Le paysage sonore au temps de Noël dans la littérature française et britannique au XIXe siècle

Amandine Lebarbier
Université Paris Nanterre
LIPO (EA 3931)

Citer
Amandine Lebarbier, « Le paysage sonore au temps de Noël dans la littérature française et britannique au XIXe siècle », dans Revue Silène, Url : https://www.revue-silene.com/04_paysage_sonore_noel

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Sommaire

Noël ne serait pas noël sans les traditionnels chants de noël : au plus récent Petit Papa Noël de Tino Rossi de 1946 répondent des chants plus anciens comme le Stille Nacht de 1818, devenu chez nous Douce Nuit, ou le Jingles Bells et ses cloches, voire le plus ronflant Minuit Chrétiens de Placide Cappeau mis en musique par Adolphe Adam en 1847. À la période de noël, les chants s’invitent partout, comme une bande sonore associée à cette fête de fin d’année, avec des tubes provenant de chants parfois très anciens ou devenus cultes par le biais de films plus récents, comme le fameux All I want for Christmas is you, reprise d’une chanson de Mariah Carey (1994), dans la bien traditionnelle comédie romantique de noël à l’américaine, Love Actually (2003).

Comme en témoigne la publication de recueils de chansons propres à la période qui nous intéresse ici, cette tradition de chanter à noël des chants de noël est très présente au XIXe siècle, et ce dans de nombreux pays européens. Et c’est dans un premier temps ce qui va m’intéresser dans cet article : quelles sont les musiques que l’on chante à noël ou qui sont composées pour la période de noël ? Où chante-t-on, à quel moment de la célébration de la fête, et quel répertoire musical est convoqué dans ces festivités ?

Après ce bref panorama historique, je m’intéresserai à la manière dont la musique, et plus généralement la matière sonore, est utilisée dans deux contes de noël, A Christmas Carol de Charles Dickens (1843) et Conte de noël de Guy de Maupassant (1882).


Musique et esprit de Noël :
l’ambiance sonore dans l’univers sensoriel de noël

Dans un premier temps, j’aimerais m’intéresser à la musique composée et chantée spécialement pour les festivités de noël. Il y a d’abord la musique que l’on entend à l’église pour la célébration de la messe de noël et qui fait l’objet de publications à part, sous forme de recueils dédiés, ou qui justifie la création de petits livrets spécialement imprimés pour les messes de noël. Les messes peuvent aussi être accompagnées de moments musicaux de plus grande ampleur, avec des partitions composées spécialement pour la célébration, à l’image de l’Oratorio de Noël de Camille Saint-Saëns, créé le 24 décembre 1858 à l’Église de la Madeleine à Paris.

En corollaire, à la période de noël1, on programme des fééries – avec une thématique religieuse ou profane –, dont les livrets sont construits sur des sujets en lien avec la fête de noël. C’est le cas par exemple de l’Arbre de noël2 joué au théâtre de la Porte Saint Martin en 1880 et dont l’écho dans la presse3 témoigne du succès de ce type de productions au moment des fêtes de noël. Organisé en trois actes et en trente tableaux, le livret reprend des éléments de plusieurs contes bien connus du public, dont des motifs de l’intrigue de Casse-Noisette puisque des jouets magiques, notamment une poupée, vont prendre vie sur la scène.

À côté de ces spectacles et festivités musicales de grande ampleur, il existe aussi un large répertoire de chansons de noël, chantées dans l’espace ecclésial mais aussi dans la rue et dans les foyers, et qui participent à faire de cette fête de noël une fête sonore. Pensons à ce titre au Stille Nacht, heilige Nacht4 créé en 1818 et traduit ensuite dans le monde entier, lequel insiste bien d’abord sur la matière sonore propre à Noël, en l’occurrence le silence de la nuit, avant, dans les traductions françaises et anglaises tout du moins, d’introduire le son des pipeaux des bergers et les Alléluia des anges.

Un poème français célèbre au XIXe siècle et maintes fois mis en musique5 dans le siècle est « Noël » de Théophile Gautier, publié en 1852 dans Emaux et Camées.

Anselmé Vinée, 1er Noël, sur une poésie de Théophile Gautier, Paris, G. ricordi, s.d., Bibliothèque nationale de France, département de musique, côte FOL-VM7-17369, numéro de notice FRBNF43323720 
© BnF, image en ligne sur Gallica, NUMM-393226. 

Le poème reprend la scénographie bien connue du Jésus dans la crèche ainsi que des éléments du Stille Nacht allemand. Là aussi, la bande sonore du poème revêt une grande importance : elle renvoie au temps chrétien avec le son des « cloches » et contient aussi un chœur d’anges qui chante « Noël ! Noël » à des bergers.

On trouve des versions plus ou moins heureuses de ces airs de noël empreints d’un imaginaire chrétien, comme c’est le cas pour cette Balade de Noël de Désiré Dihau qui date de 1888 :

Désiré Dihau, Ballade de Noël, sur une poésie de Jean Richepin, Paris, Bathlot-Héraud, 1888, Bibliothèque nationale de France, département de musique, côte VM7-50046, numéro de notice FRBNF42954872 
© BnF, image en ligne sur Gallica, NUMM-318287.

Le frontispice de la partition annonce le registre pathétique des paroles de la chanson, une poésie de Jean Richepin construite sur une opposition entre les enfants qui auront des jouets à Noël et les autres, trop pauvres6, qui n’auront rien. Notons que le frontispice rappelle ici certaines illustrations du conte La petite fille aux allumettes d’Andersen (1845).

Plus généralement, des recueils de chansons publiés dans le siècle permettent d’avoir une idée plus précise du répertoire de prédilection des pays envisagés. En Angleterre, citons le Christmas Carols, Ancient and Modern de William Sandys publié en 1833, ou le Garland of Christmas Carols, Ancient and Modern de Joshua Sylvester en 1861.

Dans son ouvrage Noël dans les pays étrangers publié au tout début du XXe siècle, monseigneur Chabot offre un état des lieux intéressant de l’organisation des festivités de noël dans plusieurs pays d’Europe au XIXe siècle. Au chapitre « Noël dans les Pays du nord » – dans lesquels il regroupe la Suède, la Norvège, l’Angleterre et l’Allemagne – on trouve par exemple la description d’un noël en Angleterre, présentant des éléments que l’on retrouvera dans
A Christmas Carol de Charles Dickens :

Jadis, la veillée de Noël, après la prière et les exercices de piété accoutumés, on allumait des cierges et, avec une grande solennité, le chef de famille mettait dans l’âtre une bûche appelée Yule-Log, ou Christmas Block. Elle était allumée avec un tison provenant de la bûche de l’année précédente. Tant qu’elle durait, il y avait force rasades, chants et narrés d’histoires7.

Il revient également sur la tradition des chanteurs ambulants en Angleterre :

Pendant la nuit de Noël, les chanteurs de Christmas carols vont se faire entendre à la porte des maisons ; on les désigne sous le nom de Waits. […] D’autres chanteurs s’en vont par les rues, mendiant pour eux-mêmes les quelques pence (sous) que la générosité des veilleurs veut bien leur donner. Dans quelques contrées de l’Angleterre, les enfants se réunissent pour aller de cottage en cottage, chanter des Glees (chansons à refrain)8.

Pour cette reconstitution, Monseigneur Chabot s’est en réalité appuyé sur un texte de l’auteur américain Washington Irving, Sketch Book, publié entre 1819 et 1820, dans lequel cinq sections sont consacrées à Noël, en particulier à une fête de noël que le narrateur a passée autrefois dans le Yorkshire. Le texte offre ainsi une reconstitution du déroulement des festivités de noël au début du XIXe siècle et, pour ce qui nous intéresse ici, donne des précisions intéressantes sur la place que tenait la musique dans ces festivités.

Dans la première section intitulée « Christmas », le narrateur fait l’apologie de la musique jouée et chantée à l’église, le soir de Noël :

Never have I been more sensible of the sanctifying effect of church music than when I have heard it thus poured forth, like a river of joy, through the inmost recesses of this great metropolis, elevating it, as it were, from all the sordid pollutions of the week, and bearing the poor world-worn soul on a tide of triumphant harmony to heaven.

Je ne connais pas de plus puissant effet de la musique sur les affections morales que celui qui se produit lorsqu’on entend le chœur tout entier et l’orgue aux puissants éclats entonner à Noël une antienne dans une cathédrale, et remplir tous les points du vaste édifice d’une triomphante harmonie.9

À cette fonction morale de la musique évoquée ici, écoutée et chantée dans l’espace ecclésial, répondent, lors de la veillée de noël, des chansons qui accompagnent la soirée : en effet, le maître de maison, maître Simon, interprète une « bonne vieille chanson de noël »10. Après le souper, c’est la danse qui s’invite dans les festivités. Mais c’est surtout au moment d’aller se coucher que le narrateur est témoin d’une scène qui renvoie aux festivités musicales ambulantes évoquées précédemment dans le texte de Monseigneur Chabot et que nous retrouverons dans plusieurs des Contes de noël de Dickens.

I had scarcely got into bed when a strain of music seemed to break forth in the air just below the window. I listened and found it proceeded from a band which I concluded to be the Waits from the neighboring village. They went round the house, playing under the windows. I drew aside the curtains to hear them more distinctly. The moonbeams fell through the upper part of the casement; partially lighting up the antiquated apartment. The sounds, as they receded, became more soft and aerial, and seemed to accord with the quiet and moonlight.

Je m’étais à peine plongé dans mes draps que je crus entendre des accords de musique éclater dans l’air précisément au-dessous de la croisée. J’écoutai, et je découvris qu’ils provenaient d’un groupe : d’où je conclus que c’étaient les violons de quelque village environnant. Ils faisaient le tour de la maison, jouant sous les fenêtres. Je tirai les rideaux pour entendre plus distinctement. Les rayons de la lune traversaient la partie supérieure de la lourde fenêtre, éclairant en partie le haut de cette antique pièce. Les sons, à mesure qu’ils s’éloignaient, devenaient de plus en plus doux et aériens, et semblaient s’harmoniser avec le silence et cette nuit de clair de lune.11

Enfin, à la section « Christmas Day », le narrateur raconte avoir été réveillé le matin par des « Christmas Carols » interprétés par de jeunes enfants venus demander l’aumône :

I rose softly, slipt on my clothes, opened the door suddenly, and beheld one of the most beautiful fairy groups that a painter could imagine. It considered of a boy and two girls, the eldest not more than six, and lovely as seraphs. They were going the rounds of the house and singing at every chamber door, […].

Je me levais doucement, passai sans bruit mes vêtements, ouvris tout à coup la porte, et aperçus l’un des plus féériquement délicieux petits groupes qu’un peintre pût imaginer. Il se composait d’un garçon et de deux filles, dont l’aîné n’avait pas plus de six ans, et beaux comme des séraphins. Ils faisaient le tour de la maison, et venaient ainsi chanter à toutes les portes.12

Cette tradition des chanteurs ambulants de noël que l’on retrouve en particulier en Angleterre fait de la musique une force dynamique qui vient apporter, voire imposer, le fameux « Christmas spirit » dans l’espace de la rue et dans les foyers.


Le paysage sonore dans le conte de noël au XIXe siècle


Dans un second temps, je souhaiterais m’intéresser à l’univers sonore qui se déploie dans deux contes de noël, A Christmas Carol de Charles Dickens (1843) et Conte de noël de Maupassant (1882). A Christmas Carol est le premier des Contes de noël que Charles Dickens publie en 1843 et dans lesquels l’écrivain britannique recense tout ce qui renvoie à la mythologie de noël : le feu de cheminée, la neige qui tombe dehors, les agapes, le sapin, les veillées au coin du feu, l’esprit de noël enfin qui veut que ce soir-là, à cette période-là, la charité chrétienne se répande sur le monde et vienne redonner foi en l’humanité ! Vaste programme.

Il y a dans ces contes une dichotomie structurante entre un dedans et un dehors : un dehors hostile où l’on a froid, où l’on marche d’un pas vif, les joues rougies par les températures extrêmes, les mains rentrées dans les poches, et un dedans, un foyer au double sens du terme, renvoyant à la fois à la maison et au feu qui brûle dans l’âtre et qui doit réchauffer le corps et le cœur, un dedans où l’odeur prometteuse d’une dinde en train de dorer annonce les agapes à suivre.

Tous les sens sont sur-sollicités dans les contes de noël et participent d’une écriture sensorielle où la musique joue un rôle important. Parmi les bruits et les sons de noël, il y a d’abord les cloches et les clochettes dont parle Karin Ueltschi dans son Histoire véridique du Père noël13. La clochette fonctionne justement sur ce rapport dedans / dehors puisqu’elle signale l’arrivée, l’entrée, elle annonce une irruption inhabituelle. Au XIXe siècle, les cloches entrent de plain-pied dans l’imaginaire de noël par la chanson « Jingle Bells » composée par James Lord Pierpont en 1857. Il y a aussi les cloches de l’église qui appellent au contraire vers l’extérieur, rappelant que la fête est avant tout un temps chrétien.

Dans A Christmas Carol, les cloches jouent un rôle important puisqu’elles sonnent les heures implacablement et annoncent à la fois le temps qui passe mais aussi les venues successives des fantômes venus hanter le vieux Scrooge. Mais les sons et la musique renvoient surtout à l’allégresse de noël à laquelle précisément le personnage de Scrooge ne veut pas se mêler, une allégresse qui se manifeste dans l’espace de la rue, alors que Scrooge se réfugie dans son étude :

All these boys were in great spirits, and shouted to each other, until the broad fields were so full of merry music, that the crisp air laughed to hear it!

Tous ces enfants étaient de belle humeur et ils échangeaient tant de cris d’allégresse que les vastes champs s’emplissaient d’une musique joyeuse et que l’air sec et vif riait de les entendre !14

Dans cette relation dedans / dehors, la musique permet de créer un lien de contiguïté entre les deux espaces, notamment par le biais des chanteurs ambulants qui viennent frapper aux portes, forcer les portes à s’ouvrir sur l’espace de la rue et sur l’espace où se célèbre noël. Et c’est justement, là aussi, ce que se refuse à faire Scrooge. Non seulement il n’ouvre pas sa porte mais, par le trou de la serrure, il menace le pauvre chanteur ambulant d’un coup de règle :

The owner of one scant young nose, gnawed and mumbled by the hungry cold as bones are gnawed by dogs, stooped down at Scrooge’s keyhole to regale him with a Christmas carol: but at the first sound of 
“God bless you, merry gentleman!”
   Scrooge seized the ruler with such energy of action, that the singer fled in terror, leaving the keyhole to the fog and even more congenial frost.

Le possesseur d’un jeune et maigre nez, grignoté et mâchonné par le froid comme les os sont rongés par les chiens, se baissa devant le trou de serrure de Scrooge pour le régaler d’un chant de Noël, mais aux accents de :
« Dieu vous bénisse, joyeux messieurs,
Que rien ne vienne vous troubler ! »
   Scrooge s’empara de la règle avec un geste d’une telle énergie que le chanteur s’enfuit épouvanté, abandonnant le trou de la serrure au brouillard et au gel, mieux approprié encore.15

Partout, dans le conte, les bruits de noël s’invitent dans les descriptions qui filent souvent des métaphores musicales pour rendre compte de cette ambiance sonore. Aussi en raclant la neige des trottoirs, les gens font-ils « une musique frustre »16, aussi les plateaux de balance sur les comptoirs des magasins rendent-il un « son joyeux »17, aussi, le froid « jou[e] »-t-il « du pipeau pour faire danser le sang dans les veines »18.

Plus généralement, la musique dans la nouvelle de Dickens renvoie aux divertissements de la fête, divertissements auxquels le vieux Scrooge ne veut pas participer mais auxquels, naguère, il avait pris plaisir. C’est bien ce que cet itinéraire temporel et spatial va lui permettre de comprendre. Lors de son premier voyage dans le passé, il est transporté dans une veillée de noël dansante, avec pour seul orchestre un violoniste de maigre talent mais capable à lui tout seul de faire danser toute une assemblée. Plus loin, c’est Tiny Tim qui chante à sa famille une romance pendant que l’on déguste des châtaignes tout juste cuites sur les braises de l’âtre et que l’on boit à la santé de Scrooge, malgré tout :

[…] and by-and-bye they had a song, about a lost child travelling in the snow, from Tiny Tim, who had a plaintive little voice, and sang it very well indeed.

[…] et puis Tiny Tim leur chanta une romance où il était question d’un enfant perdu dans la neige ; Tiny Tim, qui avait une petite voix plaintive, la chanta très joliment, en vérité.19

La romance met en abyme la situation déjà pathétique de la famille Cratchit mais fonctionne aussi comme un divertissement pour la famille.

La dernière fonction, sûrement la plus importante, que revêt la musique dans A Christmas Carol, renvoie à la capacité du medium musical à déclencher chez l’auditeur une réminiscence, empreinte de nostalgie. La musique permet en effet de relier entre eux les noëls passés, présent et futurs et devient le lieu d’une révélation identitaire chez le personnage. La scène se déroule chez le neveu de Scrooge :

After tea, they had some music. For they were a musical family, and knew what they were about, when they sung a Glee or Catch, I can assure you: especially Topper, who could growl away in the bass like a good one, and never swell the large veins in his forehead, or get red in the face over it. Scrooge’s niece played well upon the harp; and played among other tunes a simple little air (a mere nothing: you might learn to whistle it in two minutes), which had been familiar to the child who fetched Scrooge from the boarding-school, as he had been reminded by the Ghost of Christmas Past. When this strain of music sounded, all the things that Ghost had shown him, came upon his mind; he softened more and more; and thought that if he could have listened to it often, years ago, he might have cultivated the kindnesses of life for his own happiness with his own hands, without resorting to the sexton’s spade that buried Jacob Marley.

Après le thé, on fit un peu de musique, car c’était une famille de musiciens, et je vous assure qu’ils savaient à merveille chanter a capella des chœurs et des fugues. Topper, surtout, faisait gronder sa voix de basse, sans gonfler les grosses veines de son front ni devenir rouge comme un coq. La nièce de Scrooge jouait fort joliment de la harpe ; elle joua, entre autres morceaux, un petit air tout simple (un rien ; vous auriez appris à le siffler en deux minutes) ; et c’était un des airs favoris de la petite fille qui jadis allait chercher l’enfant Scrooge à l’école, comme le lui avait rappelé le Fantôme des Noëls passés. Quand cette mélodie se fit entendre, toutes les choses que l’Esprit avait montrées lui revinrent à la mémoire ; il s’attendrit de plus en plus et songea que, s’il avait pu l’écouter souvent, des années auparavant, il aurait sans doute cultivé les douceurs de l’amitié en cette vie, pour son propre bonheur20.

Ayant enfin renoué avec l’esprit de noël, Scrooge peut désormais goûter à nouveau au plaisir de l’ambiance sonore de noël, ne plus être agressé par elle, ne plus chercher à la fuir mais au contraire l’apprécier pleinement, comme en témoigne la fin du conte qui intègre une ultime référence à la musique :

“A merry Christmas to you!” And Scrooge said often afterwards, that of all the blithe sounds he had ever heard, those were the blithest in his ears.

« Un joyeux noël, Monsieur ! » Et Scrooge déclara souvent plus tard que de tous les sons joyeux qu’il eût jamais entendus, c’étaient ces paroles qui avaient résonné le plus joyeusement à ses oreilles.21

Venons-en à présent à un parfait contre-exemple à cette utilisation de la musique dans la fiction de noël en étudiant Conte de noël de Maupassant, publié en 1882. Le conte est introduit par un récit cadre dans lequel nous apprenons que le narrateur est un ancien médecin de campagne ayant travaillé autrefois dans un petit bourg de Normandie dans lequel s’est déroulé une fête de noël particulièrement angoissante. Le début du conte est d’ailleurs construit sur une atmosphère sonore anxiogène :

[…] aucun bruit ne traversait plus la campagne mobile. Seuls les corbeaux, par bandes, décriaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur vie inutilement […] On n’entendait rien que le glissement vague et continue de cette poussière tombant toujours22.

Le silence de la neige qui tombe et le croassement des corbeaux, voilà le tableau sonore de cette veillée de noël. On apprend ensuite qu’une étrange malédiction plane sur les habitants de ce petit bourg, malédiction qui se traduit justement par des bruits inquiétants : « On prétendit qu’on entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui passaient »23. Enfin, ce sont les cris de désespoir de la femme d’un paysan, possédée par un esprit malin, qui viennent compléter ce sinistre paysage sonore. Nous voilà donc aux antipodes de l’ambiance féérique de noël, des chants et autres réjouissances attendus ce jour-là : toute la ville est en effet terrorisée par cet épisode de possession ; dès lors, la cloche de l’église qui invite les habitants à venir célébrer la messe de noël revêt elle aussi une symbolique bien différente que celle qu’elle avait par exemple chez Washington Irving : « la cloche de l’église se mit à sonner, jetant sa voix plaintive à travers l’espace morne, sur l’étendue blanche et glacée des neiges24 ». Notons qui plus est que la cloche est accompagnée des hurlements de la possédée portée de force dans l’église dans l’espoir que l’office de noël la sauve de sa malédiction.

La messe se déroule ainsi dans une ambiance sonore qui mélange les hurlements de la possédée d’un côté, que l’on traîne de force jusqu’au chœur et que l’on maintient à terre, et le Te Deum de l’autre, entonné par l’assemblée pour conjurer l’exorcisme… Le chant de noël, et en particulier le chant religieux, en plus de revêtir ici une dimension inquiétante et funèbre se voit donc aussi investi d’une dimension apotropaïque.

Pour conclure, la musique fait donc indéniablement partie de l’univers de la fête de noël, contribuant d’abord à créer une atmosphère sonore propre à la période, revêtant ainsi une dimension folklorique, empruntant à la fois à un répertoire sacré et profane, voire caractérisée justement par un syncrétisme entre les deux. Mais la musique, les sons associés à noël sont aussi chargés, dans la fiction comme dans la vie, d’autres fonctions plus profondes : fonction apotropaïque, fonction morale, pouvoir de réminiscence.

On notera que dans les deux contes de noël étudiés, celui de Dickens et celui de Maupassant, malgré les deux atmosphères sonores fort différentes qui les caractérisent, la musique finit toujours par faire triompher le fameux « esprit de noël ». Elle est utilisée pour que celles et ceux qui se sont égarés reviennent dans le droit chemin de la morale chrétienne : Scrooge, l’avaricieux égoïste renoue avec l’amour de son prochain et reprend plaisir à entendre dans les rues de sa ville les « Merry Christmas » enjoués des habitants ; la possédée de la nouvelle de Maupassant se libère quant à elle de l’esprit du Malin grâce à la puissance des cantiques chantés à l’office de noël, en particulier d’un puissant Te Deum.


1. Elles peuvent aussi être programmées dans le courant de l’année. L’Arbre de noël est ainsi représenté pour la première fois le 5 octobre 1880.

2. Charles Lecoq, L’Arbre de noël, sur un livret de M. Leterrier Vanloo et A. Mortier, 1880.

3. Voir par exemple le compte-rendu qui en est fait dans La Lanterne de Boquillon, « Théâtres », 13e année, n° 393, 24 octobre 1880, p. 16 ou le compte-rendu de George Grand dans Le Nain jaune, 15e année, n° 598, 10 octobre 1880, p. 3. Notons également que Le Ménestrel du 3 octobre 1880 propose déjà certaines partitions de la féérie comme le rondo de la Poupée ou la grande valse du ballet.

4. Les paroles du chant ont été écrites par Joseph Mohr. La musique est de Franz Xavier Gruber.

5. Voir notamment dans le siècle les partitions de Paul Amiet, Rhené Baton, Théodore Dubois, Charles Grisart, Paul-Lucien Hillemacher, etc.

6. Désiré Dihau, Ballade de Noël, sur une poésie de Jean Richepin, Paris, Bathlot-Héraud, 1888, p. 3-4 : « Bonbons, joujoux, cadeaux devant le bébé riche et triomphant / Mais quelle âpre et triste journée pour les pauvres, repas de vent ».

7. Monseigneur Chabot, Noël dans les pays étrangers, Pithiviers, Imprimerie Moderne, 1906, p. 21.

8. Ibid., p. 21-23.

9. Washington Irving, Le Livre d’esquisse (1819-1829), traduit de l’anglais pas Théodore Lefebvre, Paris, Poulet-Malassis, 1862, p. 189.

10. Ibid., p. 210.

11. Washington Irving, Le Livre d’esquisse, op. cit., p. 213.

12. Ibid., p. 214.

13. Karin Ueltschi, Histoire véridique du père Noël, Imago, 2012, chapitre 1.

14. Charles Dickens, A Christmas Carol (1843), dans Contes de noël, traduit de l’anglais par Marcelle Sibon et Francis Ledoux, Paris, Gallimard, 2012, p. 71.

15. Ibid., p. 49-50.

16. Charles Dickens, A Christmas Carol, op. cit., p. 92 : “the people made a rough, but brisk and not unpleasant kind of music”.

17. Ibid., p. 94 : “It was not alone that the scales descending on the counter made a merry sound”.

18. Ibid., p. 143: “piping for the blood to dance to”.

19. Ibid., p. 106.

20. Charles Dickens, A Christmas Carol, op. cit., p. 114.

21. Ibid., p. 143.

22. Guy de Maupassant, « Conte de noël » (1882), dans Joyeux Noël, Histoires à lire au pied du sapin, Paris, Gallimard, 2015, p. 81.

23. Ibid.

24. Ibid., p. 85.