Nadezhda Washington
Aix Marseille Université
CIELAM
4-SILENE-Noel_rite_passage-Washington
La féerie L’Oiseau Bleu est un des sommets du théâtre symboliste, ainsi que de l’œuvre du dramaturge belge Maurice Maeterlinck. Écrite en 1905, elle représente une synthèse des recherches esthétiques et philosophiques de Maeterlinck, tout en marquant un tournant dans son théâtre, qui sort définitivement de l’atmosphère du tragique quotidien des premières pièces. Un optimisme inégalable de ce conte pour enfants et adultes se révèle à travers le thème de Noël, que Maeterlinck aborde avec la liberté du dramaturge-novateur, auteur de L’Intruse, des Aveugles, d’Intérieur.
Bien que la fête de Noël ne soit pas l’événement principal de la pièce, L’Oiseau bleu reste un des spectacles de Noël les plus connus du théâtre mondial. C’est à Constantin Stanislavski que le dramaturge confie la création mondiale en 1908, depuis laquelle le vol de L’Oiseau bleu autour du monde continue sans interruption. En plus d’un siècle, L’Oiseau bleu a eu des mises en scènes remarquables de New York à Tokyo, en passant par les théâtres de Paris, Londres, Vienne, Berlin, Prague, Sofia et bien d’autres, ce qui montre que le message de Noël de Maeterlinck est universel et s’élève au-dessus des cultures, voire des religions.
Le genre de L’Oiseau bleu porte les traits, selon Paul Gorceix, d’une féerie à grand spectacle, d’un conte de Noël et d’un Märchen symbolique, qui est « une heureuse combinaison […] de Volksmärchen, conte de fées d’inspiration populaire, et de Kunstmärchen, philosophique, symbolique, à l’instar des créations novalisiennes, tieckiennes ou hoffmanesques »1. En mettant un voyage initiatique au centre du conte de Noël, Maeterlinck analyse Noël en tant que mythe, à la façon dont il traite la matière des légendes médiévales dans ses petits drames pour marionnettes, c’est-à-dire en réorganisant les éléments des contes et des légendes dans un tissu dramatique complexe.
Notre lecture a pour but d’observer comment le dramaturge traite les éléments du mythe de Noël dans sa pièce, conciliant fête sécularisée et quête initiatique. Un regard interdisciplinaire, au croisement de la littérature, de l’anthropologie et de la psychanalyse, nous permet de supposer que Noël en tant qu’événement dans L’Oiseau bleu représente un rite de passage. Pour aborder le texte de Maeterlinck de ce point de vue, nous analyserons le thème central de la pièce, à savoir le voyage des enfants Tyltyl et Mytyl, d’abord comme un rêve, ensuite comme une quête traditionnelle et enfin comme un rite d’initiation.
Le songe d’une nuit de Noël
Le thème de Noël dans L’Oiseau bleu est inséparable de celui du rêve, et s’inscrit dans les recherches symbolistes de Maeterlinck dans le domaine du songe, qui traversent son œuvre à partir des premiers poèmes, suivis des textes Onirologie (1889) et Introduction à une psychologie des songes (1892). Dans ces ouvrages, l’auteur réfléchit sur l’importance du rêve dans l’imaginaire littéraire et expose les principes de son écriture, destinée à dire l’indicible. Pour le dramaturge, le théâtre est en son essence « le temple du rêve »[2], qui le met en scène en tant qu’espace, action et énoncé.
Les douze tableaux de L’Oiseau bleu s’enchaînent comme la succession des scènes d’un songe, ce qui rend possible un voyage sans motif de route. Les « images successives »3 – la formule d’Henri Bergson empruntée par Tancrède de Visan pour désigner ce moyen d’expression de Maeterlinck – est un trait de la poésie et du théâtre symbolistes. Dans le contexte du conte de Noël, c’est le sommeil et les songes de l’enfant qui s’entrelacent pour devenir la condition nécessaire du miracle.
Un exemple parlant de la scène miraculeuse vue par un enfant est décrit dans l’autobiographie de Maeterlinck, Bulles bleues, souvenirs heureux, dont l’un des souvenirs les plus vifs de l’enfance est « La trilogie féerique », à savoir les trois grandes fêtes : Saint-Nicolas, Noël et les Étrennes, dont « la reine des reines était la Saint-Nicolas »4. La description de l’apparition des cadeaux évoque le songe dans ses aspects du rêve et du sommeil, en tant que travail d’imagination à la fois diurne et nocturne :
Au pied de chaque table s’étalaient, scrupuleusement reproduits dans le ciel, les jouets que nous avons choisis nous-même à « la foire de Leipzig », dans une vieille maison flamande, sous le beffroi et tenue par deux innocentes et vieilles filles, les sœurs Le Broquy, mandatrices attitrées de saint Nicolas. La marche du miracle était très simple. Du doigt, on désignait chez elles les poupées, les polichinelles, les soldats, le cheval mécanique, le chef de gare, le sabre et le mousquet à vent, la citadelle, l’entrepôt, la cuisine, le salon, le navire à ressort, la chambre à coucher, l’épicerie, l’arche de Noé, la bergerie que l’on désirait. Elles en avisaient le saint qui les trouvait sans peine dans les célestes réserves et venait en personne, la nuit de sa fête, les descendre dans la cheminée principale ; après quoi, l’un des anges qui l’accompagnaient les rangeait sur les tables du salon ou de la salle à manger. Bien que nos parents ne prissent guère de précautions pour ménager notre crédulité, jamais le moindre doute n’effleurait notre esprit. C’était bien ainsi que tout se passait.5
En décrivant sa propre expérience de l’anticipation du miracle, Maeterlinck affirme avoir exprimé le principe même de croyance : « Rien ne trouble la foi des enfants; elle n’est que l’image anticipée et le symbole de la foi ou de la crédulité des hommes et des peuples »6. La période de Noël représente ainsi la manifestation de la foi humaine, dont l’expression pure et initiale est la foi de l’enfant, qui guide les personnages de L’Oiseau bleu, quel que soit leur âge.
La pièce s’ouvre comme un rêve de Noël, dont les premières répliques du dialogue entre le frère et la sœur créent un effet d’interruption du silence de la nuit :
Tyltyl. – Mytyl ?
Mytyl. – Tyltyl ?
Tyltyl. – Tu dors ?
Mytyl. – Et toi ?…
Tyltyl. – Mais non, je dors pas puisque je te parle…
Mytyl. – C’est Noël, dis ?…7
Ce dialogue se transforme très vite en une grandiose fête de Noël avec les attributs de la fête bourgeoise de la fin du XIXe siècle : l’arbre de Noël, les lumières, la musique, les cadeaux et les gâteaux, mais le dramaturge compose cette scène pareillement à sa pièce Intérieur, c’est-à-dire que l’action principale se déroule dans une maison fermée que les deux personnages du premier plan observent par la fenêtre, en commentant ce qui s’y passe. Ici, c’est la fête de Noël chez les enfants riches en face de la cabane du bûcheron, vue et commentée par Tyltyl et Mytyl. Cette scène reflète un phénomène social du XIXe siècle, décrit par la sociologue française Martyne Perrot dans son article « Noël, de l’enfant quêteur à l’enfant gâté. Le sens d’un passage », qui démontre une certaine privatisation de la fête de Noël, devenue à l’époque une fête de famille, notamment de la famille bourgeoise, et contrastant avec la quête enfantine traditionnelle. Maeterlinck prend ainsi un sujet répandu dans l’imagerie de Noël de la fin du XIXe siècle, représentant « l’enfance pauvre et errante »8, épiant la fête des maisons riches par les fenêtres. Dans son livre Le cadeau de Noël : histoire d’une invention, Martyne Perrot remarque que la fenêtre y devient un écran qui divise les milieux sociaux. Si impénétrables que ces milieux puissent paraître, Maeterlinck se réfère à cette imagerie tout en atténuant le contraste, car la première didascalie décrit la cabane de bûcheron comme « simple, rustique, mais non point misérable »9.
Dans la description de la fête, Maeterlinck fait entrer en scène l’imagination par deux biais : d’un côté celle des personnages, qui mélangent leur description de l’événement avec les détails imaginés, et de l’autre celle des spectateurs, car à la différence d’Intérieur, la fête se passe hors-scène, et les spectateurs sont invités à l’imaginer d’après la description donnée par Tyltyl et Mytyl. L’espace onirique qui se crée dans l’imaginaire prépare l’arrivée des personnages fantastiques et la quête féerique qui suit.
La rhétorique du rêve organise ainsi la structure de la pièce, permettant au dramaturge de faire parler le silence, ce qui était le but de son premier théâtre, car pour Maeterlinck, le rêve, tout comme la mort, est silencieux. Cette idée est formulée déjà dans Onirologie : « Je ne crois pas qu’on entende ordinairement un son en rêve, c’est-à-dire un véritable son de rêve, et non un bruit effectif et extérieur qui, grâce à la mobilité du songe, peut parfaitement s’adapter à l’un de ses épisodes »10. Elle trouve une interprétation théâtrale dans le premier tableau de L’Oiseau bleu, où la scène de l’apparition de la Fée Bérylune est encadrée par les coups à la porte de plus en plus insistants. Si la première série des coups annonce la visite de la Fée, la dernière montre bien que c’étaient ceux du Père Tyl, ce qui crée un écart dans la temporalité du rêve et de la veille, tout en mélangeant le réel et l’imaginaire, dont la rencontre s’effectue dans la nuit de Noël.
La quête enfantine de Noël
La quête enfantine traditionnelle est le motif principal du conte, où le frère et la sœur se mettent en route pour trouver un mystérieux oiseau bleu. Les enfants sont accompagnés des animaux et des éléments qui leur révèlent leurs âmes : Le Chien, La Chatte, La Lumière, L’Eau, Le Feu, Le Lait, Le Sucre et Le Pain. Le but de la quête des enfants est la guérison de leur voisine, que seul l’oiseau bleu est capable d’apporter. Ainsi, l’oiseau d’origine céleste est un cadeau symbolique, qu’il s’agit à la fois de demander et d’offrir. Le motif de guérison en fait même une étrenne au sens étymologique, renvoyant à Strenia, la déesse romaine de la santé. En tant que symbole, l’oiseau bleu souligne les liens de l’œuvre de Maeterlinck avec le romantisme allemand, et se réfère à la fleur bleue qui est le but ultime de la quête mystique du personnage principal d’Henri d’Ofterdingen de Novalis.
Dans l’écriture symboliste de Maeterlinck, le motif de la quête s’étend sur plusieurs plans de Noël à la fois. Premièrement, c’est le temps du passage entre le monde sacré et le monde profane, incarné par Saint Nicolas et ensuite par le Père Noël. Deuxièmement, les enfants dans ce conte sont guidés par le personnage de la Lumière, ce qui évoque l’étoile de Bethléem et la quête des rois mages. Troisièmement, leur voyage dans un groupe de personnages fantastiques se réfère à une tradition païenne des guisarts en France, des mummers en Angleterre et aux États-Unis, ou encore celle des ряженые en Russie, tous les trois mots désignant un déguisement. Dans l’article « A typology of Mumming »11, Herbert Halpert mentionne également les exemples des groupes de skaklers de Sheltand (Canada), les belsnickles allemands et la tradition autrichienne de perchtenlauf.
Les bandes de guisarts, selon l’anthropologue Arnold Van Gennep, étaient connues en Europe depuis le Moyen Âge et ont existé jusqu’au XXe siècle. Dans le fameux texte Le Père Noël supplicié, Claude Lévi-Strauss décrit la quête des guisarts, qui « vont de maison en maison, chanter et présenter leurs vœux, recevant en échange des fruits et des gâteaux. Fait significatif, ils évoquent la mort pour faire valoir leur créance »12. Le double rôle des enfants dans ce contexte s’explique par leur statut de passeurs entre le monde des vivants et celui des morts. Melvin M. Firestone, dans le texte « Mummers and Strangers in Northern Newfoundland »13, décrit l’archétype de Runaway, un vagabond dangereux qui n’a pas de maison et vit en état permanent d’évasion. Ce type, associé aux quêteurs, serait une personnification parfaite de l’angoisse de la mort et de la peur des morts lors d’une période transitoire de l’année. Dans L’Oiseau bleu, cette angoisse est accumulée dans la phrase de la mère Tyl, « Je vais les perdre aussi, comme j’ai perdu les autres ! »14 qui évoque ses sept enfants morts, dont la rencontre devient possible dans la période de Noël.
Maeterlinck reprend l’aspect théâtral des guisarts aussi bien que leur importance symbolique. Le deuxième tableau de L’Oiseau bleu, dont l’action se passe dans le palais de la Fée, représente une scène de déguisement et un défilé des habits féeriques, qui révèlent le caractère de chaque phénomène et se réfèrent à d’autres personnages de folklore. Vu le caractère onirique de l’action, il nous paraît possible de décrire cette méthode de Maeterlinck par le terme de condensation venant de l’ouvrage de Freud L’Interprétation des rêves (1899), et désignant un énoncé onirique qui réunit plusieurs éléments du contenu latent du rêve dans son contenu manifeste.
Ainsi, le conte Peau d’Âne, dans la version de Charles Perrault, est évoqué à travers la robe « couleur-du-temps » de l’Eau, et la robe « couleur-de-lune » de la Lumière. Comme le Petit Poucet, dont le costume est emprunté par Tyltyl, comme Gretel et Cendrillon, qui ont donné la robe et les pantoufles à Mytyl, le personnage de Peau d’Âne évoque l’escapade d’une figure parentale dangereuse, qui évoque à son tour le mythe de Saturne dévorant ses enfants. Saturne ou Chronos est présent dans L’Oiseau Bleu par le personnage du Temps qui apparaît avec ses attributs, la faux et le sablier, dans le dixième tableau, lequel se passe au Royaume de l’Avenir, le lieu où les enfants attendent leur naissance.
Tyltyl. – Qu’est-ce que c’est le Temps?
L’Enfant. – C’est un vieil homme qui vient appeler ceux qui partent...15
Dans ce fragment du dialogue, la question de Tyltyl est suivie d’une simple explication de l’enfant, qui contient l’idée de la mort au nom de la naissance. Les deux événements sont présentés comme inséparables et inévitables, en évoquant le sens des Saturnales, les fêtes-prototypes de Noël, qui reflètent la mort et la naissance de l’année.
Le motif d’un roi veuf et d’une belle-mère méchante dans Peau d’Âne et Cendrillon crée aussi un lien avec le conte L’Oiseau bleu de Marie-Catherine d’Aulnoy. Le titre choisi par Maeterlinck fait écho à la culmination poétique du conte de Madame d’Aulnoy, soit le dialogue entre la princesse Florine et l’Oiseau bleu. Cette métaphore d’une conversation entre les âmes s’accorde avec les aspirations de Maeterlinck en tant que dramaturge et théoricien du théâtre, qui soutient l’idée que le véritable dialogue n’a pas besoin de paroles, comme il l’explique par exemple dans son essai Le silence :
Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres. Les lèvres ou la langue peuvent représenter l’âme de la même manière qu’un chiffre ou un numéro d’ordre représente une peinture de Memlinck, par exemple, mais dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire ; et si, dans ces moments, nous résistons aux ordres invisibles et pressants du silence, nous faisons une perte éternelle que les plus grands trésors de la sagesse humaine ne pourront réparer, car nous avons perdu l’occasion d’écouter une autre âme et de donner un instant d’existence à la nôtre…16
La possibilité du dialogue de l’être humain avec d’autres formes d’êtres vivants, que l’on trouve dans Henri d’Ofterdingen de Novalis ou dans le conte de Madame d’Aulnoy, est présenté par Maeterlinck comme un instant éphémère, qui n’advient que la nuit de Noël. Les personnages muets du conte de Maeterlinck reçoivent le don de la parole pour rappeler à l’homme que le vrai dialogue s’élève au-dessus des mots, comme le dit la Lumière dans sa dernière réplique : « Rappelez-vous bien que c’est moi qui vous parle dans chaque rayon de lune qui s’épanche, dans chaque étoile qui sourit, dans chaque aurore qui se lève, dans chaque lampe qui s’allume, dans chaque pensée bonne et claire de votre âme… »17
La nuit de Noël, qui rend possible un tel dialogue, est ainsi une période liminale, pour employer le terme de Van Gennep. Elle révèle la nature transitionnelle de la période sombre du solstice d’hiver, dont on peut entendre une allusion dans la phrase de la Chatte adressée à la Nuit : « C’est le commencement de la fin »18. La nuit de Noël se présente ainsi dans « sa dimension a-topique et u-chronique »19, selon l’expression de Stéphane Floccari, un non-lieu dans lequel on veille en attendant le retour de la lumière.
La nuit liminale
Le passage entre la Vieille et la Nouvelle année est symboliquement représenté par les personnages de la voisine Berlingot et de sa petite fille, qui est guérie à la fin de la pièce grâce à la tourterelle de Tyltyl qu’elle reçoit en cadeau. « Oh ! qu’elle ressemble à la Lumière !... »20, dit Tyltyl, en regardant la fille, à quoi Mytyl répond : « Elle est bien plus petite »21. La réplique de Tyltyl « Sûr !... Mais elle grandira… »22 révèle le sens profond de Noël, en tant que célébration du retour de la lumière.
La Lumière est alors le personnage le plus important de la pièce, qui guide les enfants et les accompagne même au risque de périr. Lorsque la Fée au début de la pièce révèle les conditions de la quête : « tous ceux qui accompagneront les deux enfants, mourront à la fin du voyage »23, c’est la Lumière qui est prête à les accompagner sans hésitation. En décrivant ce personnage comme « une lumineuse Vierge d’une incomparable beauté »24, Maeterlinck souligne que le noyau de la fête n’est pas chrétien, ce qui ressort également d’une courte réplique de la Fée introduisant ce personnage aux enfants :
Tyltyl. – C’est la Reine !
Mytyl. – C’est la Sainte Vierge !...
La Fée. – Non, mes enfants, c’est la Lumière…25
Un aspect païen de la Vierge met l’accent sur le côté cyclique de Noël. Le nombre douze, important pour la composition de L’Oiseau bleu, évoque le cycle des douze jours de l’Avent aux Rois, qui à leur tour symbolisent les douze mois de l’année. Ce motif est explicité à la fin de la pièce : « C’est la maison que nous avons quittée un soir, il y a tout juste, jour pour jour, une année »26, dit la Lumière au retour à la maison Tyl. Chacun des douze tableaux de la pièce représente une étape du voyage initiatique, selon le schéma de Van Gennep qui inclut des rites préliminaires (séparation), liminaires (marge) et postliminaires (agrégation)27. Ainsi, Tyltyl et Mytyl effectuent un véritable voyage initiatique : ils quittent la maison pour descendre dans le monde des morts, monter dans le monde des futurs-nés, et ensuite rentrer à la maison pour se réveiller. C’est un voyage cyclique, où le premier et le dernier tableaux se passent dans le même lieu, la cabane du bûcheron.
Le départ des personnages est précédé d’un Call to Adventure28, selon la formule de Joseph Campbell. La visite de la Fée demandant de trouver « l’oiseau qui est bleu »29 incarne le destin, auquel se réfère le sens du mot latin fata, la fée. Le nom de la Fée Bérylune qui est le même personnage que la voisine Berlingot, évoque à la fois le béryl, cristal précieux de couleur verdâtre, et le berlingot, bonbon translucide en forme pyramidale et au goût de menthe poivrée, populaire au XIXe siècle au goût de la menthe poivrée. Les deux noms sont combinés dans le symbole qui a « tout ce qu’il faut pour rallumer les yeux éteints »30, c’est-à-dire le chapeau vert avec le gros Diamant qu’il suffit de tourner pour voir l’âme des choses et des phénomènes. À l’aide du diamant, Tyltyl obtient l’aide des alliés, dans la terminologie de Vladimir Propp, qui sont les personnages fantastiques et en même temps connus, à savoir les âmes des phénomènes.
Le déguisement des personnages dans le deuxième tableau « Chez la Fée » s’inscrit dans le groupe des rites appelés par Van Gennep les rites de séparation31. Les nouveaux habits distribuent de nouveaux rôles, et jouent avec l’imaginaire collectif à l’aide d’une écriture qu’on peut caractériser par la formule de Marie-Agnès Thirard, « la technique de l’amalgame »32 , quand elle parle des contes de Mme d’Aulnoy dans son article « Les contes merveilleux de Mme d’Aulnoy ou la subversion du mythe ».
Du troisième au dixième tableauxon assiste à un groupe de rites d’initiation, à la fin desquels les enfants découvrent que les oiseaux captés à chaque étape ne sont pas bleus, ou bien sont illusoires, ou même morts à la clarté du jour.
La première destination des enfants est Le Pays du Souvenir, le monde des morts où ils descendent pour retrouver leurs grands-parents et leurs petits frères et sœurs enterrés. On peut résumer cette étape par un aphorisme de Maeterlinck du recueil L’autre monde ou le cadran stellaire : « La mémoire ne meurt pas. Elle sommeille parfois mais tout y vit d’une vie latente et immortelle. Le miracle de la résurrection des morts s’y produit chaque jour »33. Les enfants quêteurs sont les seuls capables de franchir le seuil de la vie, ouvrant, selon Van Gennep, « le monde d’avant la vie et celui d’après la mort »34. Ils traversent donc la frontière ultime de deux côtés, car dans le tableau Le Royaume de l’Avenir, ils visitent le monde des enfants qui ne sont pas encore nés.
Les rites d’initiation contiennent des épreuves, condensées symboliquement dans le quatrième tableau (Le Palais de la Nuit). Les épreuves qui se cachent derrière les sept portes de la nuit sont les fantômes, les maladies, les guerres, les ténèbres et les terreurs, le silence et les illusions. Le héros doit y vaincre la peur, le doute, et se montrer déterminé.
La scène dans la Forêt (cinquième tableau) représente l’épreuve principale durant la plus longue nuit de l’année, qui relie Tyltyl à son père. Fils du bûcheron, il se bat avec les arbres et les animaux, résolus de tuer leur « ennemi héréditaire »35 pour tous les malheurs apportés par l’homme à la nature. Dans cette scène, le garçon Tyltyl se montre un homme : il sort un couteau pour se battre intrépidement et défendre sa sœur. Il s’affirme dans le statut du héros, « tout seul contre tous, en ce monde »36.
Les tableaux 6, 8, et 11, où l’action se passe devant le rideau, sont transitoires. Ce sont les étapes de la margeentre l’état précédent et futur. La première margeest une escale devant le Cimetière, qui révélera le plus grand secret du conte, conclu dans la phrase culminante de la pièce, « Il n’y a pas de morts »37. Pour saisir ce mystère, le passage de ce seuil appartient aux enfants seuls, ni la Lumière ni le Chien ne peuvent les accompagner.
La deuxième marge est l’entrée au Jardin des Bonheurs, qui est une épreuve aussi importante que les autres, et pourtant plus difficile à discerner comme telle, car s’il s’agit des plaisirs. Le neuvième tableau ressemble d’abord à la fête des enfants riches du début de la pièce, représentant un grand repas festif, dirigé par les Gros Bonheurs, comme le Bonheur-de-boire-quand-on-n’a-plus-soif et le Bonheur-de-manger-quand-on-n’a-plus-faim. Portant les traits des mythes de la tentation, cette étape contient un risque d’oublier la mission. Mais sauvés de l’oubli par la Lumière, Tyltyl et compagnie découvrent ensuite les petits bonheurs qui supportent la clarté du jour. C’est la scène dans le Jardin qui fait allusion à l’autre côté de Noël, lequel est aussi le Bonheur-d’aimer-ses-parents, le Bonheur-du-feu-d’hiver, le Bonheur-des-pensées-innocentes, la Joie-d’être-juste, la Joie-de-voir-ce-qui-est-beau et la Joie-sans-égale-de-l’amour-maternel.
La dernière marge duonzième tableau (Adieu) se trouve devant la maison de départ, que Tyltyl ne reconnaît pas. Il faudra rentrer à la maison en qualité d’éveillé, le douzième tableau s’appelant Le Réveil, pour clore le cycle de passage avec un rite d’agrégation. Dans ce tableau culminent les motifs ésotériques de l’œuvre de Maeterlinck, dont nous trouvons un des exemples dans l’essai Le réveil de l’âme. Inspiré par les mystiques flamands, Maeterlinck y décrit l’âme en tant que « dormeur qui, du fond de ses songes, fait d’immenses efforts pour remuer un bras ou soulever une paupière »38. Ainsi, le voyage initiatique de la période de Noël offre à l’âme une chance de réveil, renforcée par l’état de la nature. Se libérant du sommeil, l’enfant voit le monde qui l’entoure dans sa splendeur révélée, transfiguré avec les connaissances acquises :
Tyltyl. – Dieu que je suis heureux, heureux, heureux !...
Mytyl. – Moi aussi, moi aussi !...39
Le retour comme fin de la quête peut se résumer avec un aphorisme de Maeterlinck de l’essai Devant Dieu : « Rentrer en Dieu ? Impossible, nous y sommes déjà »40. L’oiseau bleu cherché par les enfants était le tourtereau de Tyltyl, qui était toujours là, il aurait juste fallu le voir autrement.
En opposant à Noël comme fête bourgeoise un rite de passage, Maeterlinck procède à « la déconstruction du mythe et la reconstruction d’un nouveau merveilleux »41, la formule de Marie-Agnès Thirard au sujet des contes de Mme d’Aulnoy décrivant parfaitement l’approche du dramaturge belge. Quand l’écrivain belge retrace les liens intertextuels des éléments de l’imagerie de Noël, il crée une histoire unique et en même temps universelle, qui touche à la marge entre la vie et la mort. Si, comme l’écrit Lévi-Strauss, l’altérité évoquée par la quête de Noël« est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants »42, la fête de Noël représente un rite de passage complexe. L’initiation que passent les personnages principaux de la pièce serait alors une initiation au « grand silence », qui donne la parole à l’âme et fait entendre l’indicible.
1. Paul Gorceix, Les Affinités allemandes dans l’œuvre de Maurice Maeterlinck : contribution à l’étude des relations du Symbolisme français et du Romantisme allemand, Paris, Presses universitaires de France, 1975, p. 342.
2. Maurice Maeterlinck, Introduction à une psychologie des songes et autres écrits 1886-1896, Bruxelles, Éditions Labor, 1985, p. 83.br>
3. Tancrède de Visan, L’Attitude du lyrisme contemporain, Paris, Mercure de France, 1911, p. 97.
4. Maurice Maeterlinck, Bulles bleues. Souvenirs heureux, Monaco, Éditions du Rocher, 1948, p. 79.
5. Ibid., p. 80‑81.
6. Ibid., p. 82.
7. Maurice Maeterlinck, L’Oiseau bleu, Bruxelles, Éditions Labor, 1988, p. 22.
8. Martyne Perrot, « Noël, de l’enfant quêteur à l’enfant gâté : le sens d’un passage », Ethnologies, vol. 29 / 1‑2, Association Canadienne d’Ethnologie et de Folklore, 2007, p. 285‑302, p. 292.
9. Maurice Maeterlinck, op. cit., p. 21.
10. Maurice Maeterlinck, Introduction à une psychologie des songes et autres écrits 1886-1896, Bruxelles, Éditions Labor, 1985, p. 29.
11. Christmas Mumming in Newfoundland; Essays in Anthropology, Folklore, and History, éd. Herbert Halpert et G.M. Story, Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 1990, p. 34‑61.
12. Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, Pin-Balma, Sables, 1994, p. 43.
13. Christmas Mumming in Newfoundland…, op. cit., p. 62‑75.
14. Maurice Maeterlinck, op. cit., p. 158.
15. Ibid., p. 144.
16. Maurice Maeterlinck, Le Trésor des humbles, Paris, Mercure de France, 1949, p. 10.
17. Maurice Maeterlinck, op. cit., p. 158.
18. Ibid., p. 64.
19. Stéphane Floccari, Survivre à Noël, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 46.
20. Maurice Maeterlinck, op. cit., p. 168.
21. Ibid.
22. Ibid.
23. Ibid., p. 37.
24. Ibid., p. 36.
25. Ibid.
26. Ibid., p. 152.
27. Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, Éditions A&J Picard, 2011, p. 21.
28. Joseph Campbell, The Hero With A Thousand Faces, Novato CA, New World Library, 2008, p. 28.
29. Maurice Maeterlinck, op. cit., p. 26.
30. Ibid., p. 31.
31. Arnold Van Gennep, op. cit., p. 80.
32. Anne Besson et Évelyne Jacquelin (éd.), Le Merveilleux entre mythe et religion, Arras, Artois Presses Université, 2010, p. 160.
33. Maurice Maeterlinck, L’Autre monde ou Le Cadran stellaire, Paris, Fasquelle Éditeurs, 1942, p. 125.
34. Arnold Van Gennep, op. cit., p. 268.
35. Maurice Maeterlinck, op. cit., p. 93.
36. Ibid., p. 98.
37. Ibid., p. 106.
38. Maurice Maeterlinck, op. cit., p. 27.
39. Maurice Maeterlinck, op. cit., p. 167.
40. Maurice Maeterlinck, Devant Dieu, Paris, Fasquelle, 1937, p. 95.
41. Anne Besson et Évelyne Jacquelin, op. cit., p. 157.
42. Claude Lévi-Strauss, op. cit., p. 46.