Sur quelques sujets dionysiaques, d’Archiloque à Artaud

Camille Dumoulié

Citer
Camille Dumoulié, « Sur quelques sujets dionysiaques, d’Archiloque à Artaud », Revue Silène, 15 fév. 2007, p. 1-23 , Url : https://www.revue-silene.com/02_sur-quelques-sujets-dionysiaques-darchiloque-a-artaud/

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Sommaire

La notion de “ sujet dionysiaque ” peut sembler une antinomie et un paradoxe. Pourquoi conserver le terme de sujet, après sa déconstruction opérée par Nietzsche lui-même, à la suite de la critique kantienne du sujet-substance ? Et surtout, pourquoi l’associer à l’expérience du dionysiaque qui suppose la destruction de cette instance métaphysique ? C’est que Nietzsche ne s’en tient ni au nihilisme qui détruit les fondements de l’individu, ni au geste romantique qui maintient ironiquement la suprématie du Moi.

Certes, ces deux voies sont au cœur de sa pensée. Et alors même qu’il réduit le “ je ” à un simple pronom personnel, on pourrait dire à un pur signifiant, il réaffirme l’importance de l’égoïsme et des valeurs personnelles. Car s’en tenir à la destruction du sujet, c’est, finalement, retrouver la morale du christianisme résumée par la célèbre formule de Pascal : “ le moi est haïssable ”. Nietzsche a aussi pressenti que dans l’époque de domination des masses, cette lumineuse exception, cette belle invention apollinienne de l’individu, héritée des Grecs, devait être sauvée de la bêtise et de l’esprit grégaire, même si on ne pouvait plus avoir qu’une confiance ironique dans ces notions de sujet et d’individu. Quant à l’ironie qui consiste à faire comme si la croyance dans le sujet était encore possible, elle appartient bien au geste intellectuel de Nietzsche. Et Gilles Deleuze a montré que le prix à payer pour celui qui s’est ironiquement maintenu dans les hauteurs du Moi fut l’effondrement tragique dans l’abîme du sujet.

Cependant, ironie et nihilisme n’épuisent pas la pensée et l’expérience nietzschéennes. La voie la plus propre, la plus joyeuse et la plus affirmative, est toujours, chez Nietzsche, la voie dionysiaque. Et il s’agit, en l’occurrence, d’une expérimentation humoristique. Expérimentation, car le dionysisme n’est pas seulement une philosophie, mais bien une expérience de vie, d’affects, d’écriture, comme en témoignent les Dithyrambes de Dionysos. Humoristique, car c’est en approfondissant le fondement du sujet, cet hypokeimenon, ce subjectum, que se découvre son fond dément. L’humour est la voie d’un délire philosophique qui connecte la pensée avec le fond, la source humorale du sujet qu’on peut se représenter comme un magma jaillissant de l’abîme de l’Etre. Et ce magma, endigué par l’idiosyncrasie de chacun, distillé par une sublimation métaphorique, prend la forme d’une belle réalisation apollinienne, d’un mont ombragé où dansent les Muses. Pour le dire de façon moins imagée, sous couvert du nom propre et de l’inscription dans l’ordre symbolique, l’énergie éruptive du sujet s’arrête en une forme plus ou moins fossilisée, plus ou moins vivante, plus ou moins stylée. Le nom propre est une pure virtualité, qui peut rester une forme vide où s’écoule la lave refroidie de générations de sujets grégaires, mais il peut aussi désigner, dans l’histoire, un style d’éruption qui est venu tracer des chemins inouïs à la surface symbolique du monde.

Toute la philosophie a occulté la folie dionysiaque du sujet. Et la psychanalyse même l’a intégrée à une nouvelle rationalité plus contraignante encore que la rationalité classique, puisqu’elle prétend déceler des lois au sein de l’inconscient et de la folie même. Mais l’expression “ folie dionysiaque ” n’est d’ailleurs pas exacte. Car le fou, en effet, obéit à des lois et des structures. Le mot juste pour désigner le fond du sujet est la fureur. Or, cette fureur s’est trouvée incarnée, à l’aurore de la philosophie, dans les deux figures d’Archiloque, le premier poète lyrique grec, et d’Empédocle, le plus dionysiaque des présocratiques. Ils inaugurent, pour Nietzsche, une généalogie des noms de sujets qui fait contrepoint à la généalogie de la morale, et dont le sujet-Nietzsche est une des dernières métamorphoses.

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De nom en nom, d’Archiloque à Nietzsche, le “ génie du monde ” produit des métaphores inouïes qui sont la transposition poétique d’une même fureur originaire. Et il est remarquable que le premier sujet dionysiaque soit un poète et non un philosophe. Mais à la faveur de ce qu’en dit Nietzsche, on voit bien qu’il construit déjà sa légende personnelle et qu’à travers le personnage historique d’Archiloque dont les écrits sont presque entièrement perdus, c’est lui-même comme sujet de l’écriture et penseur dionysiaque que Nietzsche décrit. Ce faisant, il a fait résonner jusqu’à nous le nom d’Archiloque avec tout l’éclat de sa fureur.

Dans les premières pages de La naissance de la tragédie, il oppose Homère et Archiloque comme les deux types contraires de l’artiste apollinien et de l’artiste dionysiaque, et il imagine le premier regardant, “ interdit, le visage passionné d’Archiloque, le belliqueux serviteur des Muses dont l’existence est toute de violence et de fureur ”. Or, tout le paragraphe 5 est consacré à résoudre le problème esthétique posé par l’existence même du poète lyrique dont Archiloque est le représentant. En effet, si l’art est un triomphe sur la subjectivité, qui exige d’imposer silence au “ je ” et “ à toutes les formes individuelles de la volonté et du désir ”, comment la poésie lyrique est-elle possible ? La réponse est que le poète lyrique n’est en rien un poète subjectif, dans la mesure où son “ je ” est l’exact contraire du sujet empirique et ne relève pas de la psychologie ordinaire. Nietzsche s’en explique en des termes qui, dans un premier temps, appartiennent encore à la métaphysique schopenhauerienne, mais qui évoluent très vite vers une pensée dionysiaque affirmative, tournée vers l’acceptation joyeuse de la vie, contre les théories esthétiques et morales de Schopenhauer. A la question de savoir comment le poète lyrique est possible, il répond :
“ Et voici comment : tout d’abord, en tant qu’artiste dionysiaque, le poète lyrique s’est entièrement identifié à l’Un originaire, à sa douleur et à sa contradiction, et c’est comme musique qu’il produit la copie [Abbild] de cet Un originaire — si tant est qu’on a pu dire à bon droit que la musique est une reduplication et un second moulage du monde. […] Le ‘je’ du poète lyrique retentit donc depuis l’abîme de l’être ; sa ‘subjectivité’ au sens de l’esthétique moderne, est pure chimère. […] c’est Dionysos et les Ménades que nous voyons, c’est Archiloque, l’exalté, qui sombre ivre du dieu, dans le sommeil — ce sommeil des hauts pâturages, dans le plein soleil de midi, tel que le décrit Euripide dans Les Bacchantes. ”

Mais le poète lyrique n’est pas seulement musicien. Alors que la musique, dit Nietzsche après Schopenhauer, est le reflet “ de la douleur originaire, qui est sans image et sans concept ”, la poésie, “ sous l’influence du rêve apollinien ” produit “ une image de rêve analogique ” [einem gleichnissartigen Traumbilde], qui constitue “ une délivrance de cette douleur dans l’apparence ”. Le poète lyrique dionysiaque exprime donc à la fois la douleur originaire de l’Un et le plaisir pris à l’apparence.

Nietzsche écrit :

“ Le musicien dionysiaque, sans le moindre recours à l’image, n’est lui- même rien d’autre que la souffrance originaire et l’écho de cette souffrance. Le génie lyrique, lui, sent germer, de l’état d’union mystique et de dessaisissement de soi où il se trouve, un monde d’images et de substituts analogiques… [eine Bilder- und Gleichnisswelt]”. Mais son rapport à ces images diffère absolument de celui qui caractérise le poète épique. Ce dernier contemple amoureusement les images comme appartenant au monde du rêve. Ainsi, Homère peut raconter la colère d’Achille sans s’identifier aux figures qu’il crée. Au contraire, le poète lyrique devient les images mêmes qu’il produit.

“ Ce pourquoi, continue Nietzsche, étant le centre moteur de ce monde, il peut se permettre de dire ‘je’. Mais ce ‘je’ n’est pas de même nature que celui de l’homme éveillé, de l’homme empirique-réel ; c’est, absolument parlant, le seul ‘je’ véritablement existant et éternel, le seul qui repose sur le fondement des choses [im Grunde der Dinge ruhende Ichheit], — ces choses à travers la copie desquelles le génie lyrique plonge son regard jusqu’à ce fondement même .”

Archiloque offre donc une “ vision du génie ”, mais conçu comme “ le génie du monde lui-même qui exprime symboliquement sa douleur originaire dans ce substitut analogique [Gleichniss] qu’est l’homme Archiloque ”. Par là, Nietzsche s’éloigne explicitement de la métaphysique schopenhauerienne, qui est pourtant la base de sa métaphysique d’artiste, ainsi que de l’interprétation que Schopenhauer donne de la poésie lyrique. Ce sont déjà l’esthétique et la philosophie dionysiaques qui s’affirment contre le pessimisme et le nihilisme. Alors que, pour Schopenhauer, la poésie lyrique est le reflet d’une dynamique paradoxale dans laquelle s’opposent et alternent l’expression de la volonté individuelle et le retrait contemplatif, Nietzsche identifie le sujet lyrique à la volonté originaire de l’Un qui est déjà, en soi, volonté de puissance. Aussi la création artistique est-elle moins une délivrance de la souffrance de l’Un sur le plan des apparences qu’une expression de sa jouissance originaire.

L’origine est furieuse. Voilà ce que révèle le sujet lyrique dans son identification à l’abîme de l’Un. Mais en quoi consiste cette fureur. On pourrait dire que l’Un ne supporte pas l’Etre. En lui-même, enfermé dans son être, il souffre. Dès qu’il peut devenir, produire, il jouit. Et dans sa grâce, il produit le phénomène esthétique comme une forme temporisée de la jouissance, autrement dit, comme un plaisir. Par cette grâce, l’artiste originaire du monde nous préserve de la violence de la jouissance que l’esthétique transforme en un plaisir et un savoir. Mais cela constitue un secours et une illusion protectrice.

En effet :
“ C’est pourquoi tout notre savoir sur l’art est au fond entièrement illusoire : voués au savoir, nous sommes incapables de nous unir et de nous identifier à cet être qui, parce qu’il est l’unique créateur et spectateur de cette comédie de l’art, s’en ménage une jouissance éternelle. Il n’y a que dans la mesure où le génie, dans l’acte de la procréation artistique, se confond avec cet artiste originaire du monde, qu’il sait quelque chose sur l’essence éternelle de l’art… ”.

Que nous apprend le sujet lyrique, l’artiste dionysiaque ? En se délivrant de la volonté individuelle et se libérant de ses déterminations empiriques, il devient ce que Nietzsche appelle un “ médium par l’entremise duquel le seul sujet qui existe véritablement fête sa délivrance dans l’apparence ”. Il révèle donc que le fondement de tout sujet n’est rien d’autre que l’abîme originaire de l’Etre, et qu’il repose sur cette fureur fondatrice qui naît du déchirement de l’Un entre sa souffrance intime, comme être, et sa jouissance à exister, à se projeter dans la puissance.

Tout cela était inscrit dans le nom même d’Archiloque qui résonne, en allemand, avec Archiloch (l’architrou) et Arschloch (l’anus). Se fondant sur cette homophonie, Rodolphe Gasché1 voit dans le personnage d’Archiloque le porte parole du Je dans le texte de Nietzsche, lequel désigne en réalité “ le fond dément du fondement ”, l’abîme, le trou d’où émerge le sujet fondamental. Les formes d’individuation apolliniennes sont les masques, les personae, qui recouvrent le fond dionysiaque, destructeur et générateur, de tout sujet.

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Qu’est donc l’Archiloque de Nietzsche ? Un nom de l’histoire, un style, un timbre, une métaphore. Et il faut ici revenir au sens premier du mot métaphore, qui signifie un “ transport ” comparable au transport furieux ou au transport sexuel. Cette similitude, voire cette identité, à quelque différence de sublimation près, est explicitée par des textes comme le Problème XXX du pseudo-Aristote sur L’homme de génie et la mélancolie, et se retrouve dans un passage d’Aristote lui-même, où il compare la force du mélancolique à celle du tireur à l’arc dont la réussite provient de la puissance du jet et non de la justesse de la visée2. Enfin, on peut aussi penser au traité de Longin sur le sublime. De tous ces textes, il ressort que la métaphore est comparable au jet d’une jouissance. Quelque chose d’inouï, qui n’avait aucune place dans le monde des images, dans notre réalité mentale, dans les lois de la langue, vient au jour avec une violence transgressive dont l’origine, selon le Problème XXX, se trouve dans l’énergie de la bile noire qui alimente toute fureur, démoniaque ou divine.

Cette conception de la métaphore est confirmée par l’analyse qu’en fait Nietzsche en 1873 dans Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral. Et déjà, le vocabulaire du paragraphe 5 de La naissance de la tragédie, en particulier le terme Gleichniss, fait passer d’une métaphysique schopenhauerienne de l’analogie à la théorie de la métaphore comme “ transposition arbitraire ” [welche willkürlichen Übertragungen]. Übertragen, überspringen ne désignent absolument pas, comme dans la rhétorique traditionelle, le transfert d’un sens propre à un sens figuré. Car le fondement des choses n’est rien de tranférable. Il est, dit Nietzsche, un fleuve bouillonnant sur lequel l’homme s’accroche comme sur le dos d’un tigre. “ L’X énigmatique de la chose ” reste totalement inconnaissable. Pour l’homme, tout commence donc avec l’excitation nerveuse, soit un affect absolument personnel, qui est transformé en image — première métaphore ; puis l’image est traduite en un son articulé — deuxième métaphore. Et à chaque fois, on saute dans un domaine totalement étranger au précédent.

Le génie, le créateur, n’est donc pas celui qui se trouve en accord avec la vérité de l’Etre, puisque la vérité n’est que la solidification, la fossilisation d’une métaphore vivante sous forme de métaphore morte et grégaire, autrement dit, sous forme de concept. Le génie se définit exclusivement par la puissance de création de métaphores totalement arbitraires et inouïes. Mais on peut dire, plus généralement, qu’un sujet s’identifie au jet de la métaphore, qu’il est métaphore en acte. Nietzsche, dans son introduction à Vérité et mensonge dans un sens extra-moral affirme que “ cet instinct qui pousse à former des métaphores ” est “ l’instinct fondamental de l’homme ”. Or, la formule qu’il utilise : Triebe zur Metapherbildung, peut être considérée comme un strict équivalent de la Wille zur Marcht.

Un sujet, qui n’existe que par son inscription dans l’ordre symbolique, sous l’égide du nom propre, est une métaphore vivante. Il peut être une métaphore usée, suivre les voies des images déjà tracées par d’autres — et sa vie obéira au principe du plaisir grégaire. Mais il peut aussi se lancer dans des transports qui donneront à son inscription dans le symbolique la marque d’une jouissance. Le sujet révèle ainsi qu’il est, en son fondement, pur jet, sur-jet, jaillissement volcanique.

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Voilà qui nous conduit à la figure volcanique d’Empédocle, telle qu’elle apparaît dans un projet de drame rédigé par Nietzsche, dans les années 1870- 18713. Le thème en est la tentative par Empédocle de sauver Agrigente de la peste. Alors qu’il comptait sur une représentation tragique pour purger la ville de l’épidémie et les habitants de leur terreur, il doit reconnaître l’insuffisance du remède : la peste se propage et, “ pris par le délire bachique de la population ”, Empédocle ne voit d’autre secours que dans un sacrifice de soi. Bien obligé de constater l’inefficacité de la tragédie, il se sent envahi par une compassion infinie et décide de s’anéantir dans l’abîme de l’Etre, de se précipiter dans la bouche du volcan en un geste sacrificiel. On sent bien ici l’influence de Schopenhauer et celle de Hölderlin qui, dans les trois versions du drame qu’il consacra à Empédocle, en 1798 et 1799, fait de lui le médiateur entre les hommes et le divin qui ne peut réaliser son destin que par le sacrifice.

Mais au-delà de ce geste suicidaire, Nietzsche annonce la véritable voie dionysiaque, celle que lui-même suivra avec tous les risques qu’elle comporte. En effet, après avoir cédé au désespoir, Empédocle se jette dans le volcan, mais avec une sorte d’exaltation “ démoniaque ” provoquée par son identification à Dionysos. Le suicide devient alors “ palingénésie ”. Nietzsche écrit : “ Il espère une renaissance après une mort expiatoire. C’est ce qui le pousse dans l’Etna ”. Et il pense terminer avec ce trait dramatique : alors qu’il se jette dans le cratère, une femme le suit en s’écriant : “ Dionysos fuit-il Ariane ? ”. La pitié d’Empédocle s’est donc finalement renversée en exaltation dionysiaque, comme en témoigne cette note : “ Indication énigmatique du cruel plaisir que trouve Empédocle dans la destruction ”.

Ce projet, qui date de l’époque de La naissance de la tragédie, atteste le dépassement de la conception aristotélicienne de la catharsis, mais aussi le rejet de la métaphysique schopenhauerienne. En un mot, l’art n’a aucun but curatif, ni psychologique ni métaphysique. Pour le dire encore autrement, Nietzsche, sous l’égide d’Empédocle, est passé d’une philosophie de la tragédie à une philosophie tragique — entendue dans le sens dionysiaque. Ainsi s’annonce déjà ce qu’il écrit dans Crépuscule des Idoles4, à savoir que les Grecs n’aillaient pas au théâtre pour se libérer de la terreur et de la pitié, mais “ pour, au-delà de la terreur et de la pitié, être soi-même la volonté éternelle du devenir — cette volupté qui inclut généralement la volupté d’anéantir ”. Mais s’annonce aussi le destin volcanique de Nietzsche lui-même qui répète qu’“ il faut être abîme ”, ou encore déclare, dans Ecce Homo : “ Plus qu’un homme, je suis de la dynamite ”, et qui affirme, dans ses dernières lettres de 1888 : “ mon livre est comme un volcan ”.

Plus encore qu’Héraclite, qui est, aux yeux de Nietzsche, un “ idéal apollinien ” pour qui “ tout est apparence et jeu ”5, Empédocle, le grand philosophe de l’Eternel retour, le visionnaire de la guerre cosmique entre l’Amour et la Haine, est le véritable grand nom de sujet dionysiaque. Hölderlin lui-même, dans son essai intitulé “ Fondement d’Empédocle ”, écrit que “ l’excès d’intériorité originel est cause de toute discorde ”. Il s’agit, en quelques mots, d’une fulgurante synthèse de la vision du monde d’Empédocle, mais on peut aussi y voir une exacte description de la dynamique du sujet dionysiaque.

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En faisant un grand saut dans l’histoire, on évoquera la résurgence de ce sujet volcanique chez trois auteurs qui ont un lien profond avec le dionysisme de Nietzsche. Il s’agit de Jacques Lacan, de Georges Bataille et d’Antonin Artaud.

Lacan aussi a fait d’Empédocle le nom de sujet par excellence, mais en lui redonnant une inflexion schopenhauerienne, de sorte qu’on pourrait parler — si ce n’était un monstre conceptuel — d’un dionysisme schopenhauerien. On peut dire aussi que Lacan retrouve la posture tragique du sujet romantique. Voici ce qu’il écrit :

“ Empédocle se précipitant dans l’Etna laisse à jamais présent dans la mémoire des hommes cet acte symbolique de son être-pour-la-mort. […] Mais cette affirmation désespérée de la vie […] est la forme la plus pure où nous reconnaissons l’instinct de mort. Le sujet dit : “ Non ! ” à ce jeu de furet de l’intersubjectivité où le désir ne se fait reconnaître un moment que pour se perdre dans un vouloir qui est vouloir de l’autre. Patiemment, il soustrait sa vie précaire aux moutonnantes agrégations de l’Eros du symbole pour l’affirmer enfin dans une malédiction sans parole. […] C’est comme désir de mort en effet qu’il s’affirme pour les autres. ”6

La formule “ affirmation désespérée de la vie ” peut caractériser la fureur du sujet dionysiaque. Mais le tout est de savoir si on met l’accent sur le désespoir ou sur l’affirmation de la vie. Par ailleurs, ce refus de se soumettre au “ vouloir de l’autre ” et aux “ moutonnantes agrégations de l’Eros du symbole ” est un refus de l’esprit grégaire de la masse. Et pourtant, tout se termine sur cette phrase énigmatique : “ C’est comme désir de mort en effet qu’il s’affirme pour les autres ”. Voilà le grand dogme de la psychanalyse, relayé par la morale heidegerienne de “ l’être-pour-la mort ”. Mais pourquoi cette “ malédiction sans parole ” lorsqu’il s’agit d’accomplir le destin essentiel de son être ? Et pourquoi cet acte si pur et si intime consiste-t-il en une affirmation “ pour les autres ” ?

On pourrait l’expliquer par la mélancolie au sens moderne du terme, dont de nombreux psychanalystes ont montré qu’à l’extrême, elle consiste, pour le sujet, à affirmer sa négation, à se nier absolument devant l’Autre ou les autres, pour susciter chez eux une ultime réponse, une réelle présence — qui sauverait le sujet in extremis. Et déjà le Problème XXX expliquait le suicide et l’humeur d’Empédocle par sa mélancolie. Mais ne faut-il pas entendre très simplement, très sociologiquement, que, dans sa mort, il aurait réalisé le désir des autres ? En un mot, la mort d’Empédocle aurait toutes les caractéristiques du sacrifice du bouc émissaire. Disparu sans laisser d’autre trace que ses sandales, de façon énigmatique et presque miraculeuse, le grand homme aurait, en réalité, été l’objet du meurtre collectif qui répète le meurtre mythique du père de la horde primitive, selon Freud, ou du bouc émissaire, selon René Girard. La prétendue fureur du sujet serait ainsi une projection de la fureur collective sur un individu transformé en double monstrueux et sacré. Et nombreux sont les sujets qui, dans l’histoire, se sont laissé prendre à cette fascination. Au bout du compte, chacun des protagonistes, la foule et la victime, y trouve la réalisation de son désir. Diogène Laërce prétend qu’Empédocle, par sa mort, “ voulait justifier la réputation qu’il avait d’être un dieu ”. Croyait-il qu’il allait ressusciter et resurgir du cratère ? Ou bien voulait-il confirmer une divinité symbolique, c’est-à-dire s’inscrire dans la mémoire des hommes par ce genre d’héroïsme qui suppose de risquer la mort ? En tout cas, devenir un dieu est un geste suicidaire. Mais n’est-ce pas répéter le destin sacrificiel de Dionysos ? Et tous ceux qui furent, dans l’histoire ou dans le mythe, ce que Nietzsche nomme “ des masques de Dionysos ”, à l’instar d’Œdipe ou d’Empédocle, furent aussi ce qu’Artaud appelle “ des suicidés de la société ”. Car la société désire des dieux et des génies à sacrifier — et il s’en trouve toujours pour se laisser prendre au rôle héroïque et fascinant du bouc émissaire ou du poète maudit.

Georges Bataille, à propos du motif du surhomme nietzschéen, parle d’un “ complexe d’Icare ”. Le sujet, attiré par les hauteurs solaires, comme l’aigle de Zarathoustra, n’affirme sa supériorité par rapport aux autres hommes et à la masse bourgeoise que pour mieux s’y précipiter. Le motif profond de l’élévation serait une sorte de jouissance secrète à se faire la victime de la bête collective. Et Bataille écrit, au sujet de Nietzsche : “ Tout un splendide cauchemar intellectuel n’a été porté au sublime que pour mieux offrir son foie au bec des niais et des butors qui font la loi dans la société contemporaine. Il s’agissait de devenir la victime déchirée et en même temps outrageante d’une stupidité sans précédent ” 7.

Comment éviter, pour le sujet dionysiaque, cette identification finale avec le bouc émissaire victime de la violence collective ? Comment éviter la fascination de la bêtise mortelle qui guette l’idéal romantique ? Comment éviter de devenir la chose aphasique de sa mère et de sa sœur, pour Nietzsche qui voyait en elles la plus grande objection à sa pensée de l’Eternel retour ? La réponse est : en suivant cette troisième voie que j’indiquais au début : la voie humoristique initiée par Nietzsche et reprise par de nombreux artistes dionysiaques, tels Bataille et Artaud. Au-delà d’une problématique du salut ou de la perdition, il s’agit d’une voie d’abjection joyeuse qui approfondit le fondement humoral, voire fécal du sujet.

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“ Le ‘sens de la Terre’, avec Zarathoustra, est une indication précieuse à cet égard ”, écrit encore Bataille8. Mais Zarathoustra est trop attiré par les cimes pour suivre la voie abyssale d’Archiloque, l’architrou, l’archi-loque… Les Dithyrambes de Dionysos annoncent d’ailleurs la nécessaire mort de Zarathoustra, pour que Dionysos advienne. Le premier poème, qui reprend le paragraphe d’Ainsi parlait Zarathoustra intitulé “ Le chant de la mélancolie ”, porte désormais le titre “ Rien qu’un bouffon ! Rien qu’un poète ! ”. L’auteur des Dithyrambes, Dionysos, donc, se moque ainsi de ce poète-philosophe trop épris des sommets et des idéaux mensongers pour savoir que le désir de l’aigle est de plonger dans des gouffres toujours plus profonds. Dans le poème intitulé “ Entre rapaces ”, il lui reproche d’être comme le sapin qui prend racine au bord du gouffre alors que tout, autour de lui, aspire à tomber. Et le recueil s’achève par ces deux vers : “ Donne-toi d’abord toi-même, ô Zarathoustra ! / — Je suis ta vérité… ”.

Toute l’œuvre de Bataille témoigne de cet approfondissement joyeux de l’horreur dionysiaque. Mais deux motifs l’illustrent particulièrement : l’anus solaire et l’œil pinéal. Au désir obscène de rejoindre le soleil qui fait pousser l’œil pinéal sous le crâne humain répond la nature fécale de l’astre. Ainsi, l’homme est ramené à sa véritable nature terrestre car, écrit Bataille dans L’anus solaire, “ le globe terrestre est recouvert de volcans, qui lui servent d’anus ”. Au cœur de cette vision cosmologie, volcanique et fécale, il place ce qu’il appelle le Jésuve. Ce terme, créé par la contraction des mots “ Sujet ” et “ Vésuve ”, désigne le cœur énergétique de l’homme, soit une énergie volcanique, anale et excrémentielle. Dans les divers textes qu’il consacre à l’œil pinéal 9, Bataille développe une théorie de l’évolution qui permet d’expliquer de manière très matérialiste l’origine du sujet humain. Chez le ver de terre, remarque-t-il, la poussée énergétique du vivant est orientée vers les deux trous de la bouche et de l’anus. Chez les mammifères ou les oiseaux, l’anus est généralement caché mais la tête est chargée de l’énergie expressive. Avec les grands singes, qui sont bloqués à un stade intermédiaire entre la posture horizontale et la posture verticale, une étrange anomalie se produit : toute la poussée vitale, qui cherche sans cesse à se jeter hors de l’organisme animal, se concentre dans le derrière qui devient proéminent, bourgeonnant, dépourvu de poils et de queue et qui, se couvrant de couleurs rouges et violettes, prend un éclat obscène.

Puis, avec l’érection de l’homme, une inversion a lieu qu’on pourrait résumer en disant que le derrière monte au visage. Ces “ vomissements d’invraisemblables volcans ”, cette “ lave apocalyptique qui paraissait sortir sanglante ” de l’anus des singes viennent investir le visage. Les éternuements, les éclats de rire, les crachats, les cris, les rougeurs qui incendient un visage, toutes ces explosions faciales qui sont le propre de l’homme, sont le fruit d’un transport d’énergie fécale, de “ cet éclat qui avait jusque là fait bourgeonner et embrasé l’orifice anal ” des singes, vers les régions supérieures de la gorge, de la bouche, des yeux, du cerveau. Voilà bien une théorie physique et lyrique en continuité avec la puissance dionysiaque du sujet Archiloque, Archiloch, Arschloch. Le Jésuve est ainsi une illustration humoristique et mythique du terrible fond dionysiaque du sujet que Bataille, dans La part maudite, décrit en ces termes :

“ Le monde du sujet est la nuit : cette nuit mouvante, infiniment suspecte, qui, dans le sommeil de la raison, engendre des monstres. Je pose en principe que du ‘sujet’ libre, nullement subordonné à l’ordre ‘réel’ et n’étant occupé que du présent, la folie même donne une idée adoucie. ”10

Mais, dans le mot Jésuve, il n’aura échappé à personne qu’il y a aussi le nom de Jésus. Le Jésuve, comme le Dionysos de Nietzsche, est une sorte d’Antéchrist joyeux et humoristique. Il est une force de résistance carnavalesque à la tentation du drame christique de l’incarnation qui fut le modèle sacrificiel offert aux sujets les plus dionysiaques de l’histoire occidentale.

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Et ceci conduit à évoquer Artaud dont les liens avec Nietzsche sont si proches, depuis la conception du théâtre jusqu’à l’expérience du corps, du sujet, et de la folie. Artaud, qui, parlant du regard d’un autoportrait de Van Gogh, écrit : “ Non, Socrate n’avait pas cet œil, seul peut-être avant lui le malheureux Nietzsche eut ce regard à déshabiller l’âme, à délivrer le corps de l’âme, à mettre à nu le corps de l’homme, hors des subterfuges de l’esprit ”11. Artaud qui cite toujours Nietzsche dans la liste des génies suicidés par la société. Artaud, enfin, qui affirme avoir été “ interné comme Nietzsche, Van Gogh ou le pauvre Gérard de Nerval ”.

Sa fureur dionysiaque l’a conduit sur les traces des anciens mythes grecs ou syriens, à travers le personnage d’Héliogabale, ou encore mexicains, lorsqu’il se rendit chez les Indiens Tarahumaras, en 1936. Au retour de ce voyage désastreux, il écrit, dans les premières lignes de son livre apocalyptique, Les nouvelles révélations de l’Etre : “ Voilà longtemps que j’ai senti le Vide, mais j’ai refusé de me jeter dans le Vide. J’ai été lâche comme tout ce que je vois. Quand j’ai cru que je refusais le monde, je sais maintenant que je refusais le Vide ”12. Tel Empédocle, il voulut se jeter dans le Vide pour renaître comme un dieu, mais il sombra dans le délire de l’identification avec le Christ. Comme Empédocle, encore, il eut le privilège d’être “ examiné ” par le Docteur Lacan, mais ce fut comme fou interné à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. Et Lacan le déclara définitivement “ fixé ”. Or, tout au contraire de ce diagnostic, Artaud vécut la palingénésie dionysiaque que ne connut pas Empédocle. Après huit ans d’enfermement à l’asile de fous eut lieu la renaissance promise à celui qui s’était identifié au Christ. Il la vécut et la joua sur le mode d’un carnaval divin et grotesque, dans un déchaînement d’humour littéraire qui est l’expression directe de l’énergie humorale du sujet.

Dans les derniers textes qu’il écrit, après sa sortie de l’asile, il se présente à la fois comme un bouc émissaire divinisé et un trou abject, comme un corps pur n’ayant plus aucune identité et comme le sujet absolu qui peut prendre tous les noms de l’histoire. Répétant ainsi la dramaturgie finale de Nietzsche, comme lui, il affirme la nature volcanique de son être. Son volcan de prédilection est le Popocatepel, et Artaud ne se prive pas jouer sur les connotations obscènes et fécales en français de “ popo ”, “ caca ”, “ tété ”, “ pépel ”. En 1946, il prévoit de publier ce qui deviendra Suppôts et suppliciations sous le titre : Pour le pauvre Popocatepel la charité ésse vé pé13. Mais, au-delà de son cas personnel, il affirme : “ Je pense que le Popocatepel c’est le moi toujours martyrisé de l’homme qui travaille sans qu’on le voie ”14.

La nature fécale du sujet et excrémentielle du moi est un des thèmes fréquents du dernier Artaud pour qui “ Là où ça sent la merde / ça sent l’être ”15, ou encore qui déclare : “ Je suis un vieil étron piteux, mais qui affre ”16. C’est ainsi qu’il place toute son œuvre finale sous l’égide d’une muse abjecte et noire qu’il appelle “ Madame utérine fécale ”. Voici quelques lignes où il évoque la source poétique de son inspiration, dans laquelle on peut voir l’approfondissement du lyrisme fécal et humoral de l’Archiloque de Nietzsche :

“ Ce siècle ne comprend plus la poésie fécale, l’intestine malheur, de celle, Madame Morte, qui depuis le siècle des siècles sonde sa colonne de morte, sa colonne anale de morte, dans l’excrément d’une survie abolie, cadavre aussi de ses moi abolis, et qui pour le crime de n’avoir pu être, de jamais n’avoir pu être un être, a dû tomber pour se sonder mieux être, dans ce gouffre de la matière immonde et d’ailleurs si gentiment immonde où le cadavre de Madame Morte, de madade utérine fécale, madame anus, géhenne d’excrément par géhenne, dans l’opium de son excrément, fomente fama, le destin fécal de son âme, dans l’utérus de son propre foyer. […] Le souffle des ossements a un centre et ce centre est le gouffre Kah-Kah, Kah le souffle corporel de la merde, qui est l’opium d’éternelle survie. […] L’odeur du cu éternel de la morte est l’énergétique opprimée d’une âme à qui l’homme a refusé la vie ”17.

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Dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari expliquent la sublimation, ainsi que la constitution du moi et des personnes qui sont autant d’unités de mesure de la quantité d’énergie libidinale, par cette formule : “ c’est l’anus lui-même qui passe en haut. […] la sublimation tout entière est anale ”18. Archiloque, Empédocle, Œdipe — dont le destin est si étroitement lié aux sphincters de la Sphinge —, Nietzsche, Bataille, Artaud, et tous les sujets dionysiaques, témoignent de cette production ex vacuo du sujet. Le sujet psychologique, le sujet du poème lyrique, le sujet de la prétendue vérité philosophique reposent sur ce fondement qu’Artaud appelle “ le magma Kha Kha ”. Mais au-delà de ces éruptions exceptionnelles que recouvrent et désignent les noms propres de ces génies, être un sujet consiste, pour chacun de nous, à effectuer, avec plus ou moins de style, ce transport métaphorique d’une même fureur explosive surgie du cratère volcanique de l’être.


1. “ Archiloque ”, Nietzsche aujourd’hui ?, t. 1. Intensités, 10/18, Paris, 1973, p. 204.

2. Voir, sur ce point, Divination dans le sommeil (464 a b), et les commentaires de Jackie Pigeaud dans son introduction à L’homme de génie et la mélancolie, Rivages, Paris, 1988, p. 48-54.

3. Fragments posthumes, Hiver 1870-71-Automne 72, n° 72 8 [30-37] de l’édition Colli et Montinari.

4. “ Ce que je dois aux anciens ”, § 5.

5. Dans les notes de 1873 pour “ Le philosophe comme médecin de la civilisation ”.

6. “ Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ”, Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p. 320.

7. “ ‘La vieille taupe’ et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste ”, Œuvres complètes, tome 2, Gallimard, Paris, 1970, p. 102.

8. Loc. cit.

9. Voir “ Dossier de L’œil pinéal ”, Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 11-47.

10. Œuvres complètes, t. 7, Gallimard, Paris, 1976, p. 63.

11. Van Gogh le suicidé de la société, Œuvres complètes t. 13, Gallimard , Paris, p. 49.

12. O. C., t. 7, p. 119.

13. Voir Suppôts et suppliciations, O. C., t. 14, vol. 1, p. 93.

14. Ibid., p. 177.

15. O. C., t. 13, p. 83.

16. O. C., t. 12, p. 174.

17. O. C., t. 9, p. 173-174.

18. Editions de Minuit, Paris, 1972, p. 167-68.