Marie Kawthar Daouda,Université d’Oxford - Oriel College
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Si Baudelaire et Villiers de l'Isle-Adam se font les hérauts de Wagner en France dans les années 1860, leur prosélytisme porte ses fruits les plus éclatants durant les années 1880-1890. Le roman wagnérien devient un genre à part entière, illustré d'abord par Le Crépuscule des dieux d'Élémir Bourges paru en 1884. Cette histoire de la chute de la maison d'Este commence le 26 juin 1866 durant la débâcle de l'Autriche devant les troupes prussiennes alors que Wagner, figurant comme personnage dans le roman, dirige un extrait du Gottendammerüng, et s'achève lors du triomphe du quatrième volet de la Tétralogie. Le roman wagnérien prend la musique de Wagner comme accompagnement, nous dirions même comme bande originale, aux représentations de la passion amoureuse et de l'orgueil fatals à la maison d'Este. Chair mystique de Marcel Batilliat, paru en 1897, s'ouvre par une citation musicale, le motif de la mort d'amour de Tristan und Isolde. Cet opéra accompagne la passion de Marie-Alice et Yves, emportés par une consomption où la tuberculose sert de forme clinique à la passion amoureuse dévorante. Au Royaume-Uni, sensiblement à la même époque, en 1898, l'irlandais George Moore, disciple de Zola, esquisse à travers Evelyn Innes l'ascension artistique et sociale d'une joueuse de viole de gambe. Evelyn Innes rencontre lord Owen Asher, qui lui promet de faire d'elle une brillante cantatrice wagnérienne. Elle quitte son père, suit Owen à Paris, et atteint la gloire en incarnant les héroïnes wagnériennes avant d'abandonner son amant, tentée par l'appel du Carmel.
Force est de constater qu'il existe un consensus entre les détracteurs et les thuriféraires de Wagner. Les deux groupes s'accordent pour affirmer que sa musique a une efficacité hypnotique subjuguante. Baudelaire relate ainsi sa rencontre avec la musique de Wagner :
Il semble parfois, en écoutant cette musique ardente et despotique, qu’on retrouve peintes sur le fond des ténèbres, déchiré par la rêverie, les vertigineuses conceptions de l’opium.
À partir de ce moment, c’est-à-dire du premier concert, je fus possédé du désir d’entrer plus avant dans l’intelligence de ces œuvres singulières. J’avais subi (du moins cela m’apparaissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation. Ma volupté avait été si forte et si terrible, que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner sans cesse.1
Tolstoï, détracteur de Wagner, emploie les mêmes images d'opiomanie, d'aliénation et de possession dans Qu'est-ce que l'art ?, où il fait l'analogie entre l'état de surexcitation nerveuse engendré par les opéras de Wagner, le spiritisme et les effets du vin ou de l'opium :
On me dit : « Vous ne sauriez juger de tout cela sans avoir vu les œuvres de Wagner à Bayreuth, dans la salle obscure, avec l’orchestre tout à fait caché, et une exécution impeccable ! » Je veux bien l’admettre : mais cela prouve précisément qu’il ne s’agit pas ici d’art, mais d’hypnotisme. C’est exactement de même que parlent les spirites. Pour nous convaincre de la réalité de leurs apparitions, ils ne manquent pas de dire : « Vous ne pouvez pas en juger chez vous, venez à nos séances ! » C’est-à-dire : « Venez, et restez assis, plusieurs heures de suite, dans le noir, avec des personnes à moitié folles, et renouvelez cette expérience une dizaine de fois, et vous verrez ce que nous voyons ! » Et comment ne le verrais-je pas ? Placez-vous seulement dans de telles conditions, et vous verrez tout ce vous voudrez voir, encore que vous puissiez arriver bien plus sûrement à ce résultat en vous enivrant de vin ou d’opium.2
Outre l'intoxication, les analogies avec les sciences occultes, spiritisme et magnétisme en tête, semblent faire partie du vocabulaire incontournable du wagnérisme. Dans Richard Wagner jugé en France, paru en 1897, Georges Servières développe cette abolition de la volonté :
Le spectateur, subjugué par le drame, réduit en esclavage par le magique pouvoir du poète, ne songe plus à protester, emporté qu'il est à travers la nuit décevante, […] et tout imprégné du fluide musical de l'invisible orchestre qui vibre en lui.3
L'effet Wagner est un mesmérisme musical. L'auditoire de Wagner est wagnérisé comme il pourrait être mesmérisé, selon le vocable anglais qui traduit autant l'effet des expériences de Mesmer qu'un état de fascination surnaturel. La musique de Wagner met l'auditeur dans un état anormal, un état de crise. Mesmer mentionne la crise magnétique, dans laquelle les maux de ses patientes se dénouaient dans des spasmes que Charcot aurait qualifiés d'hystériques. Il y aurait, symétriquement, une crise wagnérique chez les auditeurs et particulièrement chez les auditrices du maître de Bayreuth.
Je pensais donc présenter le portrait de l'auditrice de Wagner en hystérique comme un moyen littéraire confortable pour mettre en scène l'hypersensibilité à la musique. Cependant, cette problématique ne fait pas l'épreuve des textes. De fait, l'effet Wagner est bien plus collectif qu'individuel et la frontière n'est pas entre l'auditrice excessivement réceptive et l'auditeur trop rationnel ou trop exténué pour sentir quoi que ce soit, mais bien entre deux manières d'entendre une œuvre, entre une manière pré-wagnérienne et une manière post-wagnérienne d'être réceptif à l'art. En réalité, et ce sera la cible de ma réflexion, l'auditrice wagnérienne est moins un cas clinique individuel qu'un modèle pour l'intellection du roman comme composition musicale.
Bien sûr, la représentation de l'héroïne wagnérisée fait la part belle à la transgression dans ses formes hystériques, nous en parlerons d'entrée de jeu avant de considérer ce qui se joue une fois les vapeurs hystériques dissipées : l'auditrice non plus wagnérisée mais wagnérisante, l'auditrice servant non seulement de surface sur laquelle manifester l'efficacité de la musique mais de vecteur communiquant cette efficacité. C'est à cette question de la transmission que je voudrais accorder la plus grande part, afin de montrer que la féminité hystérique de l'auditrice ou les excès wagnériens de la musique ne sont que des pré-textes. Le masque de la névrose ou de la folie organisée dissimule le réel travail au cœur du roman wagnérien, un travail non sur la narration mais sur le motif, non sur l'anecdotique mais sur l'universel.
L'auditrice wagnérisée : influence et transgression
L'auditrice wagnérisée est présentée comme victime d'une mauvaise influence. La nécessité de préserver les chastes oreilles des jeunes filles à marier est un cliché exploité par Marcel Prévost dans Les Demi-vierges en 1894 pour mettre en scène l'hypocrisie sociale rendant illicites les rapports entre Wagner et les tympans des pucelles. Une mère de famille déclare : « Je ne trouve pas que la Walkyrie soit un spectacle convenable pour mes filles »4, et quand un monsieur lui fait remarquer qu'il n'y a pas d'inconvénient à voir l'opéra, puisque les demoiselles connaissent le livret par cœur, elle rétorque : « Il y a l'inconvénient que c'est en public, mon cher, et que d'autres voient que nous entendons ».
Si Prévost peut ironiser sur ce cliché tellement éculé de la mauvaise influence attribuée à Wagner, Maurice Talmeyr fournit un exemple des critiques à la source de ce cliché. Dans un article délicieusement intitulé « La Névrose musicale », recueilli dans Les Gens pourris, paru en 1886, Maurice Talmeyr évoque « la frénésie musicale qui pousse et emporte, comme dans un rut impuissant et malade, les dernières générations, les générations de vieillesse, de ce siècle épuisé et désillusionné »5. L'auteur insiste : « Des mères pieuses, et qui croiraient damner leurs filles, si elles leur permettaient jamais de lire le mot amour dans nos poètes, les encouragent à en faire tinter les lustres, dès l’instant qu’on le hurle dans des récitatifs hystériques »6. Ce passage, cité par Jean de Palacio dans sa préface à Chair mystique de Batilliat, est particulièrement adapté à l'usage de jouer la musique de Wagner transposée pour piano lors de réceptions familiales. La diffusion de l'effet Wagner prend particulièrement cette forme en France où un véritable blocus empêche l'accès aux opéras complets du maître. C'est une contagion wagnérienne aussi occulte qu'illicite qui se répand de salon en salon. Nous reviendrons sur ce motif de la contagion, mais voyons comment, de façon très fin-de-siècle, il se tisse à celui de l'invasion pour faire des auditrices wagnérisées de purs produits de la Décadence. Jules Bois évoque, en 1912, dans Le Couple futur,
[l]es conquérantes, assoiffées de revanche, les Lohengrins féminins, conduits par un cygne noir. […] Déclassées, incomprises, chasseresses de la sensation, rebelles, elles débordent, comme une inondation glacée, du septentrion, où les précédèrent les Walkyries ; elles inspirent les romans modernes, deviennent des héroïnes antisociales, anti-humaines, qu'imiteront les Mlles Panurges de demain.7
L'univers wagnérien s'inverse : Lohengrin est féminisé, le cygne blanc conduisant le fils de Parsifal vers Elsa est un cygne noir, l'univers nordique commet une « inondation glacée » rappelant la déferlante d'Alaric sur Rome. La sensation exaspérée est le premier symptôme de cette frénésie de transgression incarnée par la musique de Wagner ; et notons surtout la chute – la transgression généralisée qui fait de la wagnérisée sûre de son destin héroïque une énième imitatrice, une mademoiselle Panurge. En réalité, la critique adressée par Bois au bovarysme wagnérien est essentiellement liée à celle que fait Nietzsche de l'histrionisme de Wagner lui-même. En 1888, dans Le Cas Wagner, Nietzsche étudie la dimension dégénérative, morbide, d'un art de fin des temps, où l'artiste histrion-hystérique serait prisonnier d'un masque, et ne ferait plus que mimer l'émotion provoquée par l'art.
La misogynie fin-de-siècle n'a donc pas grand-chose à voir dans la corrélation entre féminité et sensibilité au wagnérisme, le problème est bien de l'ordre de la théorie artistique. Dans les trois romans wagnériens qui font l'objet de notre étude, l'un des traits essentiels de l'héroïne est son opposition à une figure autoritaire masculine. Dans Le Crépuscule des dieux, le parallèle est fréquent entre le chef de la maison d'Este et Wotan. Parmi les affronts directs à l'autorité du père, notons l'amour incestueux de Hans Ulrich et Christiane, mais aussi celui de la maîtresse du duc d'Este et d'Otto, son plus jeune fils. Les amours des enfants sont d'autant plus passionnées qu'ils se vivent en réaction à l'ordre déjà sclérosé incarné par la figure paternelle. Dans Chair mystique, Yves enlève Marie-Alice au moment où son père veut la fiancer à un militaire bedonnant d'une quarantaine d'années, parodie moderne du roi Marc. Dans Evelyn Innes, l'héroïne commence par fuir la maison de son père, enlevée par Sir Owen Asher, puis elle s'éloigne d'Owen – de vingt ans son ainé – pour lui préférer le jeune et fringant compositeur Ulick Dean. La forêt, écho de la légende originale de Tristan, est sollicitée dans les trois romans, forêt artistique où s'isolent Hans Ulrich et Christiane dans Le Crépuscule des dieux, forêt urbaine de Paris où Evelyn et Owen s'isolent le temps que la voix de la cantatrice soit assez formée pour lui garantir le succès, forêt bien réelle, enfin, autour de la propriété où Marie-Alice et Yves se réfugient pour vivre leur amour jusqu'à la mort.
L'héroïne wagnérienne suscite d'autant plus l'imitation de l'héroïne wagnérisée qu'elle agit dans la transgression. Parmi la galerie de personnages qu'elle étudie, Evelyn demeure incapable de comprendre Elisabeth, la fiancée docile que Tannhäuser abandonne pour Vénus. Le personnage d'Elisabeth ne tire sa force esthétique que de son renoncement, trait unique parmi les Kundry, les Elsa von Brabant ou les Isolde du répertoire wagnérien. Même le modèle sacrificiel de Senta qui enfreint conseils et interdictions et se sacrifie pour libérer le Hollandais Volant, est transgressif en ce que sa volonté de puissance est une rébellion, un agir-contre.
Cette dimension transgressive indique le lien entre wagnérisme et individualité. En France comme en Angleterre, Nietzsche affleure derrière Wagner. Owen explique à Evelyn, pour la persuader de quitter son père et de développer sa voix :
Notre premier devoir n'est-il pas envers nous-même ? Le reste est vague et incertain, le développement de nos propres facultés est, après tout, ce qu'il y a de plus sûr. Je ne fais pas de paradoxe quand je dis que nous servons le mieux les autres lorsque nous servons nos propres intérêts.8
Is not our first duty towards ourselves? The rest isvagueanduncertain,the development ofourownfacultiesis,afterall,thatwhichis most sure... I'm uttering no paradox when I say that we serve others best by considering our own interests.
Ce discours donne une forme verbale à la tentation d'exister qu’Owen représente aux yeux d'Evelyn. En réalité, les mots proférés sont moins efficaces qu'une fascination présente de manière presque excessive dans la première partie du roman, quand Evelyn fait la connaissance d'Owen. Il la fascine, la subjugue surtout parce qu'il appartient à une classe sociale qui n'a rien d'autre à faire que de cultiver ses propres talents. Si Owen a des mots imprégnés de Nietzsche et de Darwin, c'est quand il joue à Evelyn un air de Tristan qu'il est le plus persuasif :
Il avait dit que la vie sans amour était un désert, et souvent la conversation avait tremblé au bord d'un aveu personnel, et il jouait à présent, au clavecin, l'air d'amour de Tristan. La mordante, rampante sensualité de la phrase musicale faisait courir de petits frissons sur la chair d'Evelyn ; toute vie sembla dissoute en un vague et frémissant bruissement de sang ; des couleurs indéfinies flottaient devant ses yeux, et il y eut certains moments où elle faillit ne pas se retenir de se lever d'un bond pour le supplier d'arrêter.9
He had said that life without love was a desert, and many times the conversation trembled on the edge of a personal avowal, and now he was playing love music out of "Tristan" on the harpsichord. The gnawing, creeping sensuality of the phrase brought little shudders into her flesh; all life seemed dissolved into a dim tremor and rustling of blood;vaguecolourfloatedintohereyes, and there were moments when she could hardly restrainherselffromjumping to her feet and begging of him to stop.
Cependant, comme souvent dans les expériences magnétiques, le rapport de force entre Owen et Evelyn ne tarde pas à s'inverser. Dès le commencement de leur liaison, Owen pressent qu'Evelyn le quittera ; il lui demeurera fidèle. Que ce soit dans Evelyn Innes, dans Chair mystique ou dans Le Crépuscule des dieux, et conformément au motif du magnétisme précédemment évoqué, l'auditrice wagnérisée ne développe pleinement ses potentialités que quand elle est wagnérisante, c'est-à-dire quand elle est non seulement sujette à cette pulsion issue de la musique mais qu'elle peut en retour la communiquer.
L'auditrice wagnérisante : de l'auditrice à la musicienne.
Les auditrices, surtout quand elles sont musiciennes, servent de catalyseur dans lequel se condense et s'aggrave l'effet Wagner. Par un effet de mise en abyme, dans Le Crépuscule des dieux, Hans Ulric et
Christiane, d'abord auditeurs de Wagner, sont tentés par Giulia Belcredi qui leur propose de chanter le duo d'amour de Siegmund et Sieglinde :
Comme deux cordes à l'unisson, dont l'une sonne quand on touche l'autre, le cœur leur vibrait de se répondre. Ils s'exaltaient, donnaient leur pleine voix ; des élans d'amours leur revêtaient l'âme de joie et de lumière, de toutes parts, et quand ils entonnèrent à la fin le chant triomphal du Printemps, Christiane et Hans Ulric se saisirent la main. Fiévreux, enthousiastes, haletants, ils allèrent, sans faire une faute, jusqu'à la fin de cette admirable page. Alors Giulia dit, comme sortant d'un rêve : « Il se révèle, à l'acte suivant, que ce sont le frère et la soeur, tous les deux, les fils du dieu Wotan, […] ». Ils pâlirent extraordinairement, et leurs mains s'ouvrirent, se séparèrent ; leur visage enivré s'éteignit, crispé d'un mouvement convulsif ; un silence extrême annonça de quelle horreur ils étaient saisis.10
Les propos de Giulia sont fallacieux, et son mensonge rend le désir d'émuler les héros wagnériens d'autant plus tentateur qu'il est scandaleux. Comme le souligne Wieslaw Malinowski, « le romancier modifie ici les données du drame wagnérien pour retarder la foudroyante révélation. En réalité, Sieglinde et Siegmund se savent déjà, dès le premier acte, frère et sœur »11. L'intérêt réside donc dans l'infléchissement par lequel la musique est insérée au récit comme moteur à l'action des personnages. Le silence final du passage précédent, selon une technique récurrente chez Wagner, annonce l'explosion qui précipitera le suicide d'Hans Ulrich et la fuite au couvent de Christiane :
Ce qu'ils jouaient, c'était leur propre cœur […]. Alors, selon que le veut le poème, Hans Ulric enlaça Christiane dans ses bras […]. Leurs voix s’élevèrent à l'unisson, suivies d'un silence d'extase […]. Tout était volupté, frémissements, tourments d'amour […] et cette musique toujours plus chaude, plus pétrie de flamme et de passion, les embrasait, les enivrait : […] Ils chantaient, ils chantaient encore ; tout ce qu'ils n'avaient jamais pu dire, ils se le criaient par ce chant...12
L'art d'ouïr se transpose en art de jouir. Dans la nouvelle « Le Succube »13 de Camille Lemonnier, le narrateur, qui a traversé la Bohème pour assister à une représentation de Tristan, est subjugué durant l'ouverture par l'une des spectatrices. À mesure que se développe le drame joué en scène, il s'aperçoit qu'il l'a déjà connue ; à la mort de Tristan, il se souvient avoir été visité par elle durant une nuit de maladie, et avoir gardé à son cou des traces de morsure, et sur ses lèvres un goût de sang.
Un charme excessif et despotique, quasi-vampirique, émane en effet de l'auditrice de Wagner. C'est le charme de Marie-Alice de Chair mystique qui, malgré son indéniable bienveillance, a sur Yves l'effet de l'opium, dès qu'elle joue du Wagner au piano :
Alors, Yves s'absorbait en de grisantes extases. Puis, quand s'éteignait la résonance des dernières notes, […] il semblait brutalement tiré d'un rêve, le front brûlant et les mains moites. Et, durant cinq minutes, étourdi par le travail exalté de son cerveau, il demeurait inconscient, perdu en un enthousiasme où les expressions lui manquaient.14
Annonçant la mort d'amour, l'union de Marie-Alice musicienne et d'Yves auditeur est déjà une étreinte amoureuse :
Parmi le somptueux éblouissement de pourpre et de feu des notes d'accompagnement, le duo d'amour éparpillait autour du piano un envol multicolore de fleurs en délire. Marie-Alice et derrière elle Yves vibraient en une commune exaltation. Tout à coup moururent les harmonies de l'épopée magique, avec un léger cri de Marie-Alice brusquement levée.15
C'est le moment où elle crache le sang, façon « dame aux Camélias », en filets rouges sur un mouchoir blanc. C'est là que le lecteur découvre non seulement le degré d'avancement de la phtisie héréditaire de Marie-Alice, mais surtout ce qu'elle jouait, quand elle explique : « Ça m'arrive souvent, quand je joue de belles choses. Et n'est-ce pas que c'est inexprimablement beau, ce deuxième acte de Tristan et Iseult ? »16. Avant qu'il ne la sût condamnée, Marie-Alice était indifférente à Yves. C'est la maladie qui va donner à Marie-Alice un pouvoir fatal. Yves voit alors en elle « le leit-motiv obsédant de son rêve »17. Rien mieux que le « leit-motiv » ne peut exprimer la hantise, la récurrence inévitable et entêtante d'une pensée. Evelyn exerce une fascination similaire sur Owen : « Il ne pouvait résister à la tentation que le visage et la voix de cette fille offraient à son imagination »18 « He could not resist the temptation that this girl's face and voice presented to his imagination». L'auditrice de Wagner est chargée d'une force d'attraction dont la dimension vampirique est illustrée par « Le Succube » de Lemonnier. La maladie durant laquelle le narrateur a reçu la visite de la démone semble être la tuberculose, derrière laquelle le sang est présent comme réalité physiologique et pathologique. La saignée est reliée, dans cette nouvelle, à l'excès de désir de la fièvre musicale wagnérienne. Lemonnier et Batilliat, en disciples de Zola, rattachent ce motif sanguin à sa dimension clinique. Chez Lemonnier, la victime du succube est à son tour assoiffée de sang. La contagion – nous sommes aussi à l'époque qui verra naître le Dracula de Stoker – est encore plus pleinement exploitée chez Batilliat. Le sang est vecteur du mal héréditaire, Marie-Alice hérite de sa mère ses partitions de piano autant que la tuberculose. Le sang est aussi contagieux : le plus ardent désir d'Yves est satisfait lorsqu'il éprouve les premiers symptômes de la phtisie.
Le leit-motiv du roman wagnérien, qui justifie à la fois l'enthousiasme et les critiques de Nietzsche à l'égard de Wagner, est bien l'union de la mort et de l'amour. Le Liebenstod est déjà un cliché, mais son expression à travers la musique wagnérienne ouvre de nouvelles voies à la création. Batilliat va jusqu'à rendre le récit indépendant de la présence réelle de la musique pour faire de l'acte amoureux une création en soi, une forme d'art total dans lequel la structure même de la langue viendrait à s'altérer : « Ils crurent mourir en une assomption vertigineuse, sous une pluie de fleurs parmi lesquelles ascendaient des parfums, cependant que stridaient en leur âme de virtuelles harmonies, délirantes de passion et de triomphe ! »19
Cette liberté prise par rapport au signe musical, à la présence de la musique dans le texte, pose question. S'il est possible de faire du roman wagnérien sans Wagner, s'il peut y avoir des personnages ou des situations suffisamment imprégnés de fluide wagnérique pour engendrer une wagnérisation in absentia, il faut se demander pourquoi ce passage par la musique s'est avéré nécessaire, et quelle nouvelle esthétique l'autorité wagnérienne a légitimée dans le roman au tournant du XIXe siècle.
Le prétexte wagnérien et le prétexte féminin : hystérie, névrose et création
L'art de jouir mis en scène par le roman wagnérien s'enracine dans un art d'écrire – et un art de lire. Dans Evelyn Innes, George Moore fait la part belle à la dimension technique de la musique de Wagner. Evelyn feuillète la partition de Tristan, et comprend en lisant la musique ce qui faisait défaut lors de l'une de ses entrevues avec Owen :
Comme Tristan et Isolde, Owen et elle avaient peiné à trouver comment exprimer leur émotion, mais étant privés de musique, ils avaient dû la maintenir à l'étroit dans leurs cœurs, et leurs baisers cherchaient vainement à l'exprimer. Elle la trouva, dans ces vives irrégularités de rythmes, répondant à chaque changement de mouvement ; et chaque changement de gamme criait en écho à une contraction du cœur.20
Like Tristan and Isolde, she and Owen had struggled to find expression for their emotion, but,not having music, it had lain cramped up in their hearts, and their kisses were vain to express it. She found it in these swift irregularities of rhythm, replying to every change of motion, and every change of key cried back some pang of the heart.
Selon l'idéal de Wagner et de Baudelaire, la musique prend le relais là où l'art poétique est condamné au silence. Parce qu'ils peuvent s'identifier à Tristan et Iseult, Yves et Marie-Alice dépassent les frontières de l'indicible et peuvent exprimer en termes wagnériens leur désir d'absolu :
Ils s'idéalisèrent en la vie oubliée, et trouvèrent des verbes charmeurs à la gloire de la bonne névrose, qui, en dehors du monde égoïste, hypocrite et menteur, loin des hommes sans passion et sans foi, leur rénovait les belles amours de légendes, et faisait d'eux, selon leur rêve, le Tristan moderne et la moderne Iseult.21
L'auteur exprime par l'hypotexte wagnérien l'essence de ses propres personnages. L'auditrice wagnérienne est capable d'une écoute puis d'une représentation wagnérienne du monde. Marcel Batilliat exploite justement ce que Nietzsche reproche à Wagner, une exaltation de la sensation esthétique qui finit par se détacher de sa source artistique. L'hyperesthésie comme disproportion entre la sensation et sa cause, et son pendant, la synesthésie, confusion morbide entre la sensation et le sens qui la procure, font partie de la poétique baudelairienne, mais Baudelaire rattache lui-même ces altérations à la musique, et tout particulièrement à la musique de Wagner :
Ce qui serait vraiment surprenant, c’est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l’idée d’une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées ; les choses s’étant toujours exprimées par une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité.22
C'est dans cet univers de correspondances qu'évoluent Yves et Marie-Alice :
À l'unisson de la vie extérieure vibrèrent leurs âmes, et ils comprirent l'Âme des choses. Ils surent les mélancolies de l'eau et l'éternelle angoisse des étoiles. Et Marie-Alice se rappela la jolie fée rose entrevue naguère, […] – la blonde apparition consolatrice qu'avaient idéalisée sa virginale névrose et son besoin d'aimer.23
La « jolie fée rose » à qui songe Marie-Alice est l'un des motifs du roman, et se module en « bonne névrose », autre leitmotiv récurrent. Cette folie est la conscience de liens essentiels, d'une logique inaccessible au commun des mortels. Ce qui prend une forme excessive et délirante dans Chair mystique est exprimé sous forme musicologique dans Evelyn Innes. Lors d'un de ses concerts Evelyn observe la foule des amateurs de Wagner, « du cerf à ample ramure qui avait vu Parsifal représenté sous l'œil du maître aux faons bondissants parcourant les motifs »24 « From the ten-antlered stag who had seen Parsifal given under the eye of the master to the skipping fawns eagerly browsing upon the motives». L'un de ces vieux cerfs s'extasie :
Cette gamme de demi-tons ! Ces bémols et ces dièses à chaque mesure, do, do dièse, ré, ré dièse, mi, fa, fa dièse, sol, sol dièse, la, si bémol, si, do. Dans cette gamme, ou ce qui pourrait paraître une gamme, il se balance comme un acrobate, bondissant sans crier gare à la note voulue.25
That scale of half notes! Flats and sharps introduced into every bar; C, C sharp; D, D sharp; E, F, F sharp; G, G sharp; A, B flat, B,C. In that scale,orwhat would seem to be that scale, he balances himself like an acrobat, springing on to the desired key without preparation.
L'auditeur doit pouvoir exprimer la raison technique de son émotion, et apprécier ce que cette émotion a d'anti-naturel, de blessant pour l'oreille néophyte. Avant les succès d'Evelyn, son chaperon, réfractaire à Wagner et en cela « hérétique »26 auto-proclamée, commente Lohengrin :
Ils avaient tous braillé à s'en briser la voix, errant d'une gamme à l'autre, espérant, je suppose, qu'ils finiraient par chanter juste. Et cette entourloupe de passer à la quinte, puis de passer à la quinte sur des demi-tons. J'ai dit : « S'ils refont ça une seule fois, je quitte le théâtre ! »27
They had all shouted themselves hoarse such wandering from key to key, hoping, I suppose, that in the end they'd hit off the right ones. And that trick of going up in fifths. And then they go up in fifths on the half notes. I said if they do that again, I'll leave the theatre.
Écouter Wagner est donc un art, et aussi une religion, il s'agit de croire que ces absurdités sonores font sens, il s'agit de retrouver une cohérence dans l'incohérence, d'être capable de lire des motifs, d'entendre des rapports. L'auditeur ne cherche plus la même chose que dans l'opéra du début du siècle, dans lequel s'était illustrée la mère d'Evelyn. La tension du dénouement de l'intrigue, dans la musique de Wagner comme dans les romans wagnériens, est éclipsée par la technique de représentation. Comme l'écrit Marcel Batilliat en 1922 :
Le simple développement d'une intrigue, fût-elle émouvante, ne procède que d'un art inférieur. Le roman moderne, au contraire, doit s'élever à une conception essentiellement synthétique. Il ne laisse place à aucun détail qui ne contribue à ses fins et ne participe à sa stricte unité.28
Longtemps après l'essoufflement de la vogue wagnérienne, Batilliat révèle ici l'enjeu artistique derrière Chair mystique. Le roman wagnérien manifeste donc une nouvelle poétique, le narratif y cède la place à des effets d'échos, faisant échoir au lecteur la responsabilité de retrouver derrière l'apparente absence de structure une cohérence synthétique par-delà la linéarité de la lecture. Le roman wagnérien est donc un roman anti-anecdotique. Chacun de nos trois romans révèle d'emblée sa fin. La maison d'Este est condamnée et Le Crépuscule des dieux n'est que la lente orchestration de sa chute. Marie-Alice et Yves sont condamnés à mourir par la folie mélancolique qui les ronge. Owen annonce avant même d'enlever Evelyn qu'elle le quittera.
Ainsi, ce n'est plus l'intrigue, ni même le personnage, qui intéresse, mais l'œuvre elle-même, dont la totalité constitue un mystère – au sens où le mystère chrétien comme forme théâtrale et comme dogme est l'une des sources de l'art total wagnérien. Son sens serait toujours à interpréter, c'est-à-dire à déchiffrer et à jouer. Derrière la représentation littéraire de l'auditrice aux sens surexcités, le lecteur est appelé à interpréter un mystère qu'elle incarne. De façon récurrente, Giulia Belcredi est qualifiée de sphinge, Evelyn Innes est comparée à l'énigme de la Joconde, Marie-Alice elle-même est une énigme qu'Yves ne découvre qu'à sa mort, dans une page d'écriture symphonique et hallucinée qui semble être le but de tout le roman, lorsqu'il déterre son cadavre :
Marie-Alice apparut, telle qu'Yves la comprenait maintenant. Elle était nue comme en leurs nuits d'amour, et toute verte au milieu d'un grouillement d'helminthes ! Partout, des emphysèmes ocracés, orangés, ardoisés, distendaient les téguments ; un fluide sanieux et brunâtre transsudait à travers les pores, découlait des ouvertures naturelles, autour desquelles fourmillaient les larves et les vers. Sur le thorax déprimé, dont les côtes crevaient l'épiderme, des vésicules séreuses se contrastaient en blêmeur parmi les plaques rouges qui dessinaient la place des viscères, et les parois abdominales, rompues, balafrées d'une plaie immense, donnaient issue à des matières putrides, toutes remuées du travail des ascarides... Les yeux étaient des trous noirs, d'où suintaient de la substance cérébrale transformée en sanie ; les dents dénudées, souillées de purulence, riaient d'un rire horrible, entre des muscles saponifiés, et de bleuescentes aponévroses. Seule, parmi toutes ces hideurs, la chevelure d'or, déroulée en écharpe, comme au jour de l'adieu, était demeurée resplendissante, pareille à un ruissellement de lumière.29
L'auditrice est moins hyperesthète que fine interprète de réalités cachées. Déchiffrer ce que Wagner a d'excessif et d'absurde, c'est apprendre l'art de déchiffrer l'art. Quelles sont les conséquences de cette représentation de l'auditrice ? Selon le revirement de mode que Baudelaire avait déjà prédit, Alfred Ernst écrit dans le dernier numéro de la Revue wagnérienne, paru en janvier 1888 : « À force d'être nié, conspué, honni, l'art de Wagner en arrive à être admis de tout le monde »30. À ce moment, comme l'écrit Cécile Leblanc, le pèlerinage à Bayreuth « cesse d'être une réunion d'artistes militants pour devenir un événement mondain et le roman wagnérien est à la mode »31.
C'est justement dans cette mode que s'inscrivent nos trois romans, mais au-delà de cet espace temporel éphémère qu'est la vogue wagnérienne, le roman wagnérien est sinon la cause, du moins la manifestation d'une évolution cruciale dans l'art du roman, à une époque où le symbolisme transpose d'art en art l'efficacité du motif et de l'art chromatique de la nuance. Le mélomane n'est plus seulement auditeur de musique, mais y voit des dessins cachés. Les tableaux symbolistes se lisent comme autant d'icônes. La synesthésie n'est plus une maladie mais une norme. Symétriquement, le lecteur n'est plus seulement lecteur de romans mais auditeur de romans, appelé à y chercher ces motifs et ces structures qui dépassent le temps, qui font de l'œuvre un chef-d'œuvre. S'il faut trouver une conséquence à la représentation des auditeurs de musique savante, c'est sans doute du côté de la critique qu'il faut se tourner. C'est le regard initié, l'art d'écouter le roman, qui parvient à le détacher de sa dimension narrative, anecdotique et conjoncturelle pour lui conférer à la fois universalité et éternité.
1. Charles Baudelaire, « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris », [1861], L'Art romantique, Calmann-Lévy, 1885, p. 217.
2. Léon Tolstoï, « L’Œuvre de Wagner, modèle parfait de la contrefaçon de l’art », Qu’est-ce que l’art ? [1897], trad. Theodor de Wyzewa, Paris, Perrin, 1918, p. 182.
3. Georges Servières, Richard Wagner jugé en France, Paris, Librairie illustrée, 1887 p. IX.
4. Marcel Prévost, Les Demi-vierges, Paris, Lemerre, 1894.
5. Maurice Talmeyr, Les Gens pourris, Paris, Dentu, 1886, p. 1-2.
6. Ibid, p. 8.
7. Jules Bois, Le Couple futur, Paris, Bibliothèque des annales, 1912, p. 14-17.
8. George Moore, Evelyn Innes, Londres, T.F. Unwin, 1898, p. 60-61. Sauf mention contraire, les traductions sont proposées par nos soins.
9. Ibid. p. 72-73.
10. Élémir Bourges, Le Crépuscule des dieux, Paris, Giraud, 1884, p. 103-104.
11. Wieslaw Mateusz Malinowski, « Comment le roman peut-il être ''wagnérien'' ? Le cas d'Élémir Bourges » Studia Romanica Posnanłensia, UAM, vol. 27, Poznań, 2001, p. 32.
12. Le Crépuscule des dieux, op.cit.p. 108-109.
13. Camille Lemonnier, « Le Succube », La Vie secrète, Paris, Ollendorff, 1898, p. 135.
14. Marcel Batilliat,Chair mystique, Paris, [Mercure de France, 1897], Séguier, 1995, p. 76-77.
15. Ibid, p. 77-78.
16. Ibid.,p. 78.
17. Ibid., p. 82.
18. EvelynInnes,op.cit., p. 88.
19. Chair mystique, op.cit., p. 100.
20. EvelynInnes,op.cit.,p. 138-139.
21. Chair mystique,op.cit., p. 110.
22. « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris », L'Art romantique, op.cit., p. 215.
23. Ibid., p. 115.
24. EvelynInnes, op.cit., p. 340.
25. Ibid.,p. 341.
26. Ibid. p. 142.
27. Ibid.p. 129.
28. Cité par Jean de Palacio en annexe dans Chair mystique,op.cit., p. 239.
29. Chair mystique, op.cit., p. 208-209.
30. Alfred Ernst, « Le Wagnérisme en 1888 », La Revue wagnérienne, 1888, n°12, p. 293.
31. Cécile Leblanc, Wagnérisme et création en France (1883-1889), Paris, Champion, 2005. p. 17.