoï nous montrent, c’est «la relativité essentielle des choses humaines » (642/708) ; nous voyons le roman comme « le territoire où personne n’est possesseur de la vérité, ni Anna ni Karénine, mais où tous ont le droit d’être compris, et Anna et Karénine » (741/807) alors qu’ils changent continuellement d’avis à travers le roman, l’individu, intériorités changeantes qui se reflètent dans celles des autres : Levin, Kitty, Dolly, Stiva, Laska le chien. La mutabilité constante de l’essence humaine fascine Kundera alors qu’il lit Tolstoï, mais ce qu’il lit aussi, ce qu’il utilise dans son propre travail, c’est l’échafaudage formel que Tolstoï érige pour reproduire une telle mutabilité : les mots répétés qui sont épluchés comme une pomme, les phrases longues et propulsives, la musique et l’euphonie dans une langue qui rend la lecture viscérale.

Pour conclure : « C’est précisément quand leur monde intérieur se transforme », écrit Kundera à propos de Pierre Bezukhov et Andrei Bolkonsky dans Les Testaments trahis, qu’ils « se confirment en tant qu’individus ; qu’ils surprennent ; qu’ils se rendent différents ; que leur liberté s’enflamme, et, avec elle, l’identité de leur moi ; ce sont des moments de poésie : ils les vivent avec une telle intensité que le monde entier accourt à leur rencontre avec un cortège enivré de détails merveilleux. Chez Tolstoï, l’homme est d’autant plus lui-même, il est d’autant plus un individu qu’il a la force, la fantaisie, l’intelligence de se transformer » (896/962). Les moments fuyants qui s’accumulent vibrent de concert avec la mutabilité de l’humanité ; dans l’œuvre de Tolstoï, les protagonistes comprennent brièvement ces moments chargés de sens, puis ils les oublient. Cette conspiration de détails, note Kundera avec un sourire mélancolique, sont « probablement immédiatement oubliés par la plupart des lecteurs qui lisent des romans aussi inattentivement et mal qu’ils « lisent » leur propre vie » (894/960).

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1 Les deux références successives de pages renvoient aux deux éditions du volume II de l’édition de l’Œuvre de Milan Kundera dans la Bibliothèque de la Pléiade (2011 et 2017).



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- Auteur : Michelle WOODS
- Titre : Tolstoï et Kundera : style d’auteur et expérimentation syntaxique
- Date de publication : 27-08-2022
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=300
- ISSN 2105-2816