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COLLOQUES


SAGESSE DU ROMAN ? L'HÉRITAGE CRITIQUE DE MILAN KUNDERA


« Le territoire où le jugement moral est suspendu » ? Penser « l’art du roman » avec (après) Milan Kundera

Philippe ZARD


1. Ambiguïté de l’ambiguïté

Le passage est célèbre, à juste titre :

Quand Dieu quittait lentement la place d’où il avait dirigé l’univers et son ordre de valeurs, séparé le Bien et le Mal et donné un sens à chaque chose, Don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l’absence du Juge suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguïté ; l’unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités relatives que les hommes se partagèrent. Ainsi le monde des Temps modernes naquit et le roman, son image et modèle, avec lui. [...] Comprendre avec Cervantès le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des ego imaginaires appelés personnages), posséder donc comme seule certitude la sagesse de l’incertitude [...] (6421)

Telle serait la sagesse du roman.

Cette proposition est ensuite reprise, notamment dans la magistrale ouverture des Testaments trahis (« le jour où Panurge ne fera plus rire ») à travers la définition du roman comme « territoire où le jugement moral est suspendu » (752).

Pourtant, une fois passé l’éblouissement, se pose la question du périmètre de ladite « ambiguïté ». Car le mot est appliqué par Kundera tantôt à un passage donné du roman, tantôt au sens général d’un roman, tantôt aux sentiments (sympathie ou antipathie) éveillés par les personnages du roman. Or ces sens ne se recoupent pas. C’est une chose de dire qu’un personnage nous fait rire même quand il se livre à des actions que notre morale réprouve, c’en est une autre de penser qu’un roman n’est pas manichéen (Anna Karénine), c’en est une troisième de s’interroger sur le sens d’un roman (si, par exemple, Don Quichotte est « une critique rationaliste de l’idéalisme fumeux » ou une « exaltation de ce même idéalisme »). C’est là la première ambiguïté de cette ambiguïté kunderienne, qu’on a du mal à localiser, à circonscrire. Dans son analyse du Quichotte, ce flottement est à son comble, dans la mesure où « l’ambiguïté » est à la fois le mot qui décrit la réalité du monde indéchiffrable que découvre l’écrivain et le principe qui sous-tend l’écriture même de cette découverte : « l’humour » est ainsi « l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les autres [...] », il est « le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude » (770).

Reste que la majorité des exemples que prend Milan Kundera relèvent du domaine moral. La sagesse du roman, dit-il dans « L’héritage décrié de Cervantès », est celle qui vient contrarier notre tendance spontanée à « juger avant de comprendre », à trancher entre le bien et le mal, entre la justice et l’injustice, à les identifier clairement pour épouser un « parti pris moral » (642). Ce désir « inné et indomptable » de juger sans comprendre trouverait dans le roman sa récusation et son antidote :

Suspendre le jugement moral ce n’est pas l’immoralité du roman, c’est sa morale. La morale qui s’oppose à l’indéracinable pratique humaine de juger tout de suite, sans cesse, et tout le monde, de juger avant et sans comprendre. Cette fervente disponibilité à juger est, du point de vue de la sagesse du roman, la plus détestable bêtise, le plus pernicieux mal. Non que le romancier conteste, dans l’absolu, la légitimité du jugement moral, mais il le renvoie au-delà du roman. Là, si cela vous chante, accusez Panurge pour sa lâcheté, accusez Emma Bovary, accusez Rastignac, c’est votre affaire ; le romancier n’y peut rien. (752)

Cette passion de juger est celle que dispensent les religions et les idéologies, ajoute l’auteur. Dans son magnifique « Discours de Jérusalem : le roman et l’Europe », Kundera élargit ce territoire de l’incertitude romanesque à des domaines qui ne relèvent plus ni des dogmes religieux ni de la morale commune, mais touchent à toutes les représentations du monde, y compris celles qui s’appuient sur la raison ou la science :

L’art inspiré par le rire de Dieu est par son essence, non pas tributaire mais contradicteur des certitudes idéologiques. A l’instar de Pénélope, il défait pendant la nuit la tapisserie que des théologiens, des philosophes, des savants ont ourdie la veille. (741)

Le roman serait alors, plus généralement, le lieu de la « complication » : complication morale, complication existentielle, complication ontologique. À ce stade la sagesse du roman semble se confondre avec une leçon de scepticisme, moins un savoir spécifique que l’apprentissage d’un non-savoir, un étonnement ou une perplexité devant la complexité inextricable de l’existence, ce que Kundera appelle ailleurs « le piège qu’est devenu le monde » (669).

Si, sur certaines questions, Kundera se démarque de ses contemporains, cette thèse reste somme toute assez concordante avec ce qui constituait l’air du temps de la critique littéraire et de la poétique au XXe s. Celle qui défendait âprement l’autonomie de la sphère artistique contre les embrigadements politiques, idéologiques et moraux (l’injonction sartrienne de l’engagement était depuis longtemps passée de mode) ; celle qui, sous l’égide des poétiques textualistes, célébrait la polysémie : l’ambiguïté, l’indécidabilité, étaient devenues, dès avant Kundera, une sorte d’étalon d’évaluation des œuvres. Plus une œuvre était ambiguë, plus son degré de « littérarité » était élevé.

Chez Kundera, de même, la définition du roman apparaît plus prescriptive que descriptive. C’est la séduction et – précisément – l’ambiguïté de ces essais que d’osciller entre une théorie du roman et un art poétique, ce que l’on pourrait appeler une histoire affinitaire. La pente généralisante est partout repérable. L’ambiguïté (ou encore l’ironie) serait ainsi coextensive et consubstantielle au roman : « Chaque roman digne de ce mot, si limpide soit-il, est suffisamment difficile par sa consubstantielle ironie » (722) ; « par définition le roman est l’art ironique… »2 La difficulté tient donc à ce que cet attribut de l’ironie, sans être une propriété définitoire du genre romanesque (Kundera est parfaitement prêt à admettre que tous les romans ne sont pas « ironiques », ne reposent pas sur le principe de la suspension du jugement moral), n’en est pas moins le caractère distinctif de l’esprit du roman : elle n’en participe pas moins à son essence plénière. Simplement certains romans passeraient en quelque sorte à côté de leur essence. La suspension du « jugement moral », autrement nommée « ironie » ou « humour », est bien la pierre de touche de la valeur romanesque, celle qui rend un roman « digne » de figurer dans l’histoire du roman. De Rabelais à Gombrowicz en passant par Tolstoï et Flaubert, tous les « vrais » romans seraient porteurs de cette « morale » antimorale : « suspendre le jugement moral ce n’est pas l’immoralité du roman, c’est sa morale » (752).

Cette grille de lecture, sous ses diverses formes, nous en sommes encore les héritiers, comme le rappelle Philippe Forest : « qu’il puisse y avoir une signification éthique à déduire d’un livre passe, en conséquence, pour une inexpiable ingénuité » (Le Roman, le réel et autres essais, éd. Cécile Defaut, Nantes, 2007, p. 263). Elle nous conduit à privilégier spontanément les œuvres ouvertement ambiguës pour en écarter d’autres et, si telle ou telle œuvre « – en raison de son évidente importance – résiste à tel geste d’exclusion, on décidera que sa littérarité tient précisément au fait qu’elle est irréductible à la signification éthique dont elle se prétend pourtant l’expression explicite » (ibid., 263). Elle nous incite à ne jamais nous arrêter au contenu obvie des œuvres, pour en arpenter les lignes de faille ou en explorer les zones d’ombre. Cette attention accordée à la complexité demeure jusqu’à présent la disposition d’esprit la plus féconde pour aborder les textes dans leur complexité.

Mais c’est en raison même de sa fortune critique, qui n’est pas loin de devenir une hégémonie, que ces concepts exigent d’être reconsidérés. Lorsqu’un concept règne seul en maître dans le champ critique, il peut finir par devenir à son tour un obstacle à la connaissance.

La relativité est-elle vraiment le point d’aboutissement de toute réflexion, ou n’en est-elle que le point de départ ? Ainsi, à déclarer d’emblée tout roman (ou tout grand roman) ambigu, il se pourrait qu’on coure un double risque intellectuel et esthétique. Présumer que toute œuvre aboutit à une suspension sceptique ou ironique du jugement, c’est d’abord s’épargner de se demander si l’une des interprétations ne serait pas plus consistante ou plausible que les autres. Kundera déploie toutes sortes d’exemples pour montrer que le roman ne prend pas parti, expose les raisons de tous, les complications de l’existence, pour mieux interdire de juger et va jusqu’à décréter que « dans le royaume de l’ironie règne l’égalité » (890). Mais c’est là un postulat plus qu’une démonstration. Que le roman se déploie dans une sphère du relatif, on en conviendra aisément. Mais cette relativité ne signifie nécessairement ni une équidistance entre les parties ni une indifférence sceptique à la question des valeurs.

Plus encore, s’en tenir à la suspension du jugement, à cette certitude de l’incertitude, n’est-ce pas avoir décidé par avance de la leçon du roman, et ne retenir pour toute vérité que l’absence de vérité ? Pourquoi lire si tout revient à vérifier ses certitudes préalables, fût-ce la certitude que toute certitude nous serait interdite et que tout jugement moral serait disqualifié ou non-pertinent ? Si le roman est une arme de combat contre le dogmatisme, un procès de relativisation généralisée, n’y a-t-il pas quelque paradoxe ou risque de cercle logique, à faire de cette relativisation morale tous azimuts le dogme caché de tout roman ? Le genre voué par excellence à compliquer le monde serait-il condamné à la réitération indéfinie d’un même constat ? Il se trouve que Milan Kundera devait lui-même, sans s’en expliquer, trahir les limites de ce premier état de sa réflexion.

Ainsi, dans « L’héritage décrié de Cervantès » (dont l’origine remonte à 1983), tout à son théorème de l’ambiguïté généralisée du roman, Kundera écrit :

Les religions et les idéologies [...] exigent que quelqu’un ait raison ; ou Anna Karénine est victime d’un despote borné, ou Karénine est victime d’un despote borné, ou K, innocent, est écrasé par le tribunal injuste, ou bien derrière le tribunal se cache la justice divine et K. est coupable. Dans ce « ou bien-ou bien » est contenue l’incapacité de regarder en face l’absence du Juge suprême. À cause de cette incapacité, la sagesse du roman (la sagesse de l’incertitude) est difficile à accepter et à comprendre (642).

On a bien compris que lire correctement Le Procès consiste à ce stade à ne pas trancher entre la culpabilité et l’innocence de Joseph K. : ce serait verser dans une lecture partisane contraire à la sagesse du roman.

Or, il se trouve que, quelque dix ans plus tard, dans Les Testaments trahis (« Les chemins dans le brouillard »), Kundera se livre à une magistrale démonstration en sens inverse. S’en prenant violemment à ceux, Max Brod en tête, qui supposent Joseph K. coupable au seul prétexte qu’un tribunal l’accuse, il reproche à ces lecteurs d’instruire le « deuxième procès contre Joseph K. ».

Pendant le premier procès (celui que raconte Kafka dans son roman) le tribunal accuse K. sans indiquer le crime. Les kafkologues ne s’étonnent pas qu’on puisse accuser quelqu’un sans dire pourquoi et ne s’empressent pas de méditer la sagesse ni d’apprécier la beauté de cette invention inouïe. Au lieu de cela, ils se mettent à jouer le rôle de procureurs dans un nouveau procès qu’ils intentent eux-mêmes contre K. en essayant cette fois d’identifier la vraie faute de l’accusé. [...] K. est coupable non pas parce qu’il a commis une faute mais parce qu’il a été accusé. Il est accusé, donc il faut qu’il meure.3

Kundera choisit alors de lire Le Procès en dépouillant le roman de tous les arrière-mondes possibles, comme l’histoire d’une culpabilisation d’autant plus sournoise qu’elle finit par être admise par sa victime. Instruit par l’histoire des procès de Moscou et de Prague, il voit dans ce roman la description, hallucinante de précision (et d’autant plus qu’elle tire son origine de tout autre chose que d’une idéologie politique), de ce qui allait devenir l’enfer de la justice totalitaire.

Insistons. Kundera ne reproche pas à Brod et aux « kafkologues » d’avoir arraché au roman Kafka son ambiguïté native ; il ne reprend jamais l’argument avancé en 1983 selon lequel il est impossible de trancher entre l’innocence et la culpabilité de Joseph K. Kundera dénonce ce qu’il tient pour rien de moins qu’un contresens. Il invite bien, dans cette lecture, à tenir pour indiscutable la thèse de l’innocence de Joseph K. Il n’est plus du côté de l’ambiguïté mais il engage une lecture de parti pris. Ironique renversement d’ailleurs puisqu’il propose une leçon d’un unilatéralisme décomplexé de l’auteur qui, pourtant, illustrerait plus adéquatement qu’aucun des autres romanciers qu’il cite, la thèse de l’ambiguïté généralisée : car si Kundera a raison de pourfendre les exégètes trop empressés à accabler Joseph K., la question de l’innocence et de la culpabilité ne s’en pose pas moins réellement. (Et, en ce sens, c’est peut-être avec Kafka plus qu’avec Rabelais ou même Cervantès qu’il s’agirait de manier ce concept d’ambiguïté !).

Dire qu’ici Kundera se contredit lui-même n’invalide du reste nullement l’intelligence de son interprétation du Procès. Kundera montre au contraire, par sa rafraîchissante partialité interprétative, combien il eût été regrettable d’en rester au constat pétrifiant d’une indécidabilité du sens. Si donc, pour une œuvre pourtant si essentiellement ambiguë que celle de Kafka, Kundera retrouve les vertus d’une interprétation partisane, n’y a-t-il pas quelque raison d’être prudent vis-à-vis de l’extension illimitée et intempérante du paradigme de l’ambiguïté ?

Cet attachement de Kundera à la thèse de « l’ironie » romanesque était dicté par un motif précis. Il s’agissait de faire comprendre que les grands romans ne tiraient jamais ni leur valeur ni leur éventuelle puissance libératrice de leur propos, mais toujours de la distance que l’énonciation romanesque savait installer avec le monde préinterprété par la morale et l’idéologie. Cette distinction est salutaire : peut-elle être poussée jusqu’au refus de considérer que le roman puisse porter aussi, fût-ce non essentiellement ou obliquement, une doxa identifiable, qui en constitue le sens et en définit la portée ? Kundera semble parfois le penser, comme le montrent deux exemples.

- Son analyse des Versets sataniques de Rushdie dans Les Testaments trahis :

[...] la condamnation de Rushdie apparaît non pas comme un hasard, une folie, mais comme un conflit on ne peut plus profond entre deux époques : la théocratie s’en prend aux temps modernes et elle a pour cible leur création la plus représentative : le roman. Car Rushdie n’a pas blasphémé. Il n’a pas attaqué l’islam. Il a écrit un roman. Mais cela, pour l’esprit théocratique, est pire qu’une attaque [...] Pour [les gardiens du temple], le roman est une autre planète ; un autre univers fondé sur une autre ontologie ; un infernum où la vérité unique est sans pouvoir et où la satanique ambiguïté tourne toutes les certitudes en énigmes.

Soulignons-le : non pas attaque ; ambiguïté ; la deuxième partie des Versets sataniques (c’est-à-dire la partie incriminée qui évoque Mahomet et la genèse de l’Islam) est présenté comme un rêve [...] Le récit est doublement relativisé [...], présenté non comme une affirmation, mais comme une invention ludique [...] » (765-766).

Tout est vrai ici : que le roman de Rushdie ne soit pas porté, sans doute, par une intention blasphématoire ; que tout système dogmatique – religieux ou politique – ne puisse que trouver « insupportable » (pour reprendre sa formule à Jean-Pierre Morel) la liberté sans limite que s’octroient les romanciers à l’égard des vérités sacrées. Mais le propos de Kundera n’en est pas moins biaisé lorsqu’il laisse entendre que le crime de Rushdie, aux yeux de la théocratie iranienne, serait moins d’avoir touché au sacré islamique que d’avoir écrit un roman ironique, que le roman relativiste serait en soi plus subversif que le blasphème, qu’il serait en soi et pour soi un sacrilège. Car c’est bien pour ce que Rushdie dit ou ose suggérer à propos de la révélation coranique qu’il est victime de la première fatwa mondialisée prononcée par un clergé assez peu sensible aux subtilités du second degré. Rushdie se fût-il aventuré sur d’autres terrains que le sacré, il n’eût pas attiré l’ire de théologiens qui n’auraient au demeurant pas pris la peine d’ouvrir son livre. La suite de l’histoire le démontre aisément, qui a vu prononcer des sentences ou menaces de mort contre une romancière sans grand talent (Taslima Nasreen), ainsi que contre des journalistes ou des caricaturistes. S’il est vrai que le roman est l’enfant de la liberté, tout roman n’en devient pas ipso facto soumis à anathème : il faut encore que son objet, que son propos soit incriminable. Le dit compte autant que le dire.

Il semble qu’à défendre âprement la cause sacrée de l’autonomie romanesque, Kundera ait voulu soustraire radicalement le roman au champ de l’opinion, au débat public. Or, s’il est salubre de souligner que les protocoles de lecture littéraire et idéologique ont peu à voir l’un avec l’autre, et même si l’on approuve la thèse de Kundera qui affirme que les débats critiques sur le blasphème ont « tué » le roman de Rushdie en le traitant comme un tract politico-religieux, le roman n’est-il aussi cet art « impur » qui se mêle, selon ses lois propres, aux affaires de la cité ?

- Le second exemple est celui de la censure dans les régimes totalitaires. Là encore, Kundera est à son aise lorsqu’il énonce l’incompatibilité foncière entre le grand roman moderne, enfant de l’ironie et du relativisme, et l’univers totalitaire (647) – ne craignant pas de postuler que cette incompatibilité est plus profonde que celle qui sépare un dissident d’un apparatchik en ce qu’elle est ontologique. Le dissident peut lui aussi succomber au virus de l’idéologie, quand le roman ironique serait immunisé contre le dogmatisme (722) – comme le démontrerait, dans l’histoire des pays socialistes, l’existence d’un art officiel, le réalisme socialiste, qui pendant des années s’employa à endiguer les effets présumés délétères des avant-gardes cosmopolites et bourgeoises.

Pourtant, là encore, le paysage semble plus nuancé. Si l’œuvre de Kafka et d’autres « décadents » furent durablement interdites de séjour, celles de Tolstoï et de Dostoïevski continuaient à y être lues, pour des raisons autres que strictement patrimoniales. La lecture bakhtinienne de Dostoïevski, en désidéologisant le romancier russe (en diluant peut-être le christianisme et l’antisocialisme de l’auteur dans l’hypothèse d’une polyphonie et d’un dialogisme généralisés) n’a peut-être pas été étrangère à l’acclimatation de l’auteur des Démons au régime socialiste : preuve ironique, encore, que parfois, le postulat de la relativité, plutôt que de déranger les dogmes au pouvoir, peut occasionnellement servir à noyer le poisson de la subversion en neutralisant sinon la visée idéologique de l’œuvre, du moins certaines des leçons politiques qu’on pourrait en tirer, à son corps défendant ou consentant4.

L’insistance de Kundera sur le « dire » romanesque, qui serait partout et toujours, dans les romans dignes de ce nom, porteurs d’une vision relativiste hostile à tout jugement s’énonce d’ailleurs – l’a-t-on assez remarqué ? – sous une forme contradictoire. « Suspendre le jugement moral ce n’est pas l’immoralité du roman, c’est sa morale », écrit-il. Il faut prendre cet énoncé à la lettre. Il permet de comprendre que le refus du jugement moral n’est en effet pas un « immoralisme » ni même un amoralisme, mais une forme spécifique d’humanisme : les « arts européens » et « le roman en particulier » apprennent ainsi au lecteur « à être curieux de l’autre et à essayer de comprendre les vérités qui diffèrent des siennes » (TT, 752) ; le roman est le « territoire où personne n’est possesseur de la vérité, ni Anna ni Karénine, mais où tous ont le droit d’être compris » (741). C’est là assurément une des très rares occasions où Kundera est à deux doigts de concéder les limites de son propre relativisme. Elles sont d’abord implicites : car le refus de juger autrui est bel et bien de l’ordre d’une morale – une morale ouverte, une morale non normative ; et une morale du non-jugement qui, comme telle, condamne comme « bête » ou obtuse toute propension à juger (on retrouve ici un cercle logique, qui est celui de tout relativisme conséquent, contraint de se relativiser lui-même).

Cette morale s’énonce parfois aussi sous une forme explicite, en se fondant sur un principe qui ressemble diablement à une forme de bienveillance : être curieux de l’autre, chercher à le comprendre plutôt qu’à le juger, s’ouvrir à l’altérité, est-ce autre chose que se conformer à un code moral qui serait engrammé dans tout roman ? Enfant de l’humour, le roman kunderien serait-il aussi enfant de l’amour ? Nul doute que l’auteur se rétracterait devant une formulation kitschissime ; il n’en reste pas moins que l’intelligence romanesque – faculté intellectuelle – se met ici au service d’une éthique de l’altruisme et de la tolérance. Ne dit-il pas aussi que le roman est hostile au lyrisme (comme si le moi était haïssable), qu’il est hostile à la satire (parce que la satire est jugeuse, qu’elle est fondée sur la dénonciation du mal) et plus encore que le roman est incompatible avec la « haine » (766), qu’un romancier qui écrirait pour régler ses comptes serait guetté fatalement par un naufrage esthétique (766) ? Cela fait assurément beaucoup de vertus pour un « art » relativiste ! Voilà en tout cas qui arrime résolument l’art du roman non seulement à une ontologie spécifique, mais à une déontologie propre, une sorte de serment d’Hippocrate du romancier qui commencerait par énoncer que, de même que le médecin s’engage à préserver la vie de tout homme, le romancier s’engage à traiter avec équanimité tous ses personnages et, peut-être même, toutes les idées – à l’exception de quelques-unes car certaines sont plus égales que d’autres.

Pourtant, pas plus que la tolérance ne peut à elle seule constituer une éthique, le relativisme ne peut constituer la leçon de tout roman : tout au plus en constitue-t-il ce que l’on pourrait appeler la condition de possibilité, le milieu, dans lequel évolue non seulement le roman, mais l’ensemble même de la culture des « temps modernes » une fois que Dieu – et avec lui la matrice théologico-politique de l’ordo médiévale – s’est éloigné du monde.

Kundera était conscient du caractère somme toute circulaire et quasi aporétique de cette conception du roman qui placerait celui-ci sous le règne exclusif du relativisme. Sa lecture du projet cervantin, au demeurant, semble hésiter entre deux perspectives : l’une qui verrait dans le Quichotte le dévoilement du « monde comme ambiguïté », l’autre qui y verrait un roman lui-même ambigu. Les deux ne vont pas nécessairement de pair : on peut dévoiler l’ambiguïté du monde de manière non ambiguë ou, inversement, évoquer de manière ambiguë une réalité qui ne l’est pas. L’ambiguïté est donc à la fois le contenu de la révélation romanesque et sa quintessence poétique et ontologique. Parfois les deux sont mêlés, comme chez Cervantès ou chez Rabelais, précisément peut-être en raison même de leur situation historique, à l’orée des temps modernes.

Si tout roman se bornait à découvrir l’ambiguïté et la complexité du monde, sa contribution à la connaissance du monde se rétrécirait à mesure même que l’humanité s’éloignerait de ce monde ancien qui jugeait avant de comprendre ; et par ailleurs, s’il s’agit de « comprendre » plutôt que de juger, cet effort de compréhension ne porte-t-il pas déjà en lui-même la possibilité qu’un jugement en procède ?

D’une certaine manière, ne peut-on pas considérer que les écrits ultérieurs de Kundera vont chercher à sortir de ce cercle, ou de ce piège herméneutique, en haussant le « relativisme » romanesque à une ambition plus large de connaissance ? Si le carnaval de la relativité généralisée pouvait placer « la sagesse du roman » dans un horizon bakhtinien (Bakhtine n’étant par ailleurs jamais cité), c’est sous l’égide d’Hermann Broch que Kundera va plus tard se placer, en attribuant au roman une ambition « gnoséologique », mais là encore au prix de certaines équivoques et angles morts.

2. Dire ce que seul le roman peut dire

Le propre du roman ?

Dans cette seconde approche, le projet du roman n’est plus simplement de faire apparaître l’ambiguïté du monde ; il s’agit bien d’une entreprise de connaissance, d’« invention ». Un roman n’aurait de justification que parce qu’il aurait découvert une région de l’existence, éclairé un pan inaperçu de la réalité5.

Kundera rappelle que « le sens du modernisme » est « l’effort de chacun des arts pour s’approcher le plus possible de sa spécificité, de son essence » (Le Rideau, 989) : « Les arts ne sont pas tous pareils ; c’est par une porte différente que chacun d’eux accède au monde. Parmi ces portes, l’une d’elles est réservée en exclusivité au roman » (984) ; et la seule « morale » du roman est « la connaissance » (d’après Broch) : « le roman qui ne découvre aucune parcelle jusqu’alors inconnue de l’existence est immoral » (984) Et Kundera, au fil de beaux développements, décline quelques-unes de ces découvertes : celle de la bêtise chez Flaubert, de la dissolution bureaucratique de l’existence chez Kafka, de la dissociation entre nos pensées et nos actes chez Tolstoï, etc. Non seulement tout roman digne de ce nom est une découverte existentielle, mais ce serait même dans cette vertu heuristique que reposerait sa beauté (715).

Une fois encore, il me faut commencer par dire combien ces analyses de Kundera m’ont éclairé. Disons-le : elles ont même justifié mon propre choix des études de lettres. Elles venaient me dire que la littérature n’avait aucun complexe à nourrir vis-à-vis d’autres disciplines réputées plus sérieuses, telles la philosophie, les sciences sociales ou historiques. La littérature ne se contentait donc pas de me dépayser, de me procurer une jouissance esthétique : elle était porteuse d’une connaissance. Cette conviction m’accompagne toujours, cela va sans dire. Mais la radicalité avec laquelle Milan Kundera l’a formulée me semble aujourd’hui plus difficile à assumer.

1/ Est-on sûr qu’une découverte romanesque en est une et qu’elle ne pouvait se faire que dans un roman ? À vouloir installer le roman en majesté, Kundera lui prête parfois des mérites exclusifs, peut-être exorbitants. Lorsque, à partir d’un épisode du roman de Tolstoï, Kundera prête à Anna Karénine d’avoir « mis en lumière l’aspect a-causal, incalculable, voire mystérieux, de l’acte humain » (676), crédite Tolstoï d’avoir exploré le « rôle que l’irrationnel joue dans nos décisions, dans notre vie », ne peut-on lui répliquer que le théâtre l’a précédé dans cette entreprise ? Si les ressorts ultimes de l’action humaine n’étaient pas embrouillés, mêlés, impénétrables, on ne disputerait pas jusqu’à aujourd’hui des mobiles Shylock, de Don Juan, de Cinna, de Lorenzo. L’analytique de l’action humaine n’a pas été moins éclairée (ou complexifiée) par le genre dramatique.

Au-delà même des questions d’interprétation ou d’histoire, dont on peut toujours disputer, les formulations mêmes de Broch ou leur reprise par Kundera ne laissent de poser une difficulté logique. Est-il si aisé de comprendre pourquoi et comment les vérités en question ne pouvaient être dites que dans un roman ? Comment entendre que le roman devrait se mettre « au service exclusif de que “ce que seul le roman peut dire” » (989) ? Une belle méditation sur l’œuvre de Kafka s’achève ainsi : « Grâce à cette [autonomie radicale du roman], Franz Kafka a dit sur notre condition humaine (telle qu’elle se révèle dans notre siècle) ce qu’aucune réflexion sociologique ou politologique ne pourra nous dire » (713). Ces sentences, ces considérations qui traversent tous les essais de Kundera, je les ai moi-même reprises dans mon travail de commentateur et d’enseignant, mais je ne suis plus tout à fait sûr de les comprendre. Kundera ne précise jamais pourquoi telle révélation ou même telle puissance révélatrice seraient réservées au roman, à quelles propriétés du genre romanesque tiendrait ce monopole « gnoséologique ». Il se contente de formuler ces « découvertes », par ses lectures éclairantes de Rabelais, de Gombrowicz, de Broch ou de Kafka.

2/Plus encore, les découvertes en question apparaissent à travers les lectures et les mots de Kundera, qui ne correspondent aucunement à la manière dont ces œuvres ont été reçues et interprétées en leur temps ; or, ces œuvres ont, pour la plupart d’entre elles, été jugées majeures alors même que leur œuvre de « connaissance » n’avait pas été éclairée de la sagacité du lecteur moderne : on a pu louer Flaubert ou Cervantès pour de tout autres raisons que celles qui conduit l’auteur des Testaments trahis à les admettre dans son anthologie. Il faut bien admettre que le jugement esthétique a été établi sur d’autres bases que le contenu d’une révélation ontologique. Il semble que la détermination de la qualité formelle d’une œuvre précède l’élucidation de sa contribution à la connaissance de l’existence humaine, à moins qu’elle n’en constitue le pressentiment, selon la loi que Julien Gracq a pu dégager qui voudrait qu’il y ait toujours l’intuition qu’une réussite formelle recèle une vérité. Il est en tout cas risqué de se lancer dans une histoire du roman fondée sur le seul critère de leur puissance révélante.

3/Sans compter que l’on se heurte infailliblement à une sorte de nœud logique et discursif. À peine cherche-t-on à exprimer ce que seul le roman peut dire, à peine le formule-t-on que l’on démontre qu’il est possible de le dire sous une autre forme, sous la forme d’une proposition, d’une affirmation. L’énoncé « seul le roman pouvait dire ce que je viens de dire » est aussi contradictoire que le paradoxe du menteur qui dit qu’il ment. Dès lors qu’on transpose sous forme d’énoncés propositionnels, de thèses, d’assertions la vérité présumée enclose dans le roman, on semble démontrer par l’absurde que cette vérité pouvait emprunter d’autres formes. Et passe encore que l’on démontre, par exemple, que tel romancier aurait vu avant les penseurs du politique telle ou telle vérité du monde totalitaire ; mais, une fois, cette vérité dévoilée, formulée, qu’est-ce qui empêcherait d’autres discours de s’en emparer, de les reprendre, de les explorer ? Tout ce qui est thématisable et verbalisable sous une forme non narrative peut par définition être dit ailleurs que dans un roman : même l’obscurité de l’existence, même l’insistance universelle de la bêtise, même l’anéantissement bureaucratique du sujet humain. La seule issue logique serait de s’interroger sur ce que veut dire « dire » et d’admettre qu’il s’agit peut-être moins d’un monopole heuristique que d’un privilège d’expression.

Ce cercle logique, il semble difficile de le dépasser. Allons jusqu’au bout de ce paradoxe : décréter qu’un roman est grand parce qu’il aurait découvert une vérité inaperçue jusque-là, à supposer que cela soit démontrable, cela ne revient-il pas à évaluer surtout la qualité et la puissance de sa propre interprétation ? Ce qui est salué dans l’œuvre, dans de tels cas, n’est-ce la reconnaissance des propres intuitions du commentateur ? Mais n’est-ce pas alors l’indice que j’assigne au roman non pas la tâche de me faire découvrir le monde autrement, au risque de prendre à revers mes représentations, mais le mérite de corroborer ma représentation du monde, ou de lui octroyer la plus-value d’un accomplissement esthétique – ce qui expliquerait une propension bien naturelle à aller lire des écrivains avec lesquels on se trouve une parenté spirituelle, une affinité élective ? On ne choisit pas impunément Kafka ou D. H. Lawrence, on ne penche sans raison pour Gombrowicz plutôt que pour Dickens.

Qui parle ?

Peut-être les zones d’incertitude que révèlent les essais de Kundera tiennent-elles à la difficulté du théoricien-praticien du roman qu’il est de déterminer comment pense un roman, qui parle dans un roman et le rôle qui revient à l’auteur. Cette difficulté n’est pas étonnante : elle est la nôtre et notre propre activité critique n’est jamais qu’une tentative plus ou moins maladroite de nous dépêtrer des embarras où tout roman nous place dès qu’il s’agit d’en tirer « du sens ».

Un exemple particulièrement révélateur de cet embarras chez Kundera est sa position à l’égard de l’inscription de la pensée dans le roman. Ainsi, celui qui ne manque jamais de déclarer son aversion pour la réduction de la littérature aux idées, pour les philosophies déguisées en roman, pour tout « asservissement du roman » à « des idées morales ou politiques », n’hésite pas à placer Broch et Musil au sommet du roman européen. Il n’est pas en peine de trouver des arguments pour parer à tout reproche d’inconséquence. Il lui faut alors prouver par exemple que Musil n’est un grand penseur que dans ses romans (Le Rideau, 908), que ses passages méditatifs sont parfaitement intégrés au récit au point de ne plus être ressentis comme un élément étranger ou une interruption (991) et que son roman ne déroge pas au principe qui veut que la pensée authentiquement romanesque soit « toujours asystématique, indisciplinée, expérimentale » (TT, 865). Mais est-il pensée plus systématique que celle de Broch dans Les Somnambules ? Kundera est bien obligé de concéder que, sans doute, la greffe de l’énorme essai sur la « dégradation des valeurs » n’est pas aussi légère et ludique qu’on pourrait l’espérer. Si la réflexion dans le roman devait n’avoir rien à voir avec celle d’un scientifique ou d’un philosophe, si elle devait même être « a-philosophique ou antiphilosophique », on voit mal en tout cas que le roman de Bloch soit moins dogmatique que les romans ou les paraboles philosophiques que vitupère Milan Kundera.

Cette hésitation vaut aussi pour son œuvre personnelle. Interrogé sur les passages essayistiques ou méditatifs de ses romans, il commence par les distinguer de toute intervention extérieure à la matière narrative : même quand c’est lui qui parle, précise-t-il, sa réflexion reste liée à un personnage (AR, 689) ; quand Christian Salmon, insistant, lui fait observer que le discours spéculatif semble parfois décroché du « champ magnétique » du personnage, Kundera rétorque alors que le ton fait la différence : ce ton ne serait pas « sérieux », il est placé sous le signe de l’humour ou de l’ironie. À supposer que cette affirmation vaille pour lui (ce qui reste à vérifier), elle ne vaut assurément ni pour Broch ni pour Musil.

Cette contradiction, comment l’expliquer ? Kundera, alors même qu’il admet et théorise parfois le caractère amorphique du roman, semble se laisser aller à rêver d’un romanesque pur comme d’autres ont rêvé de poésie pure. Alors même qu’il loue la dimension polysémique et polyphonique du roman, il s’inquiète à l’idée que, dans ce plurivocalisme, puisse se faire entendre une voix plus forte, une autorité plus insistante et assertive. Paradoxe d’une esthétique qui porte au pinacle la fonction auctoriale du point de vue esthétique mais continue à minimiser la fonction doxique et affirmative de l’auteur dans son œuvre, en raison même de la prééminence qu’il accorde à la composante interrogative, à la dimension ironique du roman.

À cette hésitation sur le rapport entre roman et pensée il faut en ajouter une autre, plus fondamentale, plus insaisissable, entre ce qu’on pourrait appeler une métaphysique du genre et une poétique de l’intention.

Revenons à l’expression « sagesse du roman » dans le « Discours de Jérusalem » :

Or, le romancier n’est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il n’est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d’Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n’était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l’écoute de cette sagesse suprapersonnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs œuvres devraient changer de métier. (AR, 740)

- On retrouve dans ce passage, au demeurant admirable, le paradoxe de l’auctorialité chez Kundera. L’écrivain qui est de ceux qui ont (avec Nabokov) le plus combattu (presque milité) pour affirmer la souveraineté de l’auteur sur son œuvre (par rapport à ses éditeurs, ses traducteurs et même, on le sait, ses commentateurs), l’écrivain dont la poétique même est la plus concertée, méditée (comme chaque page sur l’art de la composition dans ces textes en témoigne), ce même écrivain aventure ici une idée de la « sagesse du roman » dans des termes qui sont très proches de ceux par lesquels se décrit l’inspiration poétique : le romancier se retrouve dépassé par ses personnages, pris à revers par son récit ; il se voit donc dessaisi de sa propre intention et maîtrise au profit de cette «voix suprapersonnelle ». Kundera admet que Tolstoï aurait pu écrire un autre roman, figurer une autre Anna que celle qu’il a finalement campée, mais juge que ce roman moraliste aurait alors trahi « l’esprit » du roman. C’est donc le roman lui-même, en tant que genre, en tant que disposition poétique et morale, qui penserait ; il y aurait de la « pensée » dans le genre romanesque. Mais cette pensée du roman est en réalité prédéfinie par Kundera qui en connaît la formule : c’est celle du relativisme empathique, qui serait ensuite actualisée ou trahie selon qu’on écrirait un bon ou un mauvais roman, selon qu’on produirait un roman selon l’esprit ou un roman selon l’étiquette. Or, c’est une chose d’affirmer cette réalité que toute écriture déporte le sujet écrivant au-delà de ses intentions initiales ; c’en est une autre de définir à l’avance la direction de cette dérive.

3. La « démocratie » romanesque : politiques du sens

C’est l’existence même de l’inconscient, du non-intentionnel, de l’insu dans la création romanesque qui déconsidère aux yeux de Kundera l’œuvre des romanciers philosophes ou, plus encore, celle de George Orwell, qui semble être pour Kundera l’exemple électif du faux romancier. Orwell n’aurait écrit avec 1984 qu’un « pensée politique déguisée en roman » (TT, 899) ; pis, dans 1984, « ce pourfendeur du totalitarisme a réduit la vie humaine à sa seule dimension politique exactement comme le faisaient tous les Mao du monde » (1139) : « Je refuse de pardonner à cette réduction sous prétexte qu’elle était utile comme propagande dans la lutte contre le mal totalitaire. Car le mal, c’est précisément la réduction de la vie à la politique et de la politique à la propagande. Il réduit (et apprend à réduire) la vie d’une société haïe en la simple énumération de ses crimes » (899). La forme même choisie par Orwell pour son roman totalitaire serait une forme totalitaire.

Ce repoussoir Orwell donne à penser que le roman selon Kundera est tissé de paradoxe :

- un relativisme moral qui n’en porte pas moins, on l’a vu, une éthique de la compréhension d’autrui ;

- une subversion des vérités sacrées qui n’en enveloppe pas moins, on l’a dit, une mystique diffuse de l’écriture romanesque ;

- une conception antipolitique du roman qui n’en est pas moins en connivence avec l’idéal de l’individualisme démocratique, qui voudrait que le personnage de fiction ait sa dignité propre à l’image du sujet d’un État de droit se concevant comme un « individu » autonome :

La société occidentale a pris l’habitude de se présenter comme celle des droits de l’homme ; mais avant qu’un homme pût avoir des droits, il avait dû se constituer en individu, se considérer comme tel et être considéré comme tel ; cela n’aurait pas pu se produire sans une longue pratique des arts européens et du roman en particulier qui apprend au lecteur à être curieux de l’autre et à essayer de comprendre les vérités qui diffèrent des siennes. (TT, 752)

Quelle serait la différence, ici, entre Kundera et Orwell ? Elle tient à ce que le roman selon Kundera n’a pas à être démocratique par intention ; il pourrait même être étranger à toute pensée démocratique : il se trouve corrélé à l’idéal démocratique par une sorte d’isomorphisme. Enfant des temps modernes, le roman est par là même l’enfant de la politique moderne. Et, comme l’a montré intelligemment Nelly Wolf, il y a dans le « libéralisme narratif » de l’art romanesque, dans sa « disposition conflictuelle » et sa « propension au débat » quelque chose qui s’accorde par avance à ce qu’elle appelle « laisser-faire idéologique et éthique requis par la version libérale de la démocratie » (Le Roman de la démocratie, P.U. Vincennes, 2003, p. 81).

Relisant les textes critiques de Kundera, repassant par certaines formules – « le territoire où le jugement moral est suspendu », « la sagesse de l’incertitude », « la certitude qu’il n’y a pas de certitudes » –, on ne peut qu’être frappé par leur proximité avec la manière dont, dans un texte célèbre, le philosophe Claude Lefort évoquait l’avènement de la démocratie. Le régime démocratique est issu, selon Lefort, d’une « désintrication » entre les sphères du pouvoir, de la loi et de la connaissance, chacun de ces trois domaines se trouvant désormais soumis au régime de la délibération, de la contestation, de l’interrogation ; et le philosophe de poursuivre :

L’essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale. (Claude Lefort, Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, coll. Esprit, Seuil, 1986, p. 30)

Comment ne pas rapprocher « le territoire où le jugement est suspendu », « la sagesse de l’incertitude » que constitue le roman de Kundera, de ce régime politique qui se meut dans « la dissolution des repères de la certitude » – laquelle, d’ailleurs, s’est amorcée dès les « Temps modernes » (période de l’avènement du roman). Il ne s’agit pas de rabattre une scène littéraire sur la scène démocratique, mais de repérer que Kundera inscrit sa définition même du roman dans le contexte épistémique et métaphysique de l’âge démocratique, c’est-à-dire fondamentalement d’une crise de la notion de vérité et, plus encore, de l’ordre, de l’autorité.

Le roman qui refuse toute autorité idéologique ou morale – fût-ce celle de l’auteur lui-même toujours déjà dépassé par sa propre fiction – serait à entendre comme un exercice dans lequel à tout moment se rejouent « les idéaux et les normes » (cf. Thomas Pavel, La pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, rééd. 2014, p. 51), où se réactive le doute, où la légitimité de la parole et du pouvoir n’est jamais acquise. L’humour déjoue les grandeurs et désacralise, l’ironie dissout les certitudes et les empêche de se reconstituer. Il est difficile de concevoir la théorie du roman de Milan Kundera hors de ce climat idéologique qui vit naître, dans les années 1960-1980, autour d’Hannah Arendt, de Raymond Aron, de Castoriadis et de Claude Lefort une philosophie de la démocratie, ou plutôt une philosophie comparée de la démocratie et du totalitarisme. De manière générale, toute la poétique de Kundera, alors même qu’elle revendique avec constance l’autonomie de l’histoire du roman, est inséparable d’un climat intellectuel et politique qui s’est employé à réhabiliter la pluralité (pluralisme des idées, mais également pluralité contentieuse des sujets humains, qui est au centre de la pensée politique de Hannah Arendt ou d’un Isaiah Berlin) contre le système, tant dans le domaine politique que de la théorie du texte. De telle sorte que, dans son combat pour le principe d’incertitude, Kundera retrouvait par ses propres voies, apolitiques, les priorités de l’heure européenne. Jusqu’où cette parenté de destin entre théorie politique et politique du sens peut-elle aller ?

Revenons à la formule clé « le territoire où le jugement moral est suspendu » :

- Du point de vue philosophique, elle rappelle la suspension cartésienne du jugement, mais pour mieux s’en démarquer. Car, on le sait, chez Descartes, le doute n’est jamais que provisoire et ne vise qu’à l’établissement d’une connaissance sûre : « Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d’être toujours irrésolus : car, au contraire, tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable, pour trouver le roc ou l’argile » (Discours de la méthode, IIIe partie). De son côté, Kundera enferme le roman dans une sorte de cercle qu’on pourra juger vicieux ou précieux : - le roman s’origine dans le doute et la relativité universels ; - il œuvre néanmoins à la connaissance du monde et de l’existence, c’est même sa raison d’être ; - mais ces découvertes elles-mêmes ne doivent jamais se présenter sous une forme assertive, elles doivent demeurer ludiques et conjecturales.

- Du point de vue politique, on vient de le dire, elle s’inscrit dans cet horizon d’ébranlement de la matrice théologico-politique du Moyen Âge, de la laïcisation du monde et de cette dissolution des repères de la certitude dont Lefort faisait le terreau de la démocratie. Mais, tout comme Descartes entendait ne pas en rester au doute mais fonder des certitudes, le régime démocratique est pris entre une dynamique de délibération continuée de ses normes et valeurs et des tentatives périodiques pour en fixer le cours, fût-ce dans des « Déclarations des droits de l’homme », des codes de loi et l’établissement d’un « ordre » républicain : autrement dit, pour être viable, la dynamique dissolvante, relativiste et individualiste de la démocratie se voit toujours adjoindre un correctif stabilisateur, une autorité normative (qu’un Régis Debray appellera « républicaine »). Or, ne peut-on dire que c’est aussi une des vocations propres du roman que de fixer le mouvant, de donner forme à l’instable, de stabiliser l’expérience étourdissante du temps ou le flux des émotions jusqu’à ériger, à l’image de Proust, des monuments, des cathédrales ? Kundera insiste sur le travail inverse du roman : celui qui consiste à défaire les certitudes arrêtées, les préconceptions du monde et les préjugés moraux, quand d’autres au contraire (on songe évidemment, dans les mêmes années, à Paul Ricœur) voient surtout dans l’entreprise romanesque l’effort de configuration qu’il représente face à un monde donné précisément comme opaque et fuyant.

Là encore, peut-être plus hanté qu’il ne veut bien le dire par l’expérience totalitaire, Kundera paraît avant tout attentif à prévenir toute tentation pour le roman de se reconstituer en proposition idéologique ou militante. Au risque, on l’a dit, soit d’écarter une part considérable de la littérature romanesque, soit d’être dans la situation embarrassante de devoir sous-estimer la visée « dogmatique » ou idéologique de certains grands romans.

Est-il possible de sortir de cet embarras ?

Je proposerai, pour finir, et sans conclure, quelques pistes.

- La première serait de distinguer entre deux niveaux d’ironie au sens kunderien du terme. Si l’on entend par « ironie » ici toute espèce de dissonance ontologique et discursive, cet état de suspension ou de suspicion qui pèse sur la valeur exacte d’un énoncé ou sur la légitimité de l’énonciateur, il est loisible de dire que tout roman (qu’il soit « digne » ou non de ce mot, pour reprendre les termes de Kundera) se meut en effet dans un espace ironisé. (Un bakhtinien dirait peut-être « carnavalisé ».) D’une part en tant que fiction, autrement dit en tant que parole désarrimée du réel vérifiable et connaissable, et dégagée de toute obligation de rendre des comptes à ce réel. D’autre part en tant que récit dont la signification n’est pas enclose dans un énoncé isolable mais se construit à partir de la combinaison de foyers sémantiques disséminés : discours, personnages, composition, modes narratifs, registres stylistiques… Il s’agit d’une parole dérégulée, en déficit de légitimité – même lorsqu’elle se présente sous tutelle auctoriale –, et opacifiée du fait même de ses multiples foyers d’irradiation. Dès lors que la leçon et le sens ne se formulent pas de manière autoritaire et apodictique, mais sont à inférer d’un agencement d’actions, d’épisodes, de discours, les variantes interprétatives seront de facto plus nombreuses et affectées d’un coefficient d’incertitude plus élevé dans la fiction que dans d’autres productions textuelles. Du fait que la fiction accueille une diversité d’expériences et de discours sans stipuler nécessairement des prévalences et des hiérarchies, son interprétation s’expose à la controverse.

Cette caractéristique du roman serait alors à comprendre comme une sorte de propriété transcendantale, de condition a priori de l’avènement d’un genre placé sous le signe de la fiction, de la fantaisie, d’une forme de légèreté : tout roman serait lesté d’une insoutenable légèreté ontologique, à partir de laquelle on pourrait d’ailleurs déterminer les stratégies esthétiques les plus contrastées : - celles qui vont assumer pleinement cette dimension de fantaisie, en jouer pour en tirer toute sorte de ressources expérimentales et ludiques (Cervantès, Sterne, Diderot) ; - celles qui au contraire n’auront de cesse qu’elles n’aient conquis leur légitimité en s’achetant une conduite réaliste, et c’est toute la voie qui va de Richardson au naturalisme, et se place sous l’égide de la vraisemblance, du réalisme, ou du sérieux (roman réaliste, roman à thèse, etc.). Mais cette légitimité ne sera jamais intégralement recouvrée et ne jouira jamais de cette autorité qu’on prête à d’autres formes de discursivité (voir, sur ce point, les études décisives de Pierre Macherey dans A quoi pense la littérature ?).

Mais de ce que la légèreté ontologique est la condition a priori du roman, s’ensuit-il que tout roman serait – ou devrait être – à interpréter à l’aune d’une intention sceptique, d’une visée relativiste, d’une leçon d’incertitude ? On peut en douter. De ce que le signifiant est arbitraire et les mots polysémiques, s’ensuit-il que tout énoncé serait ambigu ? De même qu’on peut actualiser un sens déterminé dans un système linguistique polysémique, le « jeu » entre discours et réalité, signe et référent, n’empêche pas la production d’énoncés non ambigus, ou moins ambigus que d’autres.

Il faudrait ainsi distinguer peut-être entre l’ambiguïté systémique (transcendantale) du genre et l’ambiguïté produite, concertée, modulée selon une échelle graduée qui irait de l’œuvre ouverte au roman à thèse (lequel, Susan Suleiman l’a montré, n’est jamais aussi dogmatique qu’il en a l’air). Dès lors aussi, tout roman n’a pas constamment à assumer à lui seul ni la totalité de l’histoire du genre, ni le cahier des charges de la pluralité humaine. S’il y a des « romans pluralistes » (pour reprendre la notion éclairante de Vincent Message), c’est qu’il y a aussi des fictions non pluralistes, qui ne leur sont pas nécessairement inférieures. S’il y a des romans polyphoniques, il en est d’autres monologiques. Un écrivain a certes la possibilité de ne pas être « un » et de s’ouvrir à la pluralité des voix du monde et des idiolectes. Mais il peut aussi s’autoriser le monologue, le dogmatisme, l’imprécation, le réquisitoire ; il jouit d’un droit inaliénable à la « partialité », pour reprendre une notion de Claude-Edmonde Magny (dans Les Sandales d’Empédocle). Et libre à un auteur de répartir inégalement « l’autorité » des voix et de réguler comme il l’entend le nombre et la température des foyers sémantiques.

- La deuxième issue que je discernerai se situe moins dans le roman lui-même que dans la littérature en général. Plutôt que de chercher dans chaque roman une leçon de relativisme, ne serait-on pas plus avisé de l’éprouver à travers la pluralité des œuvres ? N’est-ce pas tout autant dans l’infinité des livres que dans la pluralité interne de chacun que se joue et se rejoue l’apprentissage d’une sagesse relativiste ? À moins de n’aimer qu’une sorte de livres ou qu’une espèce d’écrivains, lire, c’est apprendre à s’ouvrir aux mondes des auteurs, admettre que leur œuvre, sans être la vérité, se laisse traverser par une vérité. Là où, pour décrire le phénomène de l’immersion narrative, on en appelle à la « suspension provisoire de l’incrédulité », on pourrait, sur le plan de l’interprétation des œuvres, évoquer la suspension provisoire de l’univers interprétatif et axiologique du lecteur au profit du « monde du texte ». Il n’y a d’évidence rien à voir entre le monde de Corneille et celui de Nathalie Sarraute, entre celui de Flaubert et de Dickens, entre le monde de Céline et celui de Singer, mais lire (et admirer) leurs œuvres implique peut-être qu’on reconnaisse en elles une forme de vérité, qu’on y voie à tout le moins l’exploration d’une dimension du monde ou de la conscience propre à nous enrichir. Ce qui n’a pas nécessairement à voir avec une communauté de valeurs morales ou d’idéaux politiques. Le lecteur, en tant que lecteur, doit accepter d’être tour à tour, et alternativement, du côté où l’entraîne l’ouvrage qu’il admire – ou plutôt : le simple fait d’admirer une œuvre implique que l’on se déleste, fût-ce provisoirement, de son bagage idéologique, intellectuel ou philosophique pour emprunter celui du livre.

Corrigeons donc ici le bel axiome kunderien : si le roman n’est pas nécessairement le territoire où le jugement moral est suspendu, c’est la lecture des œuvres, et elle seule, qui attend du lecteur qu’il suspende ses propres valeurs. On devrait pouvoir s’entendre pour affirmer que la lecture de Claudel ou du marquis de Sade, de Marcel Pagnol ou de Franz Kafka, implique la mise en œuvre de dispositifs intellectuels et de dispositions morales différenciés, qui exige d’entrer dans le monde de son auteur, de s’aventurer dans sa région, et donc d’y aventurer ses propres valeurs et ses propres convictions. À la suspension provisoire de l’incrédulité du lecteur (Coleridge), il faudrait donc ajouter celle de son jugement moral sur le monde ou les valeurs portées, explicitement ou non, par l’œuvre littéraire.

Y a-t-il des limites à ce transport que suppose la lecture ? On n’ose dire non, mais on ne se risquera pas à répondre benoîtement par l’affirmative. Cette plasticité éthique, jusqu’où la pousser ? Il me semble entendre déjà l’objection. Si je puis être conservateur ou révolutionnaire, puis-je aussi, le temps de ma lecture, être fasciste ou stalinien ? Je puis être catholique ou juif. Puis-je accepter que ma persona de lecteur soit provisoirement antisémite ? Il faudrait ici faire intervenir plusieurs paramètres complémentaires, dont le moindre n’est pas le talent. Avant de se demander si l’on peut être fasciste avec une œuvre fasciste, il faudrait déjà déterminer si l’on est capable d’admirer une œuvre fasciste et, même dans ce cas limite, discerner si ce n’est pas autre chose que le fascisme qu’on peut s’autoriser à apprécier en elle. Je n’ai jamais considéré qu’on dût aimer Bagatelles pour un massacre et donc souscrire si peu que ce soit à l’antisémitisme de Céline ; mais l’admiration du Voyage au bout de la nuit me semble présupposer qu’on doive surmonter ses réticences personnelles pour consentir provisoirement à en suivre les chemins. Ce n’est pas là idolâtrer une œuvre ni s’aveugler sur ses dangers ; rien n’interdit ensuite à la conscience critique d’opérer sur l’émotion première le travail de décantation analytique qui s’impose devant la séduction de certaines représentations. Mais c’est admettre qu’il y a, dans le sentiment de la valeur d’une œuvre, quelque chose qui relève de la révélation.

Est-il besoin de le dire ? Invoquer ici la suspension provisoire du jugement comme condition préalable non tant des œuvres que de notre rapport aux œuvres, à l’heure de la cancel culture et des trigger warnings, c’est aussi revendiquer le droit de lire et étudier ses œuvres sans avoir à passer par les fourches caudines de nouveaux commissaires politiques ou de vieux procureurs Pinard. Une raison de plus de se ressourcer sans cesse à cette farouche, jalouse et orgueilleuse leçon de liberté de Milan Kundera.

 

1 Toutes nos citations seront tirées de Milan Kundera, Œuvre, II, édition définitive, sous la direction de François Ricard, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2011.

2 Je ne m’attarde pas ici sur l’hésitation terminologique et conceptuelle de Kundera, qui place tantôt l’humour tantôt l’ironie à la source du roman.

3 Ibid., p. 249

4 Cette obsession de l’autonomie radicale de l’œuvre romanesque a une histoire, très largement occultée par la réception française de l’œuvre de Kundera avec l’assentiment de l’auteur. On renverra sur ce point aux analyses de Martin Rizek, Comment devient-on Kundera ?, L’Harmattan, 2001. Rizek y montre, sur la base d’un examen attentif des textes tchèques de Kundera (oubliés, reniés ou révisés) la manière dont l’œuvre, à la faveur de son occidentalisation, s’est résolument dépolitisée.

5 Il va sans dire que cette conception du roman n’a rien d’évident, que ce propre du roman a pu être cherché et trouvé tout à fait ailleurs : éducation, art du dépaysement, édification, etc.).

 


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- Auteur : Philippe ZARD
- Titre : « Le territoire où le jugement moral est suspendu » ? Penser « l’art du roman » avec (après) Milan Kundera
- Date de publication : 27-08-2022
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=302
- ISSN 2105-2816