Le jultomte, une figure mythique complexe et le symbole d’un Noël traditionnel suédois

Annelie Jarl Ireman
Université de Caen Normandie
ERLIS (EA 4254)

Citer
Annelie Jarl Ireman, « Le jultomte, une figure mythique complexe et le symbole d’un Noël traditionnel suédois », dans Revue Silène, Url : https://www.revue-silene.com/07_jultomte

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Sommaire

Apparu à la fin du XIXe siècle, le très populaire jultomte suédois est un mélange réussi entre notamment le tomte, créature surnaturelle présente dans les croyances populaires depuis le Moyen-Âge, saint Nicolas germanique et le Santa Claus de l’aire anglophone. Si le tomte est présent toute l’année, le jultomte est, comme son nom l’indique, lié à Noël1 et mis à l’honneur pendant les fêtes de fin d’année. Dans d’autres traditions, il n’y a qu’un seul Père Noël, mais en suédois on peut le conjuguer au pluriel, tant le lien reste fort entre la figure actuelle et l’être folklorique. L’évolution de ce personnage mythique s’est réalisée grâce à des œuvres littéraires marquantes, dont certaines sont accompagnées d’illustrations tout aussi importantes.

La Suède partage avec d’autres pays l’esprit de Noël actuel, fait de partage et de solidarité, et perçu comme moment de vie familiale. C’est la fête ancienne du solstice d’hiver, et le manque de lumière à cette période est difficile à supporter. À ce moment de l’année, le climat est rude et la nature particulièrement hostile dans le nord. Ces éléments ont une importance pour la tradition de Noël suédoise. En outre, la Suède est l’un des pays les plus sécularisés au monde et l’aspect religieux de Noël est devenu peu signifiant, laissant la place à un imaginaire laïcisé. Le jultomte n’a en effet aucun lien avec la religion, à la différence du Père Noël2 que nous appellerons « international », c’est-à-dire de la tradition américaine et européenne.

Ce sujet se situe ainsi à cheval entre la littérature et l’étude folklorique. L’image des créatures folkloriques suédoises vient principalement des publications écrites des légendes populaires évoquant la période du XIXe siècle, mais aussi les croyances à travers les siècles depuis le Moyen-Âge, voire la période païenne antérieure. Il s’agit de récits courts qui racontent une situation précise. La plupart communique des informations de manière indirecte et littéraire, mais certains sont, selon le terme du folkloriste suédois C.V. von Sydow, des mémorats3. Il s’agit de témoignages directs ou émanant d’un proche fiable, d’une expérience surnaturelle, par exemple la rencontre avec un tomte4. Contrairement aux contes qui constituent une littérature fictive, les légendes ont donc une certaine crédibilité, reflétant les croyances réelles. En même temps, elles avaient, comme les contes, une fonction de divertissement et permettaient la transmission du savoir et des valeurs5. La religion était liée à la messe du dimanche, mais dans la vie quotidienne, les gens avaient leur propre mythologie, souvent avec des particularités locales et la foi chrétienne « était complétée par l’héritage des croyances populaires qui pendant des siècles avaient marqué la conception du monde »6. L’Église n’a jamais réussi à les faire disparaître et les fêtes suédoises présentent un mélange d’éléments religieux et populaires.

La présence sans cesse grandissante de créatures surnaturelles dans la culture populaire actuelle (comme le vampire ou le troll) montre qu’elles peuvent encore nous aider à comprendre notre monde et notre existence. Elles sont entourées de mystères, ce qui permet une exploitation libre et une interprétation à la fois collective et individuelle. Le choix que fait un auteur de reprendre un motif mythique implique, comme le constate Brian Attebery, un positionnement par rapport aux croyances anciennes et redéfinit la relation entre les lecteurs modernes et les anciennes croyances7. Le tomte est l’une de ces figures reprises régulièrement en Suède dans toute la production autour de Noël et dans la littérature à travers des classiques tels Zacharias Topelius, Viktor Rydberg, Jenny Nyström, Elsa Beskow, Selma Lagerlöf ou Astrid Lindgren, et des livres plus récents, principalement pour enfants. Comme on va le voir, son évolution est liée à une idée plus large de Noël et n’a cessé de subir une influence étrangère. Il s’agit d’une véritable figure mythique, complexe et en constante évolution, selon la définition de Véronique Léonard-Roques, qui voit celle-ci comme « un système relationnel qui ne se conçoit que dans la répétition, la récréation, l’écart, la variation »8.

L’objectif de cet article est d’abord de chercher l’origine du jultomte dans les croyances populaires. Nous suivrons ensuite son évolution au cours du romantisme national du XIXe siècle, puis au début du XXe siècle à travers le conte artistique, pour terminer sur son image actuelle, en tant que symbole non seulement de Noël mais aussi de valeurs identitaires suédoises. Devenu en outre un produit touristique, il est arrivé jusqu’aux rayons de Noël des magasins français. L’analyse de cette figure mythique nous permettra ainsi d’établir quelques différences par rapport au Père Noël international.


L’origine du jultomte dans les croyances populaires

La fête de Noël a ses origines dans les célébrations du solstice d’hiver, importantes déjà à l’époque viking9. Rappelons qu’à ce moment, le soleil ne se lève pas dans le nord de la Suède, et le fait seulement pour quelques heures dans le sud. Pendant l’inquiétante nuit la plus longue de l’année, les frontières disparaissent, « l’univers céleste communique avec la sphère terrestre ; les défunts dialoguent avec les vivants ; les végétaux s’animent ; les animaux se mettent à discourir »10, comme l’explique Julia Aurélie. Selon les anciennes croyances suédoises, les créatures surnaturelles sont alors plus actives que d’habitude et entrent en contact avec les humains. Cette nuit est considérée comme particulièrement dangereuse mais représente en même temps la victoire de la lumière sur l’obscurité.

Un élément important dans les croyances populaires scandinaves depuis la société païenne est l’offrande – à l’époque viking, dans le but d’obtenir l’aide des dieux, puis plus tard pour s’assurer l’aide du tomte à la ferme11. La première figure à offrir des cadeaux au lieu de les recevoir était saint Nicolas, fêté en Suède jusqu’au XVIe siècle. Il était accompagné d’un personnage mi-bouc, mi-diable, une version de Krampusse (connu aussi sous les noms de père Fouettard, Zvarte Piet…), figure mythique présente dans plusieurs pays européens, qui peut punir un enfant pas sage, par exemple en l’emmenant dans son sac12. À la suite de la Réforme et de la suppression de la célébration des saints en Suède, le bouc continue d’exister sous le nom de julbocken, le bouc de Noël. Il n’était pas sympathique et il s’agissait de se moquer du récepteur. Ce n’était pas un être surnaturel qu’on craignait de croiser, mais un humain déguisé, avec une peau de bête et des cornes (masqué pour ne pas être reconnu, comme le jultomte actuel) qui venait durant la période de Noël pour faire des farces et qui réclamait souvent de l’argent ou de l’alcool. Le bouc cognait sur la porte pour avertir de son passage, c’est pourquoi le mot pour « cadeau de Noël » est toujours julklapp (coup de Noël) et le jultomte d’aujourd’hui cogne fort sur les portes pour faire peur aux enfants.

Le bouc suédois était donc un personnage plutôt désagréable mais, sous l’influence de Weihnachtsmann, l’équivalent protestant de saint Nicolas en Allemagne, il est devenu moins effrayant pour se transformer de nouveau au cours du romantisme national, en devenant l’accompagnateur du jultomte chargé de transporter les cadeaux, et toujours présent en tant que décoration au pied du sapin, dans les jardins et dans les villes.   

Le tomte13 est un être folklorique récurrent dans les croyances populaires en Suède. Le type appelé gårdstomte vit dans les fermes et ressemble à l’homme mais a la taille d’un enfant et l’apparence d’un vieillard au visage ridé, prolongé d’une longue barbe blanche. Il est coiffé d’un bonnet et porte des vêtements simples, souvent gris, et des sabots. De genre masculin en général, il vit seul. Les humains peuvent le voir s’il décide de se montrer, mais sinon il est invisible. C’est un lutin serviable qui participe aux travaux de la ferme, s’occupe des animaux, aide à la moisson, surveille les domestiques et peut même aider les femmes dans la cuisine ; un valet de ferme surnaturel, comme le constate Ebbe Schön14. Il apporte des richesses en volant discrètement les céréales des voisins la nuit, ce qui expliquait autrefois pourquoi certaines fermes étaient plus prospères que d’autres. Il était mal vu de s’enrichir ainsi de façon magique et c’était condamné par l’Église qui a tenté de faire oublier ces croyances en proclamant que le tomte était une incarnation du diable15. En effet, le tomte n’est pas sympathique dans les légendes, car il est souvent de mauvaise humeur et peut se montrer à la fois capricieux16 et rancunier17. Il peut être dangereux, car il est très fort et a des pouvoirs magiques. S’il ne se sent pas apprécié ou si les gens s’occupent mal de la ferme, il se met en colère et le malheur arrive. Le tomte apparaît ainsi dans les croyances comme la source de toutes les catastrophes inexpliquées. Pour être en bons termes avec lui, il fallait surtout respecter la tradition de lui donner régulièrement à manger (une offrande). La veille de Noël, il fallait un repas de fête : gruau avec crème ou beurre accompagné de brioches et de bière. Dans les sociétés où le climat est rude et où l’on dépend complètement de la nature, il est logique que les gens veuillent lui rendre quelque chose et mettre toutes les chances de leur côté pour survivre. Donner à la fin de l’année un peu de nourriture au tomte, représentant de la nature, est un faible prix à payer pour s’assurer une bonne année à venir.


Renaissance et transformation au XIXe siècle

Cette idée d’offrande revient au cours du romantisme national, courant très important dans les pays nordiques en quête de leur identité, entre autres à travers le folklore18. Le lutin devient alors plus gentil et son lien avec la fête de Noël est renforcé. Dans les contes et légendes populaires, on avait parfois une brève description de la créature surnaturelle mais, bien sûr, pas d’illustration. L’apparence du lutin restait vague, mais il pouvait dans certaines régions avoir trois yeux par exemple, et n’était pas beau à voir. À partir des années 1850, quelques revues ont commencé à publier des images d’un tomte avec une apparence inspirée à la fois du gårdstomte suédois, des nains de jardin allemands et italiens, ainsi que des hommes de petite taille travaillant dans les mines de l’Europe, connus notamment à travers les illustrations du conte Blanche neige et les sept nains des frères Grimm, publié pour la première fois en Suède en 182419. Ces lutins pouvaient être barbus ou non et être de différentes tailles.

Quelques grands auteurs et illustrateurs de cette période ont ensuite figé son caractère et son apparence. Selon Ulla Ehrensvärd, la première image représentant le tomte suédois actuel vient du conte Le tomte du château d’Åbo (1849) de Zachris Topelius, auteur suédophone de Finlande20. Son personnage, vieux de 700 ans, a une « barbe blanche […] si longue qu’il pouvait l’enrouler deux fois autour de sa taille et il marchait tout courbé »21. Si dans les mains de l’illustrateur anonyme finlandais, il ressemble plutôt à un spectre, August Malmberg le dessine ensuite de façon réaliste quand le conte est publié en Suède en 1884, ce qui influencera d’autres illustrateurs22.

En 1871, paraît le conte Le Merveilleux Noël de Vigg23 de Viktor Rydberg. Le petit garçon Vigg y rencontre le julvätte, terme utilisé par l’auteur pour distinguer sa nouvelle figure de Noël du tomte vivant dans les fermes. La veille de Noël, ce personnage inquiétant invite Vigg à l’accompagner lors de son tour des fermes pour apporter des cadeaux aux enfants qui le méritent selon les dires des lutins des fermes. Ce livre est écrit pour les enfants et l’aspect moralisateur est présent : il faut éviter un comportement égoïste, jaloux et paresseux si on veut être récompensé par ce julvätte. Dix ans plus tard est publié son long poème intitulé Lutin24 qui s’adresse aux adultes et parle du serviteur de la ferme pendant une nuit d’hiver. Il veille sur les animaux et les hommes, surtout les enfants, et réfléchit sur l’existence. Ce n’est plus l’être ambigu qu’on trouve dans les croyances populaires et Rydberg l’élève en outre vers une sphère philosophique.

Illustration de Jenny Nyström pour le poème Tomten de Viktor Rydberg, Ny Illustrerad Tidning 1881. Wikimedia Commons.
L’illustratrice des deux œuvres de Rydberg est Jenny Nyström, qui respecte la description de l’auteur à un détail près : à la place du bonnet en fourrure du texte, son lutin de Noël porte le bonnet simple qui deviendra l’attribut principal du jultomte. Entre le Merveilleux Noël de Vigg et Lutin, le personnage devient plus beau et s’il ne sourit toujours pas, il ne semble pas non plus grincheux. Le poème est devenu encore plus connu grâce au court métrage25 réalisé par Gösta Roosling en 1941, et montré à la télévision suédoise chaque Noël. Une grand-mère y lit le poème à son petit-fils, et nous pouvons voir le tomte faire le tour de la ferme la nuit. Il est ici plus souriant que dans les illustrations originales et on voit surtout son visage s’illuminer quand il regarde les enfants dormir, car comme le poème le dit, c’est « son plus grand plaisir »26. Si les légendes populaires ne parlent que très rarement des enfants, on commence pendant les dernières décennies du XIXe siècle à leur donner une importance et une littérature leur est désormais dédiée.

Après ce premier travail d’illustratrice pour le conte de Rydberg, à seulement 17 ans, Jenny Nyström devient une peintre reconnue et intègre la colonie d’artistes scandinaves27 à Paris et Grez-sur-Loing dans les années 1880, participant plusieurs fois au Salon28. De retour en Suède, elle continue sa carrière de peintre mais, comme elle doit subvenir aux besoins de sa famille, son mari étant malade29, les illustrations occuperont une place de plus en plus importante dans sa grande production qu’elle poursuit jusqu’à sa mort, à l’âge de 91 ans. Elle publie dans des magazines et des livres (pour les enfants principalement) et crée des cartes de vœux qui deviennent très populaires et qui sont également vendues dans les autres pays nordiques, en Allemagne et aux États-Unis30. Son motif le plus récurrent est le tomte, généralement dans un paysage d’hiver31.

God Jul ! (« Joyeux Noël ! »), carte de vœux de Jenny Nyström, Kalmar Läns Museum. Wikimedia Commons.
Dans son œuvre, ce personnage devient de plus en plus joyeux et souriant et n’a plus de caractère maléfique. Elle utilise son père, un homme au visage agréable, comme modèle, ce qui explique les traits plus nordiques de son lutin par rapport à ceux qu’on avait l’habitude de voir à l’époque32. Il est souvent accompagné d’un bouc qui apporte les cadeaux sur un traîneau (ce qui crée un pont vers le personnage précédent), ou d’un cochon ou autre animal domestique ou sauvage, mais il peut aussi se déplacer à l’aide de moyens de locomotion modernes comme la voiture et l’avion. Il ne vit plus seul, mais peut être entouré de sa famille et d’autres lutins. Sur la plupart des motifs, il semble âgé, mais Jenny Nyström le dessine également moins vieux et sous forme d’enfant et de tomtemor (mère lutin). Gentil et généreux (héritage du Weihnachtsmann), le tomte de Nyström est généralement vêtu comme un paysan d’autrefois, en sabots, avec une tunique grise et un bonnet rouge, mais il peut aussi être plus élégant. Jenny Nyström construit donc une nouvelle image de cette figure mais s’adapte également à ce que les lecteurs désirent, par exemple en colorant la tunique en vert ou en bleu, même si pour elle la couleur correcte demeure le gris33. À travers ces illustrations, qui donnent des exemples concrets d’activités et de décorations de Noël, elle exerce une influence sur la fête. Elle insiste sur l’assiette de gruau, que le tomte doit recevoir en remerciement de son travail apprécié à la ferme. Le tomte de Rydberg/Nyström, celui qui aime les enfants et les animaux et qui apporte les cadeaux, devient rapidement un élément essentiel d’un Noël traditionnel suédois.


Au début du XXe siècle : respect de la tradition et évolution

La transformation de cette figure est bien sûr également liée à l’évolution de la Suède vers une société de consommation. Un jultomte mignon et généreux incitait les gens à acheter des cadeaux. Depuis les années 1880 il a été utilisé dans la publicité, notamment pour des boissons de Noël, comme le glögg (vin chaud épicé) et la bière, mais aussi pour d’autres aliments34. Les illustrations de Nyström sont encore aujourd’hui reprises dans les publicités et sur les étiquettes, par exemple des bouteilles de boissons de Noël. Quand Haddon Sundborn crée sa version de Santa Claus, d’abord pour les magazines américains dans les années 1920, puis pour les publicités de Coca-Cola en 1931, il avait comme modèle les illustrations de Thomas Nast pour le poème A Visit from St Nicholas (1863) de C. C. Moore. Or, la mère de Sundborn était suédoise et son père venait des îles finlandaises suédophones d’Åland ; la famille émigrée a dû recevoir des cartes de vœux illustrées par Jenny Nyström. Le Père Noël de Sundborn est certes plus grand et gros (et a une prédilection pour une certaine boisson), mais la ressemblance avec les lutins de l’illustratrice suédoise est frappante. Les publicités sont ensuite venues jusqu’en Suède, ce qui a créé une influence aussi dans l’autre sens. Mais comme le constate Ann-Catrine Eriksson, il y a en Suède une résistance à ce qu’on appelle la « coca-colonisation » de Noël, puisque ce pays a inventé en 1910 une alternative pour le buffet de Noël, le julmust, et que par conséquent les ventes de la boisson américaine baissent considérablement en décembre chaque année35.

Jultomten, illustration de John Bauer, 1911. Wikimedia Commons.
Au début du XXe siècle, les êtres folkloriques sont repris dans des contes pour enfants. Si dans les contes populaires, les êtres surnaturels étaient craints, les auteurs de cette époque tentent, comme l’explique Elena Balzamo, « de les voir de plus près, quitte à faire disparaître le mystère qui les entoure »36. Elsa Beskow a écrit et illustré un grand nombre de ces contes artistiques. Dans Petits Elfes de la forêt37, publié en 1910, elle décrit la vie d’une famille de lutins. Ceux-ci passent l’été à rassembler les richesses de la nature pour survivre pendant l’hiver et pour pouvoir alors les partager avec les animaux qui souffrent du manque de nourriture. Ce thème important de lutins aidant les animaux (sauvages ou domestiques), deviendra un élément de plus en plus important du mythe du tomte. D’autres contes de Beskow sont publiés dans le recueil Bland tomtar och troll (Parmi les lutins et les trolls), publié chaque Noël en Suède depuis 1907. Les auteurs étaient souvent des enseignants ayant un objectif pédagogique important : apprendre aux enfants à être « sages », c’est-à-dire travailleurs et obéissants – des valeurs luthériennes. Ce recueil a rendu l’illustrateur John Bauer célèbre. Les créatures surnaturelles qu’il fait naître à partir des éléments naturels de la forêt suédoise incarnent la force de la nature, mais semblent plutôt inoffensifs et capables d’amour38. Cet illustrateur a surtout eu un impact sur l’image actuelle des trolls, mais il a dans sa production quelques lutins, par exemple celui qui fait la couverture de Jultidningen (Le Magazine de Noël) en 1911. Son jultomte est peint en gris et porte un bonnet rouge, attribut dès lors indissociable de cette figure. Même sa barbe est grise, à la différence de la blanche chez Nyström. Une autre particularité bauérienne est l’influence de l’art nouveau, comme on peut le voir notamment sur les boucles de la très longue barbe. Il reprend sinon fidèlement les motifs de la tradition de Nyström, avec le bouc, les cadeaux et l’assiette de gruau.

Selma Lagerlöf a également eu une répercussion sur la tradition suédoise de Noël. Elle a réinterprété le tomte dans son seul livre pour enfants, Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1906-1907)39. Il n’est pas étonnant que son lutin décide de punir Nils qui ne respecte ni les animaux, ni ses parents, et en outre tente de jouer un tour au lutin. Non seulement ce dernier lui donne « une gifle si épouvantable » qu’« il crut que sa tête allait éclater »40, mais il le transforme aussi en lui donnant sa propre taille et certains de ses pouvoirs, comme le fait de comprendre le langage des animaux et de voir dans l’obscurité. Le tomte de Lagerlöf est un peu différent de l’image traditionnelle : vieux mais imberbe et élégamment vêtu de noir. C’est un tomte de la classe supérieure (Lagerlöf faisait partie d’une aristocratie paysanne). Malgré l’importance de cette œuvre en tant que livre scolaire et lu par plusieurs générations d’enfants, cette image n’est pas restée, car celle de Nyström avait déjà percé et correspondait plus à l’évolution de la société suédoise vers une égalité sociale. En revanche son aspect protecteur des animaux a été renforcé par ce livre aux accents écologiques affirmés. Le tomte des légendes pouvait sans hésiter tuer une vache s’il était mécontent de son repas de Noël. Chez Lagerlöf, il protège les animaux contre les humains.

Lucia, carte de vœux d’Adèle Söderberg. Wikimedia Commons.
Le personnage revient de façon plus traditionnelle dans sa nouvelle « Le tomte de Töreby » (1921)41, dans laquelle il doit intervenir pour sauver la ferme mal entretenue par le maître, qui finit par se suicider après avoir conclu un pacte avec lui. Lagerlöf reprend donc l’image folklorique du tomte qui peut être dangereux et punir pour le bien de la ferme. Son recueil de récits Le Livre de Noël (1933)42 ne parle pas du jultomte, mais transmet d’autres traditions liées à cette fête. Le récit ayant donné son titre au recueil est un souvenir d’enfance qui décrit l’attente délicieusement dou-loureuse des cadeaux après le repas. « La Légende de la fête de la Sainte-Luce » (1921)43 donne une explication aux célébrations du solstice d’hiver. La narratrice constate n’avoir jamais eu une « vision plus merveilleuse que lorsque la porte s’ouvrait et [que Lucia] entrait dans l’obscurité de la chambre. […] Car elle est la lumière qui dompte les ténèbres, elle est la légende qui triomphe de l’oubli, elle est la chaleur du corps qui rend des régions glacées attirantes et ensoleillées au beau milieu du rude hiver. »44 Cette lumière est à prendre aussi au figuré chez Lagerlöf ; elle représente la lumière en nous, la solidarité qui vaincra l’égoïsme, la gentillesse qui vaincra le mal, valeurs particulièrement associées à Noël, le seul moment de l’année qui instaure une trêve entre les gens, qui nous oblige à être tolérants et permet des miracles. Cette trêve est, chez Lagerlöf, étendue aux animaux. Dans « Gudsfreden » (La trêve de Dieu, 1933)45 du recueil Les Liens invisible (mais absent de la version française), le vieux paysan Ingmar se perd en forêt la veille de Noël. Sur le point de mourir de froid, il entre dans la tanière d’un ours et passe la nuit au chaud sans se faire attaquer. Le lendemain, il rassemble les hommes pour partir tuer l’animal. L’ours arrive alors comme une furie, fonce droit sur lui et le tue avant de s’en aller. L’épouse d’Ingmar, consciente de leur rôle de modèle en tant que vieille famille de paysans, décide de l’enterrer sans cérémonie ni fête. Elle explique au pasteur que si son mari avait commis un crime et avait été pendu pour cela, il aurait quand même eu un enterrement honorable. « Mais Dieu a instauré la paix entre les animaux et les hommes à Noël et la pauvre bête a respecté le commandement de Dieu, mais nous l’avons rompu […] »46

Astrid Lindgren, Räven och tomten (Le renard et le lutin), album illustré par Eva Eriksson, Rabén & Sjögren, 2019.
Cette idée de trêve de Noël entre espèces revient dans d’autres œuvres, par exemple en 1965, quand Karl Erik Forslund écrit « Räven och tomten » (Le renard et le lutin)47, une sorte de suite au « Lutin » de Rydberg, dans lequel le tomte empêche un renard de prendre une poule une nuit d’hiver en lui offrant une assiette de gruau à la place, car même un prédateur affamé doit respecter cette trêve. Ce n’est donc plus Dieu qui veille au respect de cette règle, mais le tomte.





Le jultomte réinventé dans la littérature pour enfants 

Aujourd’hui, le jultomte continue d’être repris et réinventé dans la littérature enfantine48. Le mythe « a d’abord été affaire de l’oralité et de conteurs » et ces derniers « ont donné lieu à une première littérature de jeunesse »49, dit Nathalie Prince pour souligner la présence de figures mythiques dans ce genre. Dans les années 1960, Astrid Lindgren, une auteure bien ancrée dans la tradition, a adapté le poème Lutin de Rydberg à un jeune public étranger, à l’occasion de la réédition du poème en Suède avec de nouvelles illustrations de Harald Wiberg. Cette version, base de plusieurs traductions, a ainsi transmis à l’étranger une image du personnage. En 2012, ce texte, illustré par Kitty Crowther, a été publié en Suède et traduit en français sous le titre Lutin veille50. Lindgren, respectueuse de l’esprit de l’original, décrit ce tomte qui veille sur les animaux et les gens. Elle insiste en outre sur la tradition dans la campagne et la sauvegarde du passé, de notre héritage culturel, nous incitant à de pas oublier les vieilles fermes et les gens qui y ont vécu il y a longtemps. Lindgren a également adapté le poème de Forslund51 aux enfants, réactualisant ainsi l’idée de trêve de Noël. Cette fête est aussi un thème important de ses propres albums où il s’agit souvent de souvenirs, comme dans Un Noël enchanteur, publié d’abord en 1992, puis en 2021 sous forme d’album illustré, récemment traduit en français52. Le souvenir date de 1913 quand Astrid, à l’âge de six ans, va en forêt couper le sapin avec son père, puis aide aux préparatifs dans la cuisine. Elle décrit la fête, le jeu avec les cousins, l’attente des cadeaux et enfin le retour à la maison dans la nuit froide et étoilée. Un moment jamais oublié, magique et hors du temps ; celui que nous essayons de reproduire chaque année.

Ces dernières décennies, quelques auteurs ont tenté de définir à leur façon cette figure mythique dans des albums pour enfants. L’illustrateur Rolf Lidberg est par exemple connu pour sa grande famille de lutins joyeux, qu’on trouve sous forme de figurines et sur la vaisselle de Noël. Proche de la tradition de Nyström, son Tomteboken (Livre sur les lutins, 1985)53, apporte quelques nouveautés. Ses lutins, aux cheveux blonds et vêtus de rouge, sont invisibles aux hommes sauf à Noël. Le père tomte a une barbe rousse qui devient blanche chaque décembre, comme le pelage d’hiver d’un animal. Il fabrique des jouets qu’il distribue ensuite aux enfants humains. Lidberg explique dans le texte que les hommes se déguisent parfois en tomte et distribuent eux-mêmes les cadeaux parce qu’il n’y a plus assez de lutins pour assurer toutes les maisons. Découvrir que le jultomte est un parent déguisé ne signifie donc pas que les véritables lutins n’existent pas !

Tomtens jul (Le Noël du tomte, 2000) d’Ingrid Elf54 fonctionne comme un calendrier de l’Avent grâce auquel les enfants peuvent, jour après jour en décembre, découvrir les préparatifs d’un tomte et de son épouse, l’occasion pour l’auteur d’expliquer des traditions qui se perdent aujourd’hui, comme la fabrication artisanale de bougies. On le voit aussi faire une tresse dans la crinière du cheval, car on croyait autrefois que le lutin de la ferme marquait de la sorte son cheval préféré. On utilise toujours l’expression tomtefläta (tresse de lutin) pour parler d’une mèche de crinière entremêlée.

Ulf Stark, Jul i stora skogen (Noël dans la grande forêt), album illustré par Eva Eriksson, Rabén & Sjögren, 2012.
Jul i stora skogen (Noël dans la grande forêt, 2012) d’Ulf Stark55 est également constitué de 25 textes illustrés, à lire avec les enfants en décembre. Le personnage principal, un tomte, vit dans une ferme abandonnée par les humains. Il est très grincheux, car c’est son trait de caractère ancien, mais aussi parce qu’il est seul et malheureux sans véritable rôle à jouer. Que devient le tomte quand les humains abandonnent la campagne pour s’installer en ville ? se demande l’auteur. Quand le vent emporte son bonnet rouge, il décide de ne plus être tomte puisque, sans cet attribut, il ne l’est pas de toute façon. En même temps, les animaux dans la forêt entendent parler de Noël, phénomène qui doit avoir lieu dès l’arrivée d’un certain tomte. Ils se préparent tous à l’accueillir comme il se doit, avec des cadeaux et des friandises. Deux lapereaux décident finalement de partir à la recherche de ce mystérieux personnage et reviennent avec lui le 24 décembre. Le tomte retrouve son bonnet et une fonction auprès des animaux de la forêt à la place des humains.

Sven Nordqvist démontre dans l’album Julgröten (Le riz au lait de Noël, 1986) la différence entre le tomte et le jultomte. Lors d’un Noël chez les hommes, les lutins de la maison observent les préparatifs. Dans cette famille de lutins moderne, c’est la mère tomte qui gère tout, incitant son époux à agir, par exemple quand une braise sort du feu, mais c’est le père tomte qui, fidèlement à la tradition, attend son riz au lait (lequel a remplacé le gruau d’autrefois). Or, les hommes semblent avoir oublié leur existence depuis qu’ils fêtent le jultomte, qui est un humain déguisé. Les humains « ne comprennent pas la différence entre tomte et tomte »56, comme le constate la mère tomte. Elle finit par être vue par une petite fille humaine car, selon une idée courante dans la littérature d’aujourd’hui, les enfants ont des esprits plus ouverts, ce qui leur donne la capacité de voir les créatures surnaturelles. Ainsi les humains sont-ils rappelés à l’existence des lutins et le tomte reçoit-il son riz-au-lait.

Ce genre de livres transmet aux enfants un savoir sur le lutin, tout en réinterprétant ses fonctions. Les auteurs montrent que les deux sortes de tomte peuvent co-exister, et on peut croire en l’un ou l’autre ou les deux, ou bien considérer que c’est la même figure mythique.  


Le jultomte aujourd’hui : apparence et rituels

La plupart des motifs de cartes de vœux et de figurines de Noël d’aujourd’hui viennent de Jenny Nyström ou sont faites par d’autres créateurs-illustrateurs plus récents mais dans le même esprit. On y voit des lutins se régaler avec le riz au lait, apporter les cadeaux et s’occuper des animaux ou se faire aider par ces derniers. Les motifs montrent aussi la trêve de Noël au moins pour une nuit entre espèces, grâce à laquelle la proie peut se trouver à côté d’un prédateur sans crainte. Dans la Suède sécularisée d’aujourd’hui, le paysage de lutins a remplacé la crèche dans beaucoup de familles. Depuis quelques années, il est devenu populaire de mettre une petite porte à un endroit de la maison pour montrer le logement du tomte de la maison. Dans cette version, il mesure environ dix centimètres et porte le nom de nisse, ou nissa si c’est une fille. Ce personnage a un caractère farceur, et peut – avec l’assistance des parents – faire différentes bêtises pendant la nuit, ce qui crée un mystère pour les enfants. L’offrande est toujours présente dans la tradition de Noël, car les enfants déposent sur le perron une assiette de riz au lait, qui en général est vide le lendemain matin, preuve qu’ils sont toujours là, les gardiens des fermes. Tout comme le jultomte donne à manger aux animaux sauvages et domestiques, les humains doivent penser à eux et mettre des bouquets de céréales pour les oiseaux et du foin pour les chevreuils et élans, afin de les aider à survivre malgré le froid, la neige et l’obscurité. Il peut sembler étonnant que le jultomte ne soit pas accompagné de rennes, vu que cet élément du mythe international a une inspiration nordique. Comme l’explique Karin Ueltschi, « un vestige de “mythologie du Nord” localise l’habitation du Père Noël dans les sphères septentrionales les plus extrêmes »57. Or les rennes se trouvent uniquement en Laponie, tandis que le bouc faisait autrefois partie de la vie des gens et correspond au caractère simple et paysan du personnage.

Le 24 décembre, le jultomte frappe à la porte pour distribuer aux enfants et aux adultes les cadeaux, qui se trouvent généralement déjà sous le sapin. À la différence du Père Noël international qui n’est pas censé être vu, le jultomte est donc présent concrètement, ce qui est un héritage des anciennes croyances selon lesquelles les créatures surnaturelles se montrent à Noël. Sous cette forme, il a logiquement la taille d’un humain, mais marche souvent courbé pour faire plus petit et pour montrer son grand âge. Au nom de l’égalité, il existe dorénavant en version féminine, sous le nom de tomtemor. Il est de coutume que les enfants regardent par les fenêtres pour voir enfin arriver le jultomte qui se fait attendre et peut même passer d’abord devant la maison pour ensuite revenir. Le personnage a gardé, de ses formes anciennes dans les croyances populaires, son goût pour les farces et peut demander une bière ou un snaps, faire des plaisanteries grivoises et tenter de séduire la mamie de la famille par exemple. Son spectacle s’adresse autant aux adultes qu’aux enfants. Son ancrage dans le folklore et les légendes fait de lui une véritable figure mythique, à la différence du Père Noël que Claude Lévi-Strauss caractérise comme une forme de divinité, même si les adultes ne croient pas en lui58. Si le Père Noël international est vu par les enfants comme une sorte de dieu qui sait tout et vit éternellement, ou comme un super-héros capable de tout59, le jultomte, lui, est plus ordinaire et doit demander directement aux enfants s’ils ont été sages (ce qui suppose une sincérité de la part des enfants).

On constate une confusion entre le jultomte issu du folklore scandinave et le nouveau Père Noël grand et gros qui est entouré de ses assistants lutins et de ses rennes. Il est aussi appelé Jultomten (à la forme définie du singulier) et chaque Noël, pratiquement tous les Suédois regardent à la télévision le dessin animé L’Atelier du Père Noël (1932) de Walt Disney. Ainsi, pour certains le jultomte vient le 24 décembre de la forêt d’à côté, pour d’autres il vient du pôle Nord grâce à ses rennes volants. Pour bien saisir la complexité de la question, il ne faut pas oublier le jultomte de Mora. Depuis la percée du Santa Claus américain, la Finlande, le Groenland, la Norvège, la Suède ainsi que le Canada ont rivalisé pour pouvoir prétendre être le pays où habite le Père Noël. Aujourd’hui, c’est la Finlande qui a le mieux promu son Père Noël en cohérence avec le mythe international. Pour beaucoup, celui-ci habite à Rovaniemi en Laponie finlandaise. Que la Suède n’ait pas su s’imposer dans cette compétition est sans doute lié au fait qu’il y a aussi une concurrence interne entre les deux formes de tomte. Or la Suède a sa version, en Dalécarlie. On trouve ici son atelier dans un parc où l’on peut rencontrer des trolls et autres créatures surnaturelles, mais aussi bien entendu le tomte (au singulier) et son épouse. Avec un objectif ludique important, le parc fait connaître le folklore et transmet des valeurs traditionnelles, tout en s’adaptant à la jeune génération. Les enfants apprennent à chanter « Tomtekraftvisan » (« Chanson de la force du tomte ») qui les incite à prendre soin de la nature et des animaux, à être gentils les uns envers les autres, mais aussi à croire en eux-mêmes60. La force du tomte n’est donc plus physique, mais représente la confiance en soi et le respect des autres.

Le jultomte (traduit par « Père Noël » ou « lutin / gnome de Noël »), se trouve depuis quelques années dans les magasins en France au mois de décembre. Son apparence est assez éloignée du Père Noël international, car plus petit et habillé simplement comme un paysan d’autrefois. Son attribut le plus important est le bonnet rouge, mais il a aussi souvent une lanterne, pour éclairer son chemin dans l’obscurité de l’hiver. Il existe sous deux formes principales : l’une qui est fidèle à l’image traditionnelle dans l’esprit de Jenny Nyström, l’autre qui est une version simplifiée et design reprenant uniquement le bonnet, le nez et la barbe. L’intérêt français pour les pays nordiques ces dernières décennies peut expliquer l’introduction ici de cette figure, qui aura sans doute une influence sur l’image du Père Noël. Sans une enquête de réception, qui n’a pas pu être réalisée dans le cadre de cet article, il est difficile de savoir comment il est interprété par les Français. Une certaine confusion existe probablement avec les lutins assistants du Père Noël dans la tradition internationale (compréhensible, puisqu’on utilise le nom de lutin ou de gnome pour les deux). Il peut être vu comme un esprit protecteur, en lien avec d’autres créatures folkloriques par exemple en Bretagne, ou comme une représentation moderne et stylisée du Père Noël. Toutes ces interprétations correspondent à ce qu’incarne simultanément le jultomte suédois.

Comme le constate Véronique Léonard-Roques, une figure mythique est « la somme jamais close de ses incarnations61. » En tant que telle, le jultomte suédois est complexe et sa définition n’est pas évidente. Son évolution ne suit pas une ligne droite et plusieurs représentations existent aujourd’hui en parallèle. Il y a un tel mystère autour de lui et un tel mélange de traditions et de figures différentes que chaque individu peut l’interpréter comme il le souhaite et créer sa propre version. La transformation au cours du romantisme national est importante, et le résultat de ce travail littéraire et artistique est ce qu’on considère aujourd’hui comme la vieille tradition, notre « autrefois ». Encore aujourd’hui, chaque auteur qui reprend ce personnage se positionne par rapport à l’image traditionnelle du tomte, en apportant des nouveautés.

Apprivoisée dès la fin du XIXe siècle, cette créature surnaturelle ne peut plus effrayer. Tout en permettant des interprétations individuelles, le jultomte reste figé dans l’image d’un gentil personnage apportant la joie et symbolisant la générosité et la gentillesse envers les hommes et les animaux. D’autres figures folkloriques (elfes, trolls, sirènes…) reviennent en ce moment dans la littérature et la culture populaire, plus ou moins transformées. Il n’est pas rare qu’une figure autrefois maléfique devienne le héros et vice-versa. À cause du mélange avec le Père Noël international, qui selon Karin Ueltschi montre principalement sa « face claire » (mais dont le côté sombre reste présent à travers ses attributs)62, il est difficile d’imaginer une transformation négative du tomte. Aujourd’hui ce sont les trolls qui peuvent encore avoir le rôle de monstres. La figure garde pourtant des traits de l’ancien tomte grincheux et dangereux. Si le Père Noël, dans la plupart des pays occidentaux, est imaginé pour les enfants, le jultomte suédois est aussi pour les adultes qu’il fait rire. Les enfants, eux, ne sont pas à l’aise avec lui. Certes il vient distribuer les cadeaux, mais il cogne fort à la porte. Comme il a intégré à la fois le rôle de saint Nicolas et son opposé le bouc punisseur, il peut même essayer de mettre un enfant dans son grand sac. Comparé au Père Noël, il semble plus réaliste dans sa forme, tout en étant un être magique. Il ne vient pas avec des rennes volants et il n’est pas omniscient, mais il entre en relation avec les humains, à travers la distribution des cadeaux. Enfin, il n’y a pas qu’un seul jultomte pour desservir toutes les maisons, mais chaque forêt et ferme peut avoir le sien. Il est aujourd’hui impossible de séparer nettement le jultomte du Père Noël international, mais certains éléments nous permettent de le reconnaître. Point d’embonpoint, de capuche, de cape, de rennes et de clochettes, mais une petite taille, un bonnet, des vêtements simples, un animal domestique (comme le bouc) et une lanterne.

Les pays nordiques sont aujourd’hui associés à des valeurs positives de solidarité et d’écologie, valeurs identitaires suédoises que le jultomte incarne, transformée en symbole national et en produit d’exportation. Il est devenu un représentant naturel de l’homme, non plus surnaturel. À cause du climat rude à Noël, les animaux ont besoin d’aide de la part des humains (et du tomte), ce qui a donné naissance à la coutume de leur donner à manger, ainsi qu’à l’idée d’une trêve de Noël entre espèces. Enfin, Noël en Suède est toujours une fête de la lumière au milieu de l’obscurité. L’espoir de son retour est incarné principalement par Lucia63, mais aussi par le jultomte qui, en sortant de la forêt noire, n’est vu que grâce à sa lanterne, une lumière qui approche. Noël est le moment de l’année où nous prenons le temps de renouer avec le passé et le folklore. Pendant un court moment de l’année, nous pouvons, grâce à la littérature et aux rituels et mythes qui entourent le jultomte, retrouver quelque chose que nous avons perdu. Nous pouvons imaginer un retour aux sources, à une vie plus calme en harmonie avec la nature, les animaux et nos semblables – la nostalgie faisant partie intégrante de la tradition de Noël.


1. Le mot jól du vieux norrois et geól en vieil anglais est devenu jul dans les langues scandinaves et yule en anglais. Le mot désignait les coutumes païennes du solstice d’hiver mais le sens exact est incertain.

2. Voir Ian Stronach, Alan Hodkinson, « Towards a Theory of Santa », Anthropology Today, n° 6, 2011, p. 15-19.

3. Pour une définition de ce type de légendes locales, voir David Hopkin, « Paul Sébillot et les légendes locales : des sources pour une histoire “démocratique” ? », in Bérose – Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris, 2010.

4. Bengt af Klintberg, Svenska folksägner, Norstedts, Stockholm, 1986, p. 23-25.
Dans ce recueil, nous trouvons par exemple une légende de Västergötland, dans laquelle un homme reçoit une gifle du tomte en punition pour avoir uriné contre le mur de l’étable, puis tombe malade après s’en être plaint auprès du paysan. (Légende n°73, p. 137) Une autre de la même province raconte que le tomte s’est énervé parce qu’il n’a pas eu de beurre sur son gruau à Noël. Il a tué la meilleure vache laitière avant de se rendre compte que le beurre avait glissé au fond de l’assiette. Pris de remords, il a remplacé la vache morte par une autre qui lui ressemblait, volée dans une ferme voisine. (Légende n° 83, p. 141-142).

5. Ebbe Schön, Folktro från förr, Stockholm, Carlssons, 2001, p. 7.

6. « Den kristna läran kompletterades med den nedärvda folktro som under hundratals år hade präglat världsbilden. », ibid., p. 7.

7. Brian Attebery, Stories About Stories : Fantasy and the Remaking of Myth, Oxford University Press, Oxford, 2014, p. 3-4.

8. Véronique Léonard-Roques, « Avant-propos », Figures mythiques : fabrique et métamorphoses, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2008, p. 15.

9. Voir Ebbe Schön, op. cit., p. 305-308.

10. Julia Aurélie, « Si Noël m’était conté », », Revue des Deux Mondes, décembre 2011, p. 99.

11. Bengt af Klintberg, op. cit., p. 32-33.

12. Voir Karin Ueltschi, Histoire véridique du Père Noël, Paris, Imago, 2021, p. 198-207.

13. Le mot tomte est la forme courte utilisée aujourd’hui de tomtegubbe, tomtebisse, tomtekarl. Tomt désigne le terrain autour de la maison et gubbe, bisse et karl signifient « vieillard » : « le vieux du terrain ».

14. Ebbe Schön, op. cit., p. 43.

15. Bengt af Klintberg, op. cit., p. 32-33.

16. Voir par exemple la légende dans laquelle le tomte fouette le nouveau cheval chaque nuit parce qu’il préfère l’ancien. La maltraitance cesse quand les chevaux sont de nouveaux échangés. (Légende n°81, in Bengt af Klintberg, op. cit., p. 140-141.)

17. Voir par exemple la légende dans laquelle le tomte quitte la ferme après avoir été moqué par le paysan mais revient ensuite voler la récolte, rendant ainsi la ferme pauvre (Légende n°77, in Bengt af Klintberg, op. cit., p. 139).

18. Le romantisme national en Suède se divise en deux périodes : la première (1800-1850) est par exemple représentée par Erik Gustaf Geijer, la deuxième (autour de 1900, courant aussi appelé nittiotal ou sekelskiftet) notamment incarnée par Verner von Heidenstam. Pour en savoir davantage, voir par exemple Marthe Segrestin, « Le néoromantisme dans les pays scandinaves », in Rejet et renaissance du Romantisme à la fin du XIXe siècle, Romantisme n°132, Armand Colin, 2006 ; Elena Balzamo, « Génétique de l’imaginaire : du “troll” à “moumine-troll” », Germanica, n°3, 1988.  

19. Ulla Ehrensvärd, Den svenska tomten, Stockholm, STF, 1979, p. 26, p. 31.

20. Ibid., p. 36.

21. Zachris Topelius, Le Tomte du château d’Åbo, trad. C. Buscall et J. Renaud, Nantes, L’Élan, 1999, p. 9.

22. Ulla Ehrensvärd, op. cit., p. 39.

23. Viktor Rydberg, Le Merveilleux Noël de Vigg, trad. M. Hoang et S. de Solan, in La Raison de toute chose et autres contes du nord, Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2009, p. 49-72.

24. Victor Rydberg, Lutin, trad. M. Gauvain, in La Raison de toute chose, op. cit., p. 205-290.

25. Gösta Rosling, Tomten – en vintersaga, court-métrage de 1941, avec l’acteur Kiki dans le rôle du lutin.

26. Victor Rydberg, Lutin, op. cit., p. 288.

27. Les membres suédois de cette colonie sont par exemple Carl Larsson, Anders Zorn et Carl Fredrik Hill.

28. Gunnel Forsberg Warringer, Jenny Nyström : Livet och konsten, Bromma, Ordalaget, 2008, p. 50-51.

29. Ibid., p. 56.

30. Ibid., p. 117.

31. Dans la base de données des images de Jenny Nyström au musée de Kalmar, on en trouve 2170 avec un motif de lutin. Voir : http://jennynystromsbilder.kalmarlansmuseum.se/.

32. Ulla Ehrensvärd, op. cit., p. 98.

33. Gunnel Forsberg Warringer, op. cit., p. 144.

34. Ulla Ehrensvärd, op. cit., p. 109-115.

35. Ann-Catrine Eriksson, « Julfirandet i bild », Umeå universitet, 16/12/2019, disponible sur https://www.umu.se/nyheter/julfirandet-i-bild_8678303/.

36. Elena Balzamo, op. cit., paragraphe 12.  

37. Elsa Beskow, Les Petits Elfes de la forêt, trad. M. Sineux, Paris, Garnier, 1978.

38. Voir notre article « S’égarer et se retrouver : promenade dans la forêt nostalgique et féérique du peintre suédois John Bauer », Cahiers de la MRSH, Université de Caen, 2006, p. 209-220.  

39. Voir notre article « Le merveilleux voyage du livre de Selma Lagerlöf », Cahiers Robinson, n°29, 2011, p. 97-112.

40. Selma Lagerlöf, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, trad. M. de Gouvenain et L. Grumbach, Le Livre de poche, 2008, p. 16.

41. Selma Lagerlöf, « Le tomte de Töreby », Des trolls et des hommes, trad. M. de Gouvenain et L. Grumbach, Arles, Actes Sud/Babel, 1995, p. 95-110.

42. Selma Lagerlöf, « Le Livre de Noël », in Le Livre de Noël, trad. M. de Gouvenain et L. Grumbach, Arles, Actes Sud, 2018, p. 11-19.

43. Selma Lagerlöf, « La légende de la fête de la Sainte-Luce », in Le Livre de Noël, op. cit.,p. 25-61.

44. Ibid., p. 52.

45. Selma Lagerlöf, « Gudsfreden », in Osynliga länkar, Stockholm, Bonniers, p. 81-92.

46. « Men om julen har Gud satt fred mellan djur och människor, och det arma djuret höll Guds bud, men vi bröt det », ibid., p. 92.

47. Karl-Erik Forsslund, Räven och tomten, ill. H. Wiberg, Stockholm, Rabén & Sjögren, 1965. 

48. Voir notre article « L’image des trolls et des lutins dans quelques classiques et livres pour enfants contemporains », La Revue des livres pour enfants, n°257, mars 2011, p. 89-96.

49. Nathalie Prince, « “Puisque ce sont des enfants…” Réflexions sur le quark mythogénétique dans la littérature de jeunesse », in Nathalie Prince et Sylvie Servoise (dir.), Les Personnages mythiques dans la littérature de jeunesse, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 8.

50. Astrid Lindgren, Lutin veille, ill. K. Crowther, trad. A. Gnaedig, Paris, L’école des loisirs, « Pastel », 2012.

51. Astrid Lindgren, Le Renard et le Lutin, ill. E. Eriksson, trad. A. Gnaedig, Paris, L’école des loisirs, « Pastel », 2018.

52. Astrid Lindgren, Un Noël enchanteur, ill. C. Heikkilä, trad. C. Renaud, Paris, Cambourakis, 2022.

53. Erik Arpi et Rolf Lidberg, Tomteboken, Stockholm, Carlsen, 1985.

54. Ingrid Elf, Tomtens jul, Stockholm, Frida förlag, 2004.

55. Ulf Stark, Jul i stora skogen, ill. E. Eriksson, Stockholm, Rabén & Sjögren, 2012.  

56. « [...] förstod inte skillnaden mellan tomte och tomte. » Sven Nordqvist, Julgröten, Malmö, Corona, 1986, p. 6.

57. Karin Ueltschi, op. cit., p. 106.

58. Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, Pin-Balma, Sables, 2010, p. 26.

59. Ian Stronach et Alan Hodkinson, « Towards a Theory of Santa », art. cit., p. 16.

60. Site du Tomteland Mora https://www.tomteland.se/budskap/ consulté le 12/01/2023.

61. Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 26.

62. Karin Ueltschi, op. cit., p. 207.

63. Lucia, figure mythique qui tient le rôle de porteuse de lumière, est fêtée le 13 décembre (le solstice d’hiver dans l’ancien calendrier) par une procession aux chandelles.