Introduction

Hélène Dubail & Sébastien Wit
Université Paris Nanterre – La Rochelle Université
LIPO (EA 3931) – Département des Lettres

Citer
Hélène Dubail & Sébastien Wit, « La Fabrique de Noël : histoire d’un hold-up littéraire ?, Introduction », dans Revue Silène, Url : https://www.revue-silene.com/02_introduction/

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Sommaire

Nous voici à la toute fin du XIXe siècle. C’est la belle nuit de Noël, la neige étend son manteau blanc, et un curieux personnage habitué à vagabonder sur les toits prend la parole :

4Notre meilleur jour, à nous autres cambrioleurs, ou, pour parler plus exactement notre meilleure nuit, c’est la nuit de Noël.
Surtout dans les départements.
Principalement dans certains.
Dans ceux (vous l’avez deviné) où la foi subsiste, fervente, candide, au cœur de ces bons vieux vrais Français, comme les aime Drumont (Édouard).
En ces naïfs districts, c’est encore plus par allégresse que par devoir religieux que les fidèles accourent à la messe de minuit, et, dans cette assemblée, c’est plus des poètes qui rêvent que des chrétiens qui prient.
L’étoile… les rois mages… l’étable… le Bébé-Dieu sur son dodo de fins copeaux… la jolie petite Maman-Vierge rose d’émoi et un peu pâle, tout de même, et fatiguée de recevoir tant de monde qui n’en finit pas d’arriver, d’entrer, de sortir, de bavarder… et dans un coin, le menuisier Josef, quelque peu effaré, un tantinet ridicule (d’ailleurs, amplement dédommagé depuis par un fort joli poste fixe au séjour des Bienheureux)1.

Le ton est bien moins irrévérencieux, mais la scène n’est pas loin, tout de même, de nous faire penser à une autre nativité revisitée : celle voyant Mandy Cohen, inénarrable mégère, houspiller des rois mages venus réveiller son petit Brian qu’elle avait eu tant de mal à endormir.

Ici, nous ne sommes pas chez les Monty Python, non, mais chez Alphonse Allais. La réécriture est moins insolente, le regard moins féroce. Déjà, pourtant (nous sommes en 1899), Noël a changé de visage. L’œuvre se détourne de la crèche pour se tourner vers la cheminée. L’étable de Bethléem n’est plus qu’un décor kitsch devant lequel se pâment des bourgeois naïfs ; les protagonistes ne sont plus les mêmes. Alphonse Allais abandonne là en effet toute référence à la dimension religieuse de la fête pour raconter une autre histoire : en cette belle nuit de Noël, un mystérieux individu court sur les toits, de maisons en maisons, pour s’y glisser furtivement. Un mystérieux individu, ou plutôt deux – car lorsque la police finit par arrêter celui qu’elle croit être le cambrioleur, narrateur de la nouvelle, c’est en réalité « Bonhomme Noël » qu’elle prend la main dans la hotte.

La réalité rejoint la fiction, la fiction rejoint la réalité. Si le cambrioleur apparaît comme un drôle d’ersatz du Père Noël, le Père Noël se révèle finalement être un drôle d’ersatz du cambrioleur. Après tout, quatre ans plus tôt, dans un autre « Conte de Noël », Alphonse Allais faisait du sympathique et généreux vieillard un voleur de chaussons, fournisseur des produits mis en vente par l’enseigne :

AU BONHOMME NOËL
Spécialité de chaussures d’occasion en tous genres
pour bébés, garçonnets et fillettes2.

Et cela, bien entendu, « à des prix qui défient toute concurrence3 ». La fête peut-elle en effet se faire encore autrement que sur le mode de la liste de courses ? D’ailleurs, lorsque paraissent en 2020 les Vraies lettres inventées de l’OuLiPo au Père Noël, la liste demeure la modalité de présentation privilégiée.

Avec ces « 81 textes poétiques légers ou sérieux, autour du thème du Père Noël, imaginant les lettres qu'auraient pu lui écrire Brigitte Bardot, le capitaine Achab ou encore Sherlock Holmes4 », la littérature semblait alors remettre à l’honneur, en la détournant, une figure investie depuis longtemps par le marketing et la publicité. La littérature ne l’a pourtant jamais complètement abandonnée. À chaque mois de décembre, quand bûches, dindes, sapins et guirlandes clignotantes envahissent nos existences, ce n’est pas seulement l’hyper-consumérisme qui triomphe, mais bien une fiction littéraire.

S’il est possible de faire remonter la tradition des cadeaux de Noël aux paganismes de l’Antiquité, c’est en effet dans la littérature, notamment du XIXe siècle, que naît véritablement le Père Noël tel que nous le connaissons désormais. Et c’est dans cette même littérature que se forment les scènes topiques dont se pare aujourd’hui toute histoire de Noël, du film au roman policier, en passant par les fameux épisodes spéciaux des séries télévisées. Songeons à tous ces textes écrits par Capote, Buzzati, Cendrars ou Aymé, sans oublier bien sûr les incontournables Dickens, Hoffmann, Andersen, Lagerlöf et Robert L. May, père de Rudolph le renne au nez rouge, au fondement du formidable vivier commercial que le monde de l’édition ne manque pas d’exploiter à chaque fin d’année5. Songeons encore aux Lettres du Père Noël écrites par J. R. R. Tolkien à ses enfants entre 1920 et 1943 et qui, désormais publiées, matérialisent le passage d’une fiction de Noël privée à une fiction littéraire publique6 : la littérature, et plus généralement les objets culturels, ont participé à la diffusion d’un imaginaire de Noël en partie laïcisé.

En dépit de cette origine littéraire, il existe dans notre discipline relativement peu d’études d’envergure sur Noël et ses différents visages. Seules l’anthropologie, la sociologie et l’histoire des religions semblent s’être pleinement emparées du sujet. Telle est la raison pour laquelle s’est tenu à l’Université Paris Nanterre les 7 et 8 décembre 2021, au lendemain de la Saint-Nicolas et alors que le compte à rebours de l’Avent avait été lancé, le colloque « La Fabrique de Noël ». L’événement visait à explorer ce qui est peut-être l’un des plus grands hold-up que la littérature ait commis : la fiction de Noël, qui s’est imposée à nos imaginaires et se manifeste dorénavant dans notre quotidien de manière très concrète, que nous le voulions ou non, à chaque période de fêtes.

L’expression « fiction de Noël » fait partie intégrante du marketing médiatique contemporain. Plusieurs semaines déjà avant le mois de décembre, la chaîne privée 6ter, propriété du groupe M6, propose à ses téléspectateurs ce qu’elle nomme précisément des « fictions de Noël », aux titres on ne peut plus explicites : Mon Père Noël bien-aimé côtoie L’Amour revient toujours à Noël ou encore Opération Joyeux Noël. Les plateformes de vidéo à la demande ne sont pas en reste, elles qui ouvrent bien plus tôt encore les festivités – mais peut-être faudrait-il dire hostilités ? –, avec leur contenu étiqueté « fêtes de fin d’année ». Sur les bouts de papier comme sur les pages numériques, le Noël ultra-marketé que nous connaissons aujourd’hui est ainsi marqué par une abondance de listes de films ou d’épisodes de séries à consommer.

Relativement homogène désormais, la fiction de Noël est par ailleurs indissociable d’un ensemble de pratiques qui font subsister une croyance plastique. Selon une étude de la Poste effectuée en 2018, 81% des enfants de 3 à 7 ans écriraient une lettre au Père Noël ; ils seraient autant à recevoir une réponse, véritable officialisation du mensonge7. Quid des bouleversements psychiques liés à cette pratique qui mène souvent à une première déception ?On peut faire le lien avec les fictions qui prennent Noël pour cadre, interagissant avec l’univers de croyance des enfants. Comme chaque Père Noël fictif entre en résonance avec le Père Noël auquel croit l’enfant, cela vient bousculer le régime interprétatif auquel le texte est soumis. Il s’agit ainsi de déconstruire les mécanismes par lesquels la fiction de Noël, récit produit explicitement dans un but profane de divertissement, ne cesse de flatter notre amour de la fable.

Au fil des réflexions proposées dans ce numéro, centrées sur ce phénomène de redoublement de la fable – le mensonge du récit accompagnant dans nos sociétés occidentales le mensonge du Père Noël – s’ébauche alors une archéologie de ces représentations qui envahissent notre quotidien, des Père Noël des grandes surfaces aux histoires de Noël que nous lisons à nos enfants avant qu’ils ne s’endorment, et qui sont loin d’être aussi lisses qu’elles en ont l’air. 

Depuis quelques années, Noël est ainsi devenu l’enjeu de querelles politiques. Parmi les derniers scandales en date, on peut compter en France celui autour du « Fantastique décembre » lumineux affiché par la mairie de Besançon en 2021, reçu par la frange conservatrice de la société comme le lâche abandon d’un supposé trop chrétien « Joyeux Noël »8. Or, dans ces querelles idéologiques contemporaines, on retrouve finalement une version actualisée des affrontements que décrit déjà Claude Lévi-Strauss en 1952 dans Le Père Noël supplicié

Lévi-Strauss commence par reproduire dans son texte les circonstances d’un fait divers daté du 24 décembre 1951 :

DEVANT LES ENFANTS DES PATRONAGES
LE PÈRE NOËL A ÉTÉ BRÛLÉ SUR LE PARVIS DE LA CATHÉDRALE DE DIJON
Dijon, 24 décembre (dép. France-Soir)
« Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique9. »

Scène hautement dérangeante, mais également fascinante. Pour l’anthropologue qu’est Lévi-Strauss, le Père Noël est une figure de « médiateur imaginaire10 », pas seulement « une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants », mais la cristallisation imaginaire et symbolique « d’une transaction fort onéreuse entre [...] générations »11. En s’intéressant au fait divers du Père Noël supplicié, Lévi-Strauss se demande ainsi « si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen »12, et si l’autodafé du Père Noël dijonnais ne réactive pas, finalement, le sacrifice antique du roi des Saturnales.

Dans l’Histoire véridique du Père Noël, Karin Ueltschi avance en effetl’idée que Noël est l’un des « grands récits fondateurs de l’humanité13 », que l’on mette derrière ce terme de « grand récit » le concept d’« archétypes » ou de « structures anthropologiques de l’imaginaire14 ». En somme, Noël et le Père Noël nous placent face à l’une des plus vieilles questions du comparatisme : la question des invariants, de ces récits et autres tropes narratifs qui reviennent d’une culture à l’autre, d’une époque à l’autre. 

Si les représentations contemporaines de Noël se caractérisent par leur dimension monolithique, il ne faut pas oublier que c’est parce qu’il y a eu là un écrasement des littératures nationales et régionales, riches de figures folkloriques, par ce rouleau compresseur culturelqu’a été le Père Noël. C’est pourquoi il nous a semblé particulièrement fécond, dans le cadre d’une approche comparatiste, de s’emparer de ce phénomène de la « fiction de Noël » et d’interroger sa globalisation.

Réinventer Noël

Un premier axe de réflexion confronte différents mythes, rituels et fictions, pour tenter de mieux circonscrire les modes de représentation de Noël.

Pour commencer, dans un parcours diachronique extrêmement riche, Karin Ueltschi nous offre d’étudier les jeux de contamination analogique, non pas pour prétendre retrouver les origines du Père Noël, mais pour analyser à travers espace et époques les récurrences de tous ces éléments aujourd’hui associés à Noël, comme la célébration de la verdure en plein cœur de l’hiver, la hotte ambivalente ou les clochettes protectrices.

En écho à ce premier article, Amandine Lebarbier dresse le panorama des musiques (messes, fééries, chorales ambulantes et chants en famille) qui font de Noël une fête sonore, grâce à laquelle sont censés se diffuser partout l’« esprit de Noël » et la charité chrétienne. Elle s’intéresse en particulier à la fonction morale, apotropaïque, mais aussi au pouvoir de réminiscence de ces sons qui forment le paysage sonore de Noël dans les œuvres de Dickens et de Maupassant.

À ces considérations succède une étude centrée sur L’Oiseau bleu. Nadezhda Washington s’attache à démontrer que le fait de placer un voyage initiatique au cœur d’un conte de Noël conduit Maeterlinck à analyser Noël en tant que mythe. L’analyse de la « reconstruction d’un nouveau merveilleux » dans l’œuvre de l’écrivain belge apporte ainsi un nouvel éclairage à ces invariants de Noël que sont par exemple les dualismes sacré/profane, mort/naissance et dedans/dehors, et offre une focalisation sur la tradition païenne des guisarts, intéressant point de rencontre avec les deux précédents articles.

Noël, l’usine à rêves ?

Un second axe de réflexion se centre sur les représentations de Noël en plein essor du capitalisme, lequel semble imposer de choisir entre deux postures distinctes. Soit participer insidieusement au martèlement publicitaire – les fictions de Noël s’adressent à l’enfant censé sommeiller en chaque adulte, faisant ainsi du puer aeternus une cible marketing, et invitent, au prétexte de l’émerveillement, à faire taire tout esprit critique. Soit rendre à l’inverse bien visibles les mécanismes de la fabrique de Noël, notamment par l’interrogation des croyances et valeurs prônées à cette occasion.

Si on retrouve dans le conte de Noël le plus célèbre d’Andersen les invariants évoqués plus hauts, ce qui intéresse en premier lieu Valérie Cavallo est la manière dont illustrateurs, éditeurs et cinéastes gèrent ce qu’elle nomme « le syndrome de la petite fille aux allumettes » : comment faire lire à de jeunes lecteurs ce conte qui instaure un doute affectif et un sentiment de trahison, rendant impossible l’insouciance en pleine période de fêtes de fin d’année ? Après être revenue sur la genèse de l’image archétypale de l’enfant exploité au XIXe siècle, Valérie Cavallo explore les stratégies mises en place par ceux qui adaptent l’histoire, et qui « ont bien du mal à ne pas faire rêver les enfants » – quitte à embellir la pauvreté et à offrir ainsi « une distraction mensongère » –, mais aussi par ceux qui cherchent au contraire à réveiller notre conscience.

L’approche conjointe du récit et de l’image est également au cœur de l’étude menée par Annelie Jarl Ireman. Son article s’intéresse à la figure du jultomte suédois, depuis ses origines qui vont puiser dans les croyances populaires médiévales jusqu’à sa forme actuelle, qui en fait un équivalent du Père Noël. Annelie Jarl Ireman étudie en particulier les transformations que subit ce personnage mythique chez des auteures comme Selma Lagerlöf et Astrid Lindgren ou dans le travail d’illustrateurs comme Viktor Rydberg et Jenny Nyström, mais elle aborde aussi la manière dont la fiction littéraire est exploitée par le marketing pour se décliner en divers produits commerciaux.

L’article de Virginie Tellier, enfin, se centre sur l’évolution d’un autre célèbre conte, Casse-noisette, pour interroger la dimension de l’œuvre : nationale, mondiale ou globale ? Grâce à l’étude comparée de cinq adaptations filmiques, issues de trois espaces culturels distincts, Virginie Tellier prouve alors que ce qui est avant tout un spectacle de Noël, centré sur le motif de l’objet animé, offre d’abord une réflexion sur le pouvoir créateur. D’une adaptation à l’autre, les emprunts, les références parfois surprenantes qu’elles peuvent se faire entre elles comme les jeux de coloration germanique, russe ou américaine sur lesquels reposent les différentes variations interrogent alors « la nature des stéréotypes et leur nécessaire dépassement » : en d’autres termes, « comment créer, dans l’œuvre d’art, autre chose que des poupées animées » ?


1. Alphonse Allais, « Conte de Noël », Pour cause de fin de bail, 1899 in Œuvres anthumes, éd. François Caradec, Robert Laffont, « Bouquins », 2018,p. 918.

2. Alphonse Allais, « Conte de Noël », Deux et deux font cinq, 1895 in Œuvres anthumes, éd. cit., p. 460.

3. Ibid.

4. Résumé proposé pour l’ouvrage de l’OuLiPo, Cher Père Noël. Vraies lettres inventées, Librio, 2020 : https://www.mollat.com/livres/2468975/oulipo-cher-pere-noel-vraies-lettres-inventees.

5. Voir notamment les anthologies suivantes : Le Bouquin de Noël, éd. Jérémie Benoit, Robert Laffont, « Bouquins », 2016 ; Les Grands Écrivains racontent Noël, éd. Julia Bracher, Omnibus, 2018 ; Les Plus Beaux Textes littéraires de Noël, éd. Michel Tournier, Archipoche, 2018 ; ou encore Joyeux Noël ! Histoires à lire au pied du sapin, Gallimard, « Folio », 2015.

6. J. R. R. Tolkien, Letters from Father Christmas, éd. Baillie Tolkien, Harper Collins, 1976 ; Lettres du père Noël, trad. Gérard-Georges Lemaire et Céline Leroy, Christian Bourgois, 1994.

7. https://www.lapostegroupe.com/fr/actualite/une-enquete-de-la-poste-sur-la-lettre-au-pere-noel.

8. https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/doubs/besancon/fantastique-decembre-a-besancon-on-vous-resume-la-polemique-lancee-par-le-candidat-lr-eric-ciotti-2356852.html.

9. Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps modernes, n°77, 1952,  p. 1572-1573.

10. Ibid., p. 1586.

11. Ibid., p. 1581.

12. Ibid., p. 1590.

13. Karin Ueltschi, Histoire véridique du Père Noël : du traîneau à la hotte, Imago, 2012.

14. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l‘imaginaire, Dunod,p. 288, cité par Karin Ueltschi.