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COLLOQUES


LES LETTRES FRANCOPHONES, HISPANOPHONES, LUSOPHONES ET LA LATINITE
Le theatrum mundi : à la recherche de l’identité cubaine…

Séverine Reyrolle - (Paris Ouest Nanterre)


Tous les écoliers connaissent cette citation si répétée : « Le monde entier est un théâtre, et tous hommes et femmes, n'en sont que les acteurs1. » C’est en partant de ce postulat sans doute légèrement optimiste que Lynda Gregorian Christian, dans son ouvrage intitulé Theatrum mundi : the history of an idea2, explique que la comparaison du monde à une scène et de la vie à une pièce est un des lieux communs les plus intemporels de la littérature. Au cours d’un vaste et probant voyage conduisant des terres antiques aux modernes pays européens, cette historiographe du théâtre du monde laisse néanmoins le fond de littérature de l’Amérique latine et centrale inexploré. Or, s’il est vrai que les Caraïbes sont une région a priori peu concernée par la culture latine, Cuba fait figure d'exception car la colonisation espagnole en a laissé quelques traces durables. Dès lors, à l'aube du XXème siècle, lorsque le peuple cubain, déchiré entre les différentes cultures qui l'ont façonné et balloté par la succession ininterrompue de nouveaux régimes politiques, s'interroge sur sa place et son rôle dans la comédie humaine, ses dramaturges aussi, vont naturellement faire appel au topos antique du theatrum mundi. Introduit en 1947 par Carlos Felipe dans El Chino3, le théâtre dans le théâtre, exacte transposition dramaturgique de ce topos, va en effet envahir la production dramaturgique cubaine pré et post révolutionnaire. Reste à savoir comment cette fortune subite, particulièrement sensible chez José Triana, Eduardo Manet et Matías Montes Huidobro, participe de la recherche de l’identité cubaine en conduisant à une définition de soi et de l’altérité.
Ainsi, le théâtre dans le théâtre peut apparaitre de prime abord comme un lieu de libération où s’exprimerait idéalement un sentiment d’altérité à l’égard des modèles impérialistes. Il reste néanmoins le produit de différentes esthétiques dramaturgiques, et, plus qu’un lieu de tension, il serait donc un espace de réconciliation où s’affirmeraient certaines filiations. Pourtant, entre les mains des cubains, le théâtre dans le théâtre va être modifié à son tour, et s’avèrera surtout être le lieu d’une construction et d’une autodétermination. Notre travail sera donc pour une large part l’analyse de cette dialectique entre revendication d’un héritage et volonté d’émancipation. Il s’efforcera de montrer que le théâtre dans le théâtre cubain, mélange baroque de culture latine, espagnole, française et afro-américaine est l'un des lieux fondamentaux de la formation et de l'expression de « cette identité mulâtre » dont parlait Nicolás Guillén.

Tout d’abord, le théâtre dans le théâtre est le lieu où les dramaturges cubains choisissent d’affirmer leur irrémédiable différence avec les nations qui ont voulu les assimiler. En effet, dans Su cara mitad4, Matías Montes Huidobro utilise la structure enchâssée afin d’illustrer sans préjugés, son sentiment d’étrangeté, voire même son rejet ontologique à l’égard de la culture nord-américaine. De fait, dans cette pièce, un groupe d’américains décide d’utiliser une thérapie théâtrale afin d’aider Raul, dramaturge hispanophone immigré, à s’intégrer pleinement. Au fur et à mesure que Raul crée la pièce interne portant le titre programmatique de Su cara mitad, la troupe la joue et tente de la corriger afin de l’adapter parfaitement aux codes anglo-saxons en supprimant, notamment le personnage violent du Tiznado, incarnation du démon latin qui habite encore l’auteur. Mais la thérapie échoue puisqu’à la fin de la représentation, Raul finit par mélanger la fiction et la réalité et se tue afin de se libérer de la créature latine de sa pièce enchâssée. Ainsi, le vertige produit par la fusion entre pièce interne et externe, entre illusion et réalité permet de comprendre que l’homme cubain ne peut s’identifier pleinement au monde nord-américain sans sombrer dans une confusion proche de la folie ou plutôt de la schizophrénie. De fait, la bipartition sur laquelle repose le théâtre dans le théâtre illustre avant tout le dédoublement interne de cet être, dont une partie, ou une moitié de visage comme le suggère le titre, ne pourra jamais être assimilée. C’est bien d’ailleurs, ce que révèle Raul lorsqu’il s’écrie à l’acte II : « Il est donc possible que je ne vous aie pas complètement assimilé.5» Le critique José A. Escarpenter le confirme également lorsqu’il évoque la structure métathéâtrale de cette pièce et explique : « ce n’est pas seulement un exercice de virtuosité dramatique ; grâce à elle, l’auteur confronte le monde nord-américain à celui de ses racines hispaniques et souligne ces forces irréconciliables6
Plus encore, les jeux de rôles et de miroir permis par les représentations enchâssées révèlent le refus tacite d’être assimilé au modèle impérialiste espagnol. L’intrigue des Nonnes7, pièce écrite en français par le dramaturge d’origine cubaine Eduardo Manet, le prouve assez clairement. Au lever de rideau on y voit en effet trois hommes en costumes de religieuses jouer la comédie d’une révolte Noire afin d’effrayer une dame de l’aristocratie espagnole, lui soutirer ses biens et mettre fin à sa vie. Mais une fois de plus la représentation dérape, la fiction empiète sur la réalité, et, sous le poids de la culpabilité, les nonnes croient percevoir le début d’une véritable révolution. Elles tentent alors de quitter Haïti tout en maquillant la mort de la Señora. Mais les préparatifs de cette seconde représentation enchâssée ne les conduisent finalement qu’à un autre meurtre, celui de leur cadette Inès, qui, seule, s’opposait à l’assassinat de la dame espagnole ainsi qu’à cette grotesque messe noire. Ainsi, les jeux entre être et paraître du théâtre dans le théâtre de Manet condamnent la frange de la population insulaire qui fuit la révolution, au premier rang de laquelle figurent les aristocrates conservateurs et franquistes issus du colonialisme espagnol. Dans une interview avec Simone Benmussa, l’auteur déclare d’ailleurs : « Dès qu’il y a révolution ou catastrophe générale, les meilleurs sentiments comme les pires sont à découverts. Bon, j’ai pris les pires. C’est le souhait que je fais, ces gens-là, les personnages de ma pièce, doivent être exterminés. J’ai pris ce qui doit être balayé par une révolution8. »
Enfin, si l’on quitte le plan thématique pour celui de l’esthétique, on remarque aussi que les auteurs cubains semblent se désintéresser des modèles de structures enchâssées proposées par le siècle d’or et l’avant-garde théâtrale espagnole. Pour preuve, il faut attendre la fin des années quatre-vingts et la pièce Exilio9 de Matías Montes Huidobro pour trouver une allusion explicite à une pièce de Caldéron de la Barca. L’auteur y propose en effet un subtil jeu intertextuel entre l’une des pièces internes et La vie est un songe10. Nulle trace en revanche sur la scène cubaine de son chef d’œuvre Le grand théâtre du monde11, illustration la plus parfaite du topos du theatrum mundi. Pas le moindre signe non plus des vertigineuses pièces métathéâtrales de Lope de Vega telles Lo fingido verdadero12, ni même des structures subversives offertes par Lorca quelques siècles plus tard dans El público13. Matías Montes Huidobro tente d’ailleurs à plusieurs reprises d’expliquer ce dédain commun pour les modernes productions espagnoles : « Ce peu d’estime s’était installé quelques années auparavant, lorsque la compagnie Lope de Vega nous avait rendu visite et nous avait amené un théâtre qui nous paraissait vieux et ankylosé, conventionnel et bourgeois. Les salles théâtrales, de plus, s’obstinaient à présenter ce qu’il y avait de pire dans le répertoire dramatique espagnol. Ceci, ajouté sans doute à la réalité politique franquiste, [...] et au contact avec d’autres dramaturgies européennes14. » Puis il conclut en confessant les motivations personnelles à l’origine de son rejet des pièces espagnoles et lorquiennes : « La qualité poétique d’une pièce ne détermine pas sa qualité dramatique. Il s’agit d’un élément supplémentaire. C’est pourquoi, bien souvent, je n’ai pas été du tout convaincu, pas même par Lorca15. »
Ainsi, l’utilisation cubaine du theatrum mundi ou de son avatar dramaturgique le théâtre dans le théâtre esquisse une réflexion sur l’altérité permettant, dans un premier temps, de définir l’identité insulaire négativement : être cubain ce n’est être ni nord-américain, ni espagnol. En revanche, contre toute attente, il est un théâtre d’origine latine dont l’influence sur la dramaturgie cubaine - du moins en ce qui concerne l’usage de la technique qui nous occupe - paraisse irrécusable : le théâtre français…
Dans l’un de ses travaux, G.Woodyard évoque déjà l’existence d’une influence française sur les structures enchâssées d’Amérique latine. Il écrit en effet : « Le théâtre tout à fait contemporain d’Amérique latine semble obsédé par les concepts de pièce et d’illusion, par des formes métathéâtrales héritées au moins en partie des français. Bien que Brecht et d’autres aient exercé une grande influence sur le théâtre d’Amérique latine, les influences françaises ont été excessivement fortes tout au long du siècle16. » A Cuba, où les relations avec la France sont très anciennes, (elles datent je le rappelle du 18ème siècle) l’engouement pour nos modèles de dédoublement est bien sûr encore plus prégnant. D’autant plus qu’il se concentre particulièrement autour d’un seul auteur, ce « nouveau « Dieu » de l’époque17 » évoqué par Abilio Estevez, et qui n’est autre que Genet. C’est grâce à lui que le théâtre dans le théâtre cubain va changer de visage. En s’abreuvant largement de ses modèles enchâssés, le procédé spéculaire cubain va en effet devenir non plus un lieu de rejet ou de tension mais au contraire un espace de reconnaissance et de filiation. Pour le prouver, on commencera par faire remarquer que très souvent, comme leur maître français, les dramaturges cubains s’attachent à construire des enchâssements reposant sur une relation entre oppresseur et opprimé. Ainsi dans La nuit des assassins18 de José Triana, trois frères et sœurs Lalo, Beba et Cuca s’enferment dans le grenier de leur maison pour y représenter le meurtre de leurs parents. La représentation interne a ici clairement pour but de se libérer de l’oppression exercée par l’autorité parentale. Mais plus encore, Triana explique que : « l’acte de rébellion des trois frères est aussi dirigé contre l’oppression plus vaste et plus secrète d’une société qui impose l’échec des individus, d’un monde rongé par la soumission aliénée19. » Comme dans Les Bonnes20, le théâtre dans le théâtre permet donc aux spectateurs de glisser du microcosme familial au macrocosme sociétal et d’engager une plus vaste réflexion sur les notions de pouvoir, d’aliénation et sans doute plus que tout, sur le sens profond des ré-volutions. Très vite en effet, on comprend que, comme dans Les Nègres21, la révolte enchâssée de Lalo, Cuca et Beba n’est qu’illusoire et que la situation encadrante va re-volvere justement, c'est-à-dire que tout va rouler en arrière et recommencer sur les mêmes données. Les personnages ont beau adopter l’un après l’autre le rôle du meneur de jeu de la représentation intérieure, tous trois ne recréent finalement qu’un univers aussi arbitraire que celui qui les a forcé à s’aliéner dans ce jeu devenu conspiration… un monde théâtral en somme, fondé sur les apparences et les conventions dans lequel les victimes sont devenues à leur tour les bourreaux...et ce petit jeu vertigineux, vous l’aurez compris, risque de durer encore longtemps. Ainsi en plus des échos avec la violence excessive, l’interchangeabilité des rôles et même la difficulté à agir des Bonnes, comme dans Les Nègres, clôture et éternel retour sont ici couplés, même s’il s’agit d’un couplage disjonctif, comme dirait Deleuze. Aucun doute, théâtre dans le théâtre français et cubain marchent bien main dans la main.
D’autant plus que, et s’il faut une seconde preuve de la filiation franco cubaine, en voici une, le théâtre dans le théâtre des pièces cubaines repose sur une telle confusion entre apparence et essence, entre fiction et réalité que comme chez Genet, on va être amené à parler de perversion du réel. De fait dans La noche de los asesinos la frontière entre pièce cadre et pièce encadrée est très fine. Dans ses recommandations scéniques, Triana le souligne en effet : « lorsqu’ils incorporent les autres personnages, ils doivent le faire le plus simplement et le plus spontanément possible. Ils ne doivent pas utiliser des éléments d’interprétation22. » A l’inverse, on note aussi que les acteurs sortent régulièrement de leurs rôles telle Beba qui, face au cadavre, oublie son statut de policier et s’exclame : « C’est horrible23! » Ainsi l’être et le paraître, la personne et le personnage, s’assemblent et se confondent, ou comme le dit Geneviève Serreau à propos d’une pièce de Genet : « tout se mêle et se contamine, si bien que la vie finit par se perdre dans le limbe de la toile fictionnelle24. » Beba note d’ailleurs discrètement cette absorption, cette perversion progressive du réel par la fiction lorsqu’elle dit : « Le problème c’est qu’on s’habitue ». Ce à quoi Cuca répond : « Mais un jour25.» Cette réponse évasive vient s’ajouter à l’adjectif substantivé « malo » de Beba pour signaler également le risque de réalisation de l’illusion, à savoir, le meurtre effectif de ses parents, ultime forme de perversion du réel en somme, à moins, bien sûr que ces répliques ne fassent aussi partie de leur jeu… Dans ce labyrinthe placé sous le signe l’ambigüité, une seule certitude subsiste, grâce aux structures enchâssées, le théâtre de Triana comme celui de Genet est le lieu « de la glorification de l’Image et du reflet26 ».
Enfin, dans ses pièces, Genet redouble très souvent le théâtre dans le théâtre grâce à des jeux de transtextualité. Ainsi, et pour ne donner qu’un exemple, les personnages de la pièce encadrée des Nègres reflètent ceux de la fiction intérieure du Balcon et le procédé du théâtre dans le théâtre se trouve redoublé dans un vertige étourdissant! Séduits par cette nouvelle variation d’enchâssement intertextuel, les auteurs cubains développent à leur tour des formes théâtre dans le théâtre sur du théâtre dans le théâtre. De fait, dans Exilio de Matías Montes Huidobro, on apprend très vite que Victoria, l’actrice qui joue les deux pièces enchâssées différentes a également interprété Les Bonnes de Genet. Dès le lever du rideau on lit en effet : « Victoria : Et je pense continuer ainsi. Je ne suis pas de celles qui passent leur journée derrière les fourneaux. Même pas au théâtre. Miguel : Mais tu as joué Les Bonnes. Victoria (théâtrale) : C’était un acte rituel27. » Puis plus loin, Victoria mentionne même le dramaturge français : « Je me contenterais bien d’un appartement à La Rampa. Sinon après, on a des histoires avec les bonnes. Genet m’a traumatisée et j’ai horreur d’être Madame.28»
Enfin, suite à l’une de ses tirades, Miguel, son ami poète et acteur s’exclame : « Magnifique! Splendide! La grande actrice transcende le succès de la représentation des Bonnes29. » La réplique de Victoria apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une pièce enchâssée. Dès lors le théâtre dans le théâtre de Exilio se redouble d’une référence au théâtre dans le théâtre des Bonnes...encore que, comme pour maintenir confuse la frontière entre pièce encadrante et encadrée, Victoria rétorque : « Ce n’est pas sûr, c’est cela la réalité30. »
Nous pouvons donc avancer que nous avons progressé d’un pas dans la recherche de l’identité cubaine. D’une définition négative centrée autour du rejet de l’autorité hispano-américaine, nous sommes passés à l’acceptation voire même l’affirmation d’une filiation française. Le théâtre dans le théâtre de Genet, avec sa relation oppresseur/opprimé, sa perversion du réel et ses jeux intertextuels est en effet un lieu certain d’admiration et d’inspiration pour les auteurs cubains. Mais se référer à un modèle ce n’est pas forcément le révérer au point de s’oublier. C’est pourquoi les dramaturges cubains vont finalement nationaliser le théâtre dans le théâtre et le transformer en lieu de la cubanité retrouvée.
Si les structures enchâssées cubaines diffèrent des modèles de l’absurde français, c’est d’abord, parce que le choteo c’est-à dire l’humour ne les quitte jamais. En effet, contrairement au grotesque toujours tragique qui imprègne les pièces métathéâtrales de Genet, chez Manet, même dans les moments les plus macabres, la structure enchâssée introduit une légèreté si subversive qu’elle finit par triompher. De fait, lorsque les Nonnes, élaborent leur second scénario, lorsqu’elles déterrent le cadavre en décomposition de la Señora pour la transformer en Madone, Manet introduit des jeux de mots qui minimisent immédiatement le sérieux de la situation. Ainsi, après s’être exclamée avec horreur : « Elle pèse davantage que lorsqu’elle était en train de crever!…et elle pue davantage que cent chacals pourris! », Sœur Angela avance tranquillement : « Nous leur dirons : là voilà, elle est morte en odeur de sainteté mais ne vous approchez pas trop parce que le souffre est un parfum des dieux en comparaison de l’arôme des Saints morts31… », introduisant ainsi un jeu de mots oxymorique, un calembour franchement comique. Puis alors qu’Inès se démène désespérément pour soutenir le poids du corps de la morte, Sœur Angela, en véritable metteur en scène, médite et se livre longuement à des considérations esthétiques telles : « Il faudra aussi la peigner… peut-être lui faire quelque chose à la figure32… », créant alors un décalage d’ordre comique. Ainsi sur ce modèle, dans le théâtre dans le théâtre cubain, le rire emporte tout, ne respecte rien et devient presque une éthique pour affronter la vie. C’est bien ce que nous suggère d’ailleurs la mère supérieure lorsque, observant le petit manège d’Angela, elle déclare : « Le rire est le propre de l’homme. Celui qui rit sera toujours bien reçu33. »
Le choteo témoigne aussi, et ce sera notre second point, d’une vision du monde plus optimiste que celle des pièces métathéâtrales de Genet. De fait, le caractère circulaire des structures enchâssées cubaines semble reposer avant tout sur l’espoir d’une purification progressive des pulsions, d’une lente libération des fantasmes, bref sur la possibilité d’un avenir tourné davantage vers la vie que vers la mort. Dans un entretien avec Abelardo Estorino sur La nuit des assassins, José Triana explique en effet : « cela m’a toujours énormément préoccupé parce qu’à moi on me dit : « regarde comme tu détruis les choses, quel défaitiste, quelle morbidité et quel manque d’optimisme dans l’avenir tu as. » Alors je me croise les bras et je dis : mais ces gens-là qu’ont-ils vu ? Parce que si on joue la pièce de cette façon on fait une chose vitale qui est de détruire les fantasmes, les mythes des relations familiales34. » Et quand bien même, on refuserait cette éventualité, sous le prétexte qu’aucune amélioration ne figure explicitement dans le texte, on n’en conclura pas pour autant que le cercle infini de ces répétitions est tragique. Au contraire, ce qu’il révèle c’est simplement une calme acceptation de la nature profonde de l’homme, de cet homo ludens que nous sommes. Le jeu, proclame in fine la circularité des structures cubaines, est consubstantiel à l’homme, à la culture, au lien social et à la création des civilisations. Le briser, c’est briser l’homme. Et à Matías Montes Huidobro de conclure : « Quel que soit le moment, voilà le Cubain qui fait du théâtre 35
Enfin, si les structures enchâssées cubaines sont moins nihilistes que les françaises, c’est parce qu’elles montrent que la réalité y est toujours accompagnée de son cortège d’étrange, de demi-jour et de merveilleux. Ainsi au début de La noche de los asesinos, Beba et Lalo usent du pouvoir hallucinogène des mots pour convaincre Cuca de jouer son personnage : « Deux et deux font quatre. Sherlok Holmes allume sa pipe logique 36. » ; « Si tu es notre ennemie, montre nous tes dents : mords. Révèle-toi37.» Puis, Lalo ouvre la représentation avec une invocation grandiloquente : « Oh Aphrodite, éclaire cette nuit d’imprécations38. » qui transforme alors la représentation intérieure en un rituel magique où ils vont peu à peu entrer en possession des caractères qu’ils représentent et acquérir leur force. Leur exercice dramatique se passe en effet exactement comme dans le rite de possession yorouba où un saint ou un gardien s’empare de l’initié qui cesse d’être lui pour devenir celui qui le possède! Enfin, leur représentation est rythmée par une autre caractéristique des rituels hérités de la Santeria cubaine : l’appel du sang. Celui-ci culmine au moment où Cuca et Beba jouent les policiers et s’exclament : « Beba : Ca sent mauvais. Cuca : Il y a des tâches de sang partout. Beba : J’ai dans l’idée qu’ils ont tué deux porcs au lieu de chrétiens39. » Ainsi, dans les œuvres cubaines, l’apparition du théâtre dans le théâtre est indissociable de la magie et des rituels de la religion afrocubaine. Autrement dit, il révèle cette bipartition permanente de l’être cubain entre sa réalité désenchantée et l’héritage de pratiques religieuses et mystiques africaines qui lui permettent de l’affronter.
Encore un pas de parcouru donc. Un pas qui nous permet cette fois d’affirmer que le théâtre dans le théâtre, tout en rendant hommage à ses racines et sa patrie d’adoption, parvient à exprimer sa terre d’origine et son essence profonde. En introduisant dans les structures génetiennes une pointe de choteo, un brin d’homo ludens et une touche de réalisme merveilleux, les dramaturges insulaires ont cubanisé la structure enchâssée et retrouvé la seconde moitié de leur identité.
Malgré son apparence mensongère, le théâtre dans le théâtre est donc un authentique outil de recherche et de confession de soi et ceci, les cubains l’ont parfaitement compris. Sur la scène insulaire, le theatrum mundi est bien ce bastion, ce galet parfait, que les vagues des siècles, des cultures, et des tempêtes politiques ont poli afin d’y inscrire la quête et la volonté d’affirmation d’une identité théâtrale cubaine. Des hommes tels que Manet, Triana et Huidobro y ont gravé leur définition de l’altérité, puis leur acceptation d’un certain héritage métathéâtral européen, tout en montrant une étonnante capacité d’appropriation au service de leurs propres vérités culturelles…Il y aurait encore beaucoup à dire sur la cubanisation de la métaphore latine du theatrum mundi, sur cette structure métisse et transculturelle au sens où l’entendait Todorov. Je vous demanderai donc de prendre ces quelques notes pour ce qu’elles sont : une approche préliminaire visant simplement à réveiller l’intérêt et à multiplier les études sur un théâtre délaissé et sur une structure dramaturgique révolutionnaire. Alors la prochaine fois que vous entendrez parler de Cuba, de ses cigares et de sa salsa surtout n’oubliez pas, Cuba c’est aussi cela…


1 SHAKESPEARE, As you like it. Acte II, scène 7: « All the world's a stage, / And all the men and women, merely players. »

2 GREGORIAN CHRISTIAN Lynda, Theatrum mundi : the history of an idea, New York and London, éd. Garland, 1987.

3 FELIPE Carlos, El Chino, La Habana, Cuba, éd. Universidad de las Villas, 1959.

4 MONTES HUIDOBRO Matías, Su cara mitad in Teatro cubano contemporaneo, Antologia, DOMINGUEZ ESPINOZA Carlos (dir.), Madrid, éd. Centro de Documentación Teatral, Fondo de Cultura Economica, Sociedad Estatal del Quinto Centenario,1992, p.632-703.

5 Ibid, p.657 : « Es posible que entonces no los haya asimilado del todo. »

6 Ibid, ESCARPENTER A. José « Una confrontación con trama de suspense », p. 623-629 : « no es solo un ejercicio de virtuosismo dramatico [sino] que mediante ella el escritor confronte el mundo norteamericano […] con el de sus raíces hispánicas […] [y] subraya estas irreconciliables fuerzas. » 

7 MANET Eduardo, Les Nonnes, Paris, éd. Gallimard, « L’Avant-Scène » n°431, 1er août 1969.

8 Ibid., « Entretien avec Simone Benmussa, Eduardo Manet et Roger Blin », p.7.

9 MONTES HUIDOBRO Matías, Exilio, Honolulu, éd. Persona, 1988.

10 CALDERON DE LA BARCA Pedro, La vie est un songe, Arles, éd. Actes Sud, « Babel », 1997.

11——————, El gran teatro del mundo, Madrid, éd. Catedra, « Letras hispanicas », 1974.

12 VEGA CARPIO Lope de, Lo fingido verdadero, in Obras escogidas, Madrid, éd. Turner, « Bilioteca Castro », 1966.

13 LORCA GARCIA Federico, El público, Madrid, éd. Catedra, « Letras Hispanicas », 1987.

14MONTES HUIDOBRO Matías, el teatro cubano en el vortice del compromiso 1959-1961 Miami, Florida, éd. Universal, « Polymita », 2002, p. 177 : « Esta poca estimación había quedado establecida desde unos años atrás cuando nos visito la compañía Lope de Vega y nos trajo un teatro que nos parecía viejo y anquilosado, convencional y burgués. Las salas teatrales, además, se empeñaban en presentar lo peor del repertorio dramático español. Esto, unido posiblemente a la realidad política franquista, […] y el contacto con otras dramaturgias europeas. »

15 Ibid., p.203 : « La calidad poética de una pieza no determina su calidad dramática. Se trata de un componente más. De ahí que muchas veces no me hay sentido del todo convencido ni siquiera con Lorca.»

16 WOODYARD George « Myths and Realities in Latin American Theater : The French Connection » in Myths ans realities of contemporary french theater, Alfred Cismaru, Patricia M. Hopkins, Diane S.(dir.), , Texas Tech University, 1985, p. 37: « The very contemporary theater in Latin America, seems obsessed with concepts of play and illusion, metatheatrical forms at least partially inherited from the French. Although Brecht and others have exerted great influence on the theater in Latin America, the French connections have been exceedingly strong throughout the century. »

17 ESPINOSA D. Carlos Teatro cubano contemporaneo, op. cit., p. 853.

18 TRIANA José, La noche de los asesinos, Cuba, éd. Casa de las Américas, 1965.

19 ESPINOSA D. Carlos Teatro cubano contemporaneo, op. cit, p.30 : « el acto de rebeldía de los tres hermanos, se dirige también a la opresión mas vasta y secreta […] de una sociedad que impone el fracaso de los individuos, de un mundo corroído por la sumisión alienada. »

20 GENET Jean, Les Bonnes, Paris, éd. De l’Arbalète, 1947.

21 —————, Les Nègres, Paris, éd. De l’Arbalète, 1958.

22 TRIANA José, La noche de los asesinos, op.cit., p. 2 : « al realizar incorporaciones a otros personajes deben hacerlo con la mayor sencillez y espontaneidad posible. No deben emplearse elementos caracterizadores.»

23 Ibid., p. 33 : « ¡es horrible!”

24 SERREAU Geneviève, Histoire du « nouveau théâtre », Paris, éd. Gallimard, « Idées », 1966, p. 135.

25 TRIANA José, La noche de los asesinos, op.cit., p. 52 : « Beba : Lo malo es que uno se acostumbra. » «Cuca : Pero algún día. »

26 GENET Jean, « Comment jouer Le Balcon »in Œuvres complètes. IV, Paris,éd Gallimard, 1953, p. 276.

27 MONTES HUIDOBRO Matías, Exilio, op.cit. p .12 : « Victoria : Y así pienso seguir. Yo no soy de las que se meten en la cocina. Ni siquiera en el teatro. Miguel : Pero tú hiciste Las criadas. Victoria : (Teatral) Aquello fue un acto ritual.»

28 Ibid., p. 22-23 : “Me conformo con un apartamento en La Rampa. Después vienen los líos con las criadas. Tengo el trauma de Genet y me horroriza ser señora. »

29 Ibid., p.23 : « ¡Magnifico! ¡Estupendo! ¡La gran actriz supera el éxito de Las criadas! » 

30 Ibid., p.23 : « Eso no es cierto, esto es la realidad .»

31 MANET Eduardo, Les Nonnes, op.cit., p. 19.

32 Ibid, p.19.

33 Ibid, p.19.

34« Détruire les fantasmes, les mythes des relations familiales », entretien d’Abelardo Estorino avec Jose Triana et Vicente Revuelta in Cahiers Renaud Barrault, n°75 : « Jeune théâtre d’Amérique latine », Paris, éd. Gallimard, 1er Trimestre 1971, p.9-22.

35 MONTES HUIDOBRO Matías, Persona, vida y mascara en el teatro cubano, Miami, Florida, éd. Universal, 1973, p. 19: « En cualquier momento nos encontramos al cubano haciendo teatro. »

36 TRIANA José, La noche de los asesinos, op.cit.,p. 9 : «Dos y dos son cuatro. Sherlok Holmes enciende su pipa lógica.»

37 Ibid., p. 9 : « Si eres nuestra enemiga, enseña tus dientes : muerde. Revélate.»

38 Ibid., p. 12 : « Oh, Afrodita, enciende esta noche de vituperios.»

39 Ibid.,p. 63 : « Beba : Esto huele mal . Cuca : Hay manchas de sangre por todas partes. Beba : Me luce que han matado a dos puercos, en lugar de cristianos.»


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- Auteur : Séverine Reyrolle - (Paris Ouest Nanterre)
- Titre : Le theatrum mundi : à la recherche de l’identité cubaine…
- Date de publication : 14-09-2011
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=82
- ISSN 2105-2816