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COLLOQUES


EROS LATIN


De la cobla à la stanza, du trobar clus à Éros mélancolique Lecture comparée de Doutz brais e critz et de la canzone dottrinale

Francesca Manzari


Dans une canso qui fut célèbre au XIIIe siècle, Arnaut Daniel chantait :

Dieus lo chauzitz, per cui foron assoutas• las faillidas que fetz Longis lo cecs• voilla si-l platz q’ieu e midonz jassam• en la chambra on amdui nos mandem• un rics convens don tan gran joi atendi• qe’l seu bel cors baisan rizen descobra• e qe-l remir contra-l lum de la lampa•

Dieu le gracieux par qui furent pardonnées les fautes que commit Longin l’aveugle veille s’il lui plaît ma dame et moi couchés en la chambre où tous deux nous décidâmes une précieuse entrevue dont tant de joie j’attends que son beau corps j’embrasse riant découvre et regarde contre la lumière de la lampe1

Comme le rappelle Jacques Roubaud, dans une note à la traduction citée ci-dessus, cette cobla est importante, dans l’histoire de la poésie du XIIIe siècle, parce qu’elle demeure parmi les références de la Canzone Dottrinale sur la nature de l’amour de Guido Cavalcanti. En développant les vers d’Arnaut Daniel, Cavalcanti écrit qu’amour naît d’une émanation d’obscurité, comme le « diaphane » provient de la lumière de la lampe qui est la lampe de l’amour2.

Dans la canso d’Arnaut Daniel, le corps de la dame et la lumière qu’il reflète sont l’origine du joi que le poète attend d’une entrevue prévue dans une chambre. Tout dans la composition fait signe vers une superposition de l’événement amoureux avec l’événement poétique : la chambre du joi est aussi la chambre de la poésie.

Doutz brais e critz est une canso en rimes estramps, selon la formule a b c d e f g h à moins que l’on considère que la première rime, en –itz soit intérieure au premier vers qui serait alors un décasyllabe recomposé. Le schéma de sept coblas de sept vers toutes estramps annonce celui des six mots rimes de la sextine.

Les spécialistes d’Arnaut Daniel sont tous unanimes lorsqu’il considèrent cette lyrique comme l’emblème de la perfection du style du troubadours : « la plus belle d’Arnaut et certainement une des plus précieuses de la poésie provençale3 ». Le troubadour y chante l’instant du premier baiser d’amour protégé par le manteau bleu de sa dame et un veux de joi pour la rencontre qui adviendra dans une chambre éclairée par une lampe, puis, dans la dernière cobla et dans la tornada, le ton lyrique s’estompe par des allusions obscures aux fautes du reis Ferrans et à la violence que l’on aurait fait subir au « fils du comte », prisonnier du souverain de Galice et León. Si l’interruption du parcours poétique de la narration ne diminue nullement sa renommé parmi celles des autres, c’est que Douts brais e critz garde, dans sa formule et dans le dessin de ses rimes, une valeur programmatique. C’est une canso à garder en mémoire puisqu’elle donne la direction, elle garde le projet du trobar qui est annoncé dès la première strophe :

Doutz brais e critz• lais e cantars e voutas• aug des auzels q’en lur latin fant precs• qecs ab sa par atressi cum nos fam• a las amigas en cui entendem• e doncas ieu q’en la genssor entendi• dei far chansson sobre totz de bell’obra• que no-i aia fals ni rim’estrampa•

Doux bruits et cris lais et chansons et musiques j’entends d’oiseaux qui prient en leur latin chacun sa compagne ainsi que nous faisons des amies dont nous sommes amoureux et ainsi moi qui aime la meilleure je dois faire une chanson plus que toutes un beau travail où il n’y ait mot faux ni rime sans réponse4

En s’inscrivant dans la tradition par le biais de la référence au chant des oiseaux qui est modèle pour les troubadours, Arnaut Daniel formule le projet de sa composition : elle chantera l’amour et sera meilleure que les autres, ses mots ne seront pas faux et toutes les rimes y trouveront une réponse : c’est le propre de toute canso, mais dans aucune autre composition, le troubadour dit clairement qu’il ne doit y avoir de rime estrampa. C’est une règle connue des troubadours, une évidence du trobar, mais par sa position, à la fin de la cobla, ce mot, estrampa, acquiert une fonction particulière qu’il serait possible de considérer comme théorique et programmatique. Tout est construit comme si, derrière l’exposition d’une évidence du trobar, se cachait le secret d’une formule de rimes qui constituera l’évolution et le dépassement de la tradition, comme si aimer la dame et admirer son corps – sujet qui occupe, ici, le chant – revenait au souhait d’une dépassement que l’on pourrait décliner ainsi : dépassement du corps de l’aimée, de l’amour, de la cobla, de la canso. En d’autres mots, si la Canzone dottrinale de Cavalcanti y revient, c’est parce que Doux brais e critz en constitue l’annonce.

Arnaut Daniel dit donc que, dans sa canso, construite selon une formule de rimes estramps, il n’y aura pas de rimes estramps, en entendant que les rimes de sa composition auront toutes des réponses. Il ne dit pas qu’il est en train de composer en rimes estramps, mais il met en place de rime estrampa, le mot estrampa, il fait ainsi que le mot coïncide avec sa fonction : le mot qui est à la rime estrampa est le mot estrampa. Il serait alors possible de penser que dans l’entrebescar de cette canso, il sera dit quelque chose qui tourne autour d’un programme formel et poétique entraînant la forme de la canso vers la sextine. Ce projet formel est doublé sur le plan du contenu : comme la rime estramp qui diffère la réponse en esquissant sa fuite en avant, le chant du troubadour est en fuite, et « met en fuite sa joie ».

Dans La Fleur inverse, Roubaud écrit que « le recours à la rime estramp est un trait différentiel majeur du champ des rimes des troubadours », il est même un signe d’une tendance du trobar vers l’accentuation du mouvement de singularité qui est l’un des axiomes de la constitution de la canso :

[…] La multiplication des estramps, l’envahissement de la formule par des timbres sans résolution interne est une voie dans le renouvellement des formules. Peut-être aussi ancienne que la canso elle-même, la rime estramp atteint […] toute la cobla : c’est la cobla dissoluta, forme limite où la strophe, seule, ne rime plus, est non rimée : c’est la canso qui rime5.

L’emploi de la rime estramp fait ainsi signe vers une pensée de l’unité de la composition, ou de la composition troubadouresque en terme unitaire du dire d’amour, de la parole poétique : « la rime estramp est un moyen d’enchaînement, l’attente de la résolution de l’écho6 ». Or au moment où Arnaut Daniel accentue le signe unitaire de la canso, forme reine du trobar, il en théorise également la voie formelle de sa sortie et l’impossibilité de l’objet du chant : le joi.

Le mot estrampa et tous les mots à la rime qui riment avec lui, en position h, dans le schéma de la canso, dessinent le motif d’un mouvement qu’il serait possible d’appeler estramp, de non retour ou de fuite en avant. Les voici, dans l’ordre de leur apparition dans la composition : estrampa, rampa, escampa, lampa, Luna-pampa, acampa, escampa, Estampa.

En laissant de côté les noms de lieu, Luna-pampa et Estampa, trois des autres six mots qui riment en –ampa signifient le mouvement de la fuite. Des deux restant, en dehors d’estrampa, l’un, rampa, la peine, et l’autre lampa, lampe, sont associés, dans la composition, à des mots clés du trobar, respectivement le plaisir du troubadour, le gaugz et la lumière, le lum.

Cette association advient par opposition dans le cas du premier mot et par dérivation pour le second. Voici la deuxième cobla de la canso :

Non fui marritz• ni non presi destoutas• al prim q’intrei el chastel dinz los decs• lai on estai midonz don ai gran fam• c’anc non l’ac tal lo nebotz Sain Guillem• mil vetz lo jorn en badaill e-m n’estendi• per la belle que totas autras sobra• tant cant val mais fis gaugz n’ira ni rampa•

Je ne me suis pas trompé je n’ai pas pris de chemin de traverse la première fois où j’entrai dans le château où est ma seigneur dont j’ai grand faim comme jamais le neveu de Saint Guillaume d’Orange mille fois le jour je bâille je m’étire pour la belle qui dépasse toutes autres comme la joie pure peine ou colère7

Arnaud dit ne pas s’être trompé en rentrant dans le château où se trouve sa seigneur. Il bâille et s’étire pour celle dont la beauté dépasse toutes les autres comme la joie pure, fis gaugz, dépasse la colère, ira, ou la peine, rampa. « La joie pure » dépasse ici, littéralement, la peine qui se trouve en position de rime estramp et rime avec le mot estrampa.

Du joi a été promis au troubadour. Il lui viendra d’une rencontre avec la dame convenue dans une chambre où, à la lumière d’une lampe, son corps sera découvert et admiré : c’est la cobla qui est citée au tout début de cet article. Arnaut Daniel place à la rime estramp le mot lampa : l’origine de la lumière qui est réfléchie par le corps de la dame. En établissant un lien entre cette cobla et une stanza de la Canzone Dottrinale de Cavalcanti, Jacques Roubaud écrit que cette lampe, est la lampe de l’amour. Elle resplendit dans une chambre où le troubadour et la dame ont convenu d’une rencontre : « Dieux le gracieux – chante Arnaut – […] veille s’il lui plaît ma dame et moi couchés ». La chambre qui promet et garde le joi fait déjà signe vers celle de la poésie, la stanza qui prendra la place de la cobla dans la canzone italienne. Pour revenir à Doutz brais e critz, l’entrelacement des mots à la dernière rime estramp des sept coblas et de la tornada commence à prendre forme : la rime estramp ne peut qu’être dépassée par le plaisir du troubadours qui contemple le corps de la dame dans une chambre éclairée par la lampe d’amour. Mais le joi ne peut être contenu dans la chambre : le prolongement de son effet, le chant d’amour, symbolisé par la limite de la cobla dissoluta grâce à la rime estramp ne peut le contenir, le joi tend à fuir et en cela, les mots à la rime estramp de Doutz brais e critz décrivent bien sa nature. Des huit mots qui riment avec estrampa, trois – deux, puisque l’un est deux fois répété – disent la fuite : escampa, acampa, escampa. Dans la VI cobla, le joi est littéralement « en fuite ». Ci-dessous les coblas V et VI :

Ges rams floritz• de floretas envoutas• cui fan tremblar auzelhon ab lur becs• non es plus frecs per q’ieu no volh Roam• aver ses lieis ni tot Jerusalem• pero totz fis mas juntas a li-m rendi• q’en liei amar agr’onda-l reis de Dobra• e celh cui es l’Estel e Luna-pampa•

Une branche fleurie de fleurs bourgeons que les oiseaux font trembler de leurs becs n’est pas plus fraîche je ne désire pas Roam avoir sans elle ni tout Jérusalem mais absolument fidèle mains jointes je me rends car à l’aimer aurait honneur le roi de Douves ou celui qui tient Estella et Luna-Pampa

Bocca que ditz• q’eu crei qe-m auras toutas• tals promessas don l’emperaire grecs• en for’onratz o-l senher de Roam• o-l reis que ten Sur e Jerusalem• doncs ben sui fols que quier tan qe-m rependi• que jes Amors non a poder qe-m cobra• ni savis es nuls om qui joi acampa•

Bouche que dis-tu je crois que tu me prives de ces promesses dont l’empereur grec serait honoré ou le seigneur de Roam ou le roi qui tient Tyr et Jérusalem je suis fou de vouloir tant que je m’en repens l’amour n’a pas le pouvoir de me protéger l’homme n’est pas sage qui met en fuite sa joie8

Ce qu’Arnaut Daniel semble théoriser est l’impossibilité à venir du trobar d’être protégé, tenu en vie, par Amors. Le propre du troubadours et de son chant est de mettre le joi en position de fuite, mais ainsi faisant, poursuivant cet objectif, la canso mourra de ce qui la nourrit, le joi, qui vise la fuite de la mélancolie par la forme du chant, l’entrebescar. L’entrelacement de Doutz brais e critz, exemple de l’art du trobar clus, est un jeu qui permet de saisir la pensée d’amour. Comme l’affirme Roubaud, « le désordre illusoire dont un ordre émerge enfin, comme une totalité, tel est le but de l’entrebescar, et il s’agit enfin de mémoire en un sens plus étendu, comme méthode formelle duale de celle de la disposition rythmique, et comme moteur de la mélancolie que tente de saisir la méditation9 ».

La poésie de Guido Cavalcanti tend vers ce saisissement et, en cela, elle s’inscrit légitimement dans la tradition du trobar clus tel que le pratiquait Arnaut Daniel.

Dans le Purgatoire, Dante fait dire à Virgile : « cosi’ l’animo preso entra in disire / ch’è moto spiritale, e mai non posa / fin che la cosa amata il fa gioire10 ». En paraphrasant ce passage, Giorgio Agamben, écrit, dans Stanze :

Le genèse de l’amour est ici décrite, dans les termes fantasmatiques d’une psychologie qui nous est désormais familière comme le geste par lequel l’âme se « tourne » et se « penche », comme sur un miroir, vers le fantasme « imaginé » (inteso) dans l’esprit ; mais l’amour lui-même n’en est pas moins défini comme un « mouvement des esprits », et inséré comme tel dans la circulation pneumatique 11.

La stanza est le lieu à partir duquel – et ce sera notre problématique – Guido Cavalcanti réalise, avant la lettre, le compromis moderne de la critique : y laisser demeurer, emprisonner, ce qui proprement et par définition est toujours déjà ailleurs de façon à faire de « l’inappropriabilité » « son bien le plus précieux12 ».

Dans l’introduction de Stanze, Agamben rappelle le caractère hégémonique conféré par l’époque moderne à la critique platonicienne de la poésie et qui tient à une scission propre au langage, à la lumière de laquelle on parvient à la conclusion suivante :

[…] La poésie possède son objet sans le connaître et […] la philosophie le connaît sans le posséder. La parole occidentale se trouve ainsi divisée entre une parole qui, inconsciente de soi et comme tombée du ciel, jouit de l’objet de la connaissance en le représentant sous une forme belle, et une parole qui a l’avantage du sérieux et de la conscience, mais ne peut jouir de son objet faute de savoir le représenter13.

Cette illustration théorique de la distance qui sépare la poésie de la philosophie s’inscrit dans le paradigme des figures, poses, dans lesquelles on surprendrait l’histoire de la culture occidentale dans son impossibilité de saisir pleinement son objet. Or la question du saisissement est la question de la possession, et la possession est intimement liée à la jouissance et la jouissance est aussi et surtout une question de langage : toute la production troubadouresque tourne autour de cet axe.

Selon Agamben, deux pôles se configurent au sein de notre culture : un pôle extatique-inspiré et un autre, rationnel-conscient, qui ne feraient que sublimer leur abîme commun, la non-annexion de l’autre. La cristallisation de ces deux pôles aurait entraîné, pendant des siècles, une attitude philosophique visant à transcender le formel – une philosophie qui ne saurait prendre conscience de ses limites formelles, « comme si une “voie royale” pouvait mener à la vérité sans souci du problème de sa représentation »14 – et une poïèse qui aurait « négligé de se donner une méthode et une conscience de soi » – qui aurait donc oublié son penchant métacritique. D’où la conclusion selon laquelle l’époque moderne finirait par « oublier, du coup, que toute poésie authentique vise à la connaissance, de même que toute véritable activité philosophique vise à la joie »15. Or il faudra considérer la connaissance, visée de la poésie, comme possession et donc jouissance et la joie, visée de la philosophie, comme une recherche de l’accomplissement formel. La visée des deux pôles ne viendrait donc pas coïncider, mais se toucher et à cette contiguïté tiendrait le caractère inséparable des activités poétique et philosophique.

Par ailleurs, s’il est vrai que la critique renaît de ses cendres à l’époque moderne, et qu’elle se situe « dans l’échancrure de la parole occidentale », c’est qu’en saisissant l’aporie de la position poétique et philosophique, elle vise « un statut unitaire du dire » : « la critique oppose la jouissance de ce qui ne peut être possédé et la possession de ce dont on ne peut jouir16 ». La jouissance de la critique est celle de préserver dans sa propre stanza « l’inappropriabilité comme son bien le plus précieux »17. En ceci réside l’objet de la cobla d’Arnaut Daniel et de la stanza de Cavalcanti qui y parviennent en théorisant en questionnent le poétique jusqu’à ce qu’il réalise avant la lettre le compromis moderne de la critique : en cela consiste l’une des raisons pour lesquels Arnaut Daniel et Guido Cavalcanti font l’objet de reprises modernes signifiantes parmi lesquelles la plus connue est sans doute celle d’Ezra Pound.

Comme il a été dit dans l’introduction de cet article, Roubaud établit un lient entre Doutz brais e critz et la Canzone dottrinale de Cavalcanti, plus précisément avec la II stanza de celle-ci. Avant d’esquisser une analyse du fil qui nous conduit de la Provence à Florence via les compositions des deux poètes, quelques mots au sujet de la célèbre Canzone.

La fortune de Cavalcanti auprès des contemporains, surtout auprès des représentants du modernisme, est due aux reprises, traductions, et commentaires d’Ezra Pound. Le poète américain commence à y travailler très tôt, autour de 1910, et continue de revenir sur ses traductions et de les remanier pendant trois décennies. La lecture des Rimes se fait au départ à partir des traductions anglaises de Dante Gabriele Rossetti. C’est par ailleurs parce que Rossetti met de côté la Canzone dottrinale que Pound décide au départ de publier uniquement les sonnets et les ballades qui paraissent pour la première fois dans un petit volume en 1912. Ce n’est qu’à partir de 1920 que Pound repense l’exclusion de la Canzone dottrinale en la trouvant très probablement non seulement dépourvue de fondement philologique mais surtout en découvrant, en cette composition, un chef d’œuvre du XIIIe siècle italien et c’est alors qu’il s’acharne à la traduire et à l’interpréter.

Le clivage entre sonnets et ballades d’un côté et la canzone de l’autre fait signe vers une extrapolation de la canzone de l’intérieur du corpus de Cavalcanti. Pound suggère peut-être par cet acte que la Canzone devrait presque être considérée comme une prière d’insérer. Comme si dans les stanze de la Canzone dottrinale on pouvait retrouver un conseil de lecture pour les Rimes.

Il est vrai que la canzone se détache du style des sonnets et des ballades. Les procédés rhétoriques les plus utilisés par Cavalcanti sont absents18 et manque surtout, la présence des yeux et des « spiritelli ». Et une parenthèse au sujet des spiritelli s’impose en ceci que c’est grâce à eux qu’il est possible d’imaginer un dispositif dans les rimes du poète florentin. Ces petits esprits rentrent par les yeux de l’amoureux à la vision de la dame aimée et se posent dans la partie gauche du cœur où réside le pneuma vital19. Agamben décrit parfaitement la fonction des spiritelli dans la pneumatologie de Cavalcanti, mais il est important de rappeler, ici, que le spiritus phantasticus passe à travers les yeux qui deviennent le lieu du passage de « l’imagination génératrice du charme (au sens fort du terme : envoûtement) et de l’extase »20. Les spiritelli, absents dans la Canzone et présents presque partout ailleurs dans les Rime, en passant par les yeux, marquent ceux-ci comme le seuil d’un dispositif de représentation. La dimension géométrale du dispositif de Cavalcanti n’est pas tant donnée par des descriptions de personnages dans des lieux ou des situations comme on pourrait les trouver chez Dante ou Petrarca, elle est suggérée par le seuil optique qui est le pivot de la poétique des Rime. La dimension symbolique est donnée par le code de la lyrique amoureuse, c’est-à-dire par cette position, 48 fois répétée dans les Rimes, du poète s’adressant à la dame aimée qui ne peut retourner ce sentiment en ceci qu’elle est déjà prise et doit donc demeurer pure objet d’admiration. Il y aurait aussi une dimension imaginaire qui permet de dire que le dispositif est vu : il serait en effet possible d’imaginer un public connaissant les Rime du poète.

Donna me prega est composée de cinq stanze, chacune de 14 vers, rigoureusement hendécasyllabes. Deux pedes tristique et deux voltes de quatre vers, plus un congé de cinq vers. Elle est accompagnée, selon les manuscrits, d’un sonnet de Guido Orlandi qui s’adresse à Cavalcanti et lui pose, dans le détail, les questions auxquelles Donna me prega répond. Il a également été supposé, par les critiques, que le sonnet puisse avoir été composé comme une interrogation a posteriori, pour profiter du succès rencontré par la canzone.

Cavalcanti répond aux questions posées par Guido Orlandi. La première stanza annonce le sujet qui occupera la canzone. Chaque stanza est consacrée à deux questions, dans l’ordre suivant : où se trouve amour (vers 15-20), d’où il vient (vers 21-28), la faculté de l’âme qui en est à l’origine (vers 29-34), sa puissance (vers 35-42), son essence (vers 43-49), les sentiment qu’il fait naître (vers 50-56), le plaisir qu’il provoque (vers 57-62).

La Canzone accomplit ainsi son travail de digne descendante de la canso qui, selon le De doctrina de compondre dictats, est définie en fonction du thème d’amour : « Tu dois savoir qu’une canso doit parler agréablement d’amour et que tu peux illustrer ce que tu dis par d’autres motifs, pourvu que, en bien ou en mal, il ne soit question que d’amour. […] Et prends garde à bien continuer et à bien finir ta canso comme tu l’auras commencée avec l’amour pour motif21 ». Et si chez les troubadours la question d’amour, sujet de la canso, est très souvent traitée en faisant référence à un amour spécifique, celui du poète pour sa dame, chez Cavalcanti la canzone est d’emblée référence doctrinale : il s’agit de penser l’amour et cela en s’inscrivant dans la tradition provençale du trobar clus et en s’en écartant aussitôt. En effet, la doctrine de Cavalcanti demeure de difficile compréhension, toutefois cela n’est pas dû à un jeu particulièrement complexe d’entrebescar comme on le dit pour les compositions d’Arnaut Daniel. L’univers des Rimes est étonnamment unitaire à tous les niveaux d’analyses, rythmique, métrique et lexicale. Les poèmes se présentent tels des variations d’un même motif mélancolique et douloureux. Comme l’écrit Christian Bec, « [le] lecteur ne peut pas ne pas être frappé d’entrée de jeu par la répétition obsessive de quelques termes clefs : cœur (85 occurrences), amour (71), dame (52), esprits (45), mourir-mort (45) ; de deux verbes : dire (61), voir (60) ; de quelques adjectifs : dolent, angoissé, effrayé, épouvanté22 ». Bien que dans la Canzone dottrinale soient employés des mots qu’on ne trouve pas ailleurs dans les Rimes, la difficulté de la pensée d’amour proposée par Cavalcanti ne réside pas en une conceptualité nouvelle : il s’agira – dit le poète dans la I stanza – de « natural dimostramento », d’une démonstration naturelle. La complexité demeure ailleurs, en la voie que Roubaud appelle « troisième » et qui est déjà un « hors le trobar » :

Pour comprendre, admettre alors l’unité de trobar dans ses deux styles, stratégies discordantes de ses deux mouvements contradictoires, je crois qu’il faut faire appel au troisième mouvement absent, hors le trobar, qui s’oppose autant au leu qu’au clus parce qu’il s’oppose à l’amour et au chant.

C’est le mouvement N, pour « néant », l’éros mélancolique, pour lequel rien n’est parce que tout est obscur, impossible, mélangé à la mort 23.

C’est précisément ce que la composition de Cavalcanti théorise dès la II stanza où Roubaud situe le lien entre les vers du poète florentin et ceux de l’inventeur de la sextine :

In quella parte dove sta memora
prende suo stato, sì formato, come
diaffan da lume, d’una scuritate
la qual da Marte vène, e fa demora;
elli è creato (ed ha, sensato, nome),
d’alma costume e di cor volontate.
Vèn da veduta forma che s’intende,
che prende nel possibile intelletto,
come in subietto, loco e dimoranza.
In quella parte mai non ha possanza
Perché da qualitate non descende:
resplende in sé perpetüal effetto;
non ha diletto ma consideranza;
sì che non pote largir simiglianza.

En l’endroit où réside la mémoire,
il s’installe, ainsi formé que
par la lumière le diaphane, d’une obscurité
provenant de Mars, et il y demeure ;
il est créé (et de sens a le nom)
par opération d’âme et volonté de cœur.
Il provient d’une vision de l’idée perçue,
qui prend en l’intellect possible,
comme en sujet, sa place et sa demeure.
En ce lieu jamais il n’a de pouvoir,
parce que l’intellect n’a pas de qualité physique :
en soi il resplendit en un perpétuel effet ;
il n’est pas plaisir mais contemplation,
de sorte qu’il ne peut fournir similitude24.

La cobla d’Arnaut dit l’attente du joi venant de la vision du corps de la dame qui restitue, diaphane, la lumière de la lampe – lampe d’amour ajoute Roubaud. Amour n’est pas une « lampe » chez Cavalcanti, mais son négatif, une obscurité qui émane de la planète Mars. Cavalcanti garde l’image du troubadour et l’inverse et dans la même strophe nie l’espoir formulé en Doutz brais e critz : amour n’est pas plaisir, diletto, il est contemplation, consideranza. La pratique du négatif vient à peine d’être déclenchée, la conséquence conduit à du dreit nien, du pur rien. Ce que l’on contemple, ce n’est rien puisque de l’objet contemplé, on ne saurait donner de forme : « sì che non pote largir simiglianza ». Là où il réside, en l’intellect possible, amour n’a jamais de pouvoir (« mai non ha possanza ») parce qu’il ne provient pas de qualités (« qualitate »). La définition procède par la voie négative :

Non è vertute, ma da quella vène
ch’è perfezione (ché si pone tale),
non razionale, ma che sente, dico;
for di salute giudicar mantene,
ché la ’ntenzione per ragione vale:
discerne male in cui è vizio amico.
Di sua potenza segue spesso morte,
se forte la vertù fosse impedita
la quale aita la contraria via:
non perché oppost’ a naturale sia;
ma quanto che da buon perfetto tort’è
per sorte, non pò dire om ch’aggia vita,
ché stabilita non ha segnoria.
A simil pò valer quand’om l’oblia.

Il n’est pas faculté, mais provient de ce
qui est perfection (ainsi définie)
non rationnelle mais sensitive, veux-je dire ;
malsain il maintient le jugement,
car l’intention remplace la raison :
discerne mal, celui qui a la passion pour amie.
De sa puissance procède souvent la mort,
si jamais est empêchée la faculté
qui soutient la voie contraire :
non qu’il serait opposé à la nature,
mais plus on est éloigné du bien parfait
par le hasard, on ne peut dire que l’on vive,
car l’on n’a de soi nulle maîtrise.
À sort semblable peut atteindre l’oubli du bien25.

Nous renvoyons aux éditions critiques26 pour l’explication de cette stanza et de ses références au commentaire d’Averroès du De Anima d’Aristote. Nous nous limiterons à mettre en évidence la construction négative répétée déjà dans les deux voltas de la strophe précédente : non ha possanza, non descende, non ha diletto, non pote, non è vertute, non razionale. S’il est vrai qu’en réponse à ces non-être, Cavalcanti donne des traits définitionnels positifs d’amour introduits par des mais,

Non ha diletto ma consideranza

Non è vertute, ma da quella vène

Non razionale, ma che sente

ces affirmations sont moins explicites que les négations qui les précèdent, ces dernières agissant sur des substantifs dans les deux premières lignes et sur un adjectif, dans la dernière. La négation se réfère, ici, à une plénitude de sens. Les affirmations, au contraire, sont privées d’une objectivation claire. La consideranza – contemplation – est annulée ou rendue incompréhensible par le vers qui suit, « sì che non pote largir simiglianza ». C’est une contemplation de l’informe, de l’infini de la chose. La deuxième affirmation poursuit la voie du brouillage conceptuel : « ma da quella vène ». Amour vient d’une vertu, d’une faculté qui est perfection – nous suivons la lettre du poème –, toutefois le poète s’arrête à la provenance en continuant de ne pas nommer la chose. Cavalcanti n’emploi pas la copule pour dire ce qu’est Amour de façon évidente. Le troisième couple d’oppositions juxtapose un adjectif, razionale, et un verbe, sente : amour ressent, mais l’objet du ressenti est tu. Les traits définitionnels d’amour portent tous les signes d’un manque et disent quelque chose d’un mouvement de fuite : contemplation de ce qui s’échappe à la vue, dérivation qui ne saurait être nommée, ressenti d’un objet absent.

Ce manque entraîne la maladie (le poète est for di salute, littéralement « hors de santé »), la folie (discerne male, « discerne mal »), la mort (di sua potenza segue spesso morte, « de sa puissance procède souvent la mort »). Apothéose de la « voie N » esquissée par les origines du trobar, selon une tradition fondée par Guillaume IX d’Aquitaine :

Le troisième terme, donc, exclu de la dichotomie du C(lus) et du L(eu), […] le niens, le N(éant) fait plus que nier les distinctions offertes par L ; à la différence de C, il les efface. Il les disperse, il les mêle. C’est l’entremesclar, le « mélange » de la mort et du néant. C’est la dissolution de l’amors « oltra misura », dans la mélancolie, dans l’éros mélancolique : « sale vie, sale vie mélangée à la mort », dit Tristan Tzara, magnifique version surréaliste-dadaïste de tout cela 27.

On apprend, dès la première ballade des Rimes, que Cavalcanti sera proie facile d’éros mélancolique puisque contre Amour ne peuvent gagner ni force ni mesure : « ché solo Amor mi sforza, / contra cui non val forza – né misura28 ». La mezura sera bientôt perdue : les Rimes n’ont de cesse de réaffirmer ce danger. La Provence et le trobar sont désormais lointains.

Dans Doutz brais e critz, le joi est attendu de l’effective rencontre amoureuse, dans une chambre, où le troubadour et la dame ont décidé de se retrouver et où, très probablement, il seront « couchés » ensemble. Arnaut Daniel attend qu’il y ait d’l’Un et il s’aperçoit de la démesure de son désir, puisque deux cobla plus loin, il dit « doncs ben sui fols que quier tan que-m rependi / je suis fou de vouloir tant que je m’en repens29 ». Aucun salut, le danger guette le poète : « que jes Amors non a poder qe-m cobra / l’amour n’a pas le pouvoir de me protéger30 ». L’impossibilité de trouver un abri à la puissance destructrice d’Amour est également exprimée par Cavalcanti, dans la IV stanza de la Canzone :

L’essere è quando lo voler è tanto
ch’oltra misura di natura torna,
poi non s’adorna di riposo mai.
Move, cangiando color, riso in pianto,
e la figura con paura storna;
poco soggiorna; ancor di lui vedrai
che’n gente di valor lo più si trova.
La nova qualità move sospiri,
e vol ch’om miri ‘n non formato loco,
destandos’ira la qual manda foco
(imaginar nol pote om che nol prova),
né mova già però ch’à lui si tiri,
e non si giri, per trovarvi gioco,
né certamente gran saver né poco.

Son essence, c’est quand le désir est tel
qu’il franchit toute mesure naturelle,
car jamais il n’est accompagné de repos.
Rendant blême, il change le rire en pleurs
et, de peur, fait tourner le visage ;
un instant seulement il persiste et l’on verra aussi
qu’à l’ordinaire on le trouve chez les plus nobles.
Sa nouveauté suscite des soupirs
Et fait que l’on regarde vers un objet changeant,
Éveillant une ire de flamme
(qui ne l’éprouve, ne saurait l’imaginer).
Il empêche qu’on ne bouge, bien qu’attiré vers lui,
et qu’on ne se détourne, pour y trouver la joie,
et, assurément, peu ou prou de sagesse31.

Amour revêt des semblants terrifiants au point de changer les traits et les couleurs du visage de l’amoureux. Il s’agit d’un motif récurrent des Rimes, comme dans la ballade X : « […] e spesse volte avèn che mi saluta / tanto di presso l’angosciosa Morte, / che fa’n quel punto le persone accorte, / che dicono infra lor: “Quest’ha dolore, / e già, secondo che ne par de fòre, / dovrebbe dentro aver novi martiri.”32 »

Entre la Canzone dottrinale et Doutz brais et critz existe une autre correspondance. La thèse de Roubaud au sujet d’un lien entre les deux compositions s’avère de plus en plus fondée. Lorsque dans la I stanza, Cavalcanti annonce les sujets de la Canzone, il nomme le mouvement d’amour, après son essence (« l’essenza poi e ciascun suo movimento »). Deux des traducteurs français du poète déplacent le « movimento » en le traduisant. Christian Bec écrit « puis son essence et d’où il vient »33 et Danièle Robert, « l’essence aussi et toute altération »34. Ce détournement trahit une résistance à vouloir prendre en compte une propriété attribuée à Amour au Moyen-Âge, à savoir sa fluidité. Ce qui permet que le joi ait une existence pour le moins fantasmatique tient précisément à la circulation des esprits qui assurent l’état amoureux. Cavalcanti dit qu’il décrira le mouvement d’amour et ce que nous apprenons de sa description est qu’Amour « poco soggiorna », il ne demeure pas, il s’échappe et là où il demeure, c’est un endroit qui n’a pas de forme « non formato loco ». La conclusion à laquelle parvient le poète florentin renvoie à celle d’Arnaut Daniel. Il est difficile de dire si on y trouve du jeu – nous traduisons, ici, littéralement un mot, gioco, qui selon Danièle Robert est assurément le joi35 – ou de la connaissance : « e non si giri, per trovarvi gioco, / né certamente gran saver né poco ». Nous essayons d’interpréter littéralement, à partir des vers précédant ceux cités ci-dessus : la nouveauté d’Amour éveille des soupirs et veut que l’homme regarde dans un lieu qui n’a pas de forme, la colère se manifestant sous forme de feu (l’homme qui n’éprouve amour ne peut imaginer cela), et que l’homme ne bouge pas, bien qu’Amour l’attire, et qu’il ne se détourne, pour y trouver le joi, ni certainement grande connaissance on infime.

Cette stanza est certainement ambiguë, mais elle dit indéniablement que ce n’est pas là où amour entraîne le regard que l’amoureux trouve joi et connaissance. Ce n’est donc pas là qu’il faut chercher, la visée du trobar et de son entrebescar ne sont pas là, dans le corps et la lumière de la dame.

Et en matière d’entrebescar, les quatre des mots à la rime du passage dont nous venons de tenter l’explication – loco, foco, gioco, poco – sont utilisés à la rime, mais dans un ordre inversé, dans une stanza de canzone qui demeure toute seule dans l’ensemble des Rimes (la composition XI). Voici les deux quatrains :

Poi che di doglia cor conven ch’i’ porti
e senta di piacere ardente foco
e di virtù mi traggi’ a sì vil loco,
dirò com’ ho perduto ogni valore.

E dico che’ miei spiriti son morti,
e’l cor che tanto ha guerra e vita poco;
e se non fosse che’l morir m’è gioco,
fare’ne di pietà pianger Amore.

Puisqu’il faut que j’éprouve de la douleur au cœur,
que je ressente pour tout plaisir un feu ardent
et que je tombe d’énergie en abattement,
je vais dire comment j’ai perdu toutes mes forces.

e dis que mes esprits sont morts
et que mon cœur, attaqué, n’a que peu de vie ;
si la mort ne m’était une joie,
je ferai de pitié pleurer Amour36.

Les spiritelli sont absents de la Canzone dottrinale parce qu’ils sont déclarés morts. Rien ne franchit plus le seuil du dispositif optique, ni n’assure le rapport à l’Autre dans la relation entre le poète et la dame aimée. Éros est désormais seul au miroir, selon le célèbre titre d’un chapitre de Stanze37.

Nous aurions dû rappeler, dès l’analyse de la II stanza de la Canzone, le problème de l’Averroïsme de Cavalcanti. Agamben montre comment la vie intellectuelle du XIIIe siècle est partagé au sujet du De Anima d’Aristote : c’est la célèbre querelle sur l’unité ou la multiplicité de l’intellect possible. La théorie d’Averroès, qui fut célèbre et féconde dans la pensée médiévale, dit que « l’intelligence est unique et transcendante aux individus », ceux-ci ne font que porter les yeux sur cet intellect, « chacun de son point de vue »38. Pour Averroès donc, « l’intellect possible est unique et séparé, incorruptible et éternel, ce qui ne l’empêche pas de s’unir (copulatur) aux individus, de façon que chacun exerce effectivement l’intellection grâce aux fantasmes qui se trouvent dans le sens interne »39. A ce propos, Agamben explique que la plupart des critiques se méprend à l’égard d’une séparation rigoureuse, chez Cavalcanti, entre l’amour, situé dans la partie sensitive, et l’intellect possible : en effet, les deux ne sont pas séparés en ceci que l’intellect possible s’unit à l’individu par l’intermédiaire du fantasme qui est aussi origine et objet de l’expérience amoureuse40.

Origine et objet, dit Agamben, dans le fantasme qui est, à la fois copule entre l’individu et l’intellect possible et origine d’amour. Par ailleurs, en rappelant le célèbre passage du Philèbe où il est question du « peintre, qui vient après l’écrivain et dessine dans l’âme les images correspondant aux paroles » (39 a)41, Agamben rappelle que cet artiste est l’imagination (en grec φαντασία) et ces images prennent un peu plus loin, dans le dialogue, le non de « fantasmes » (φαντάσματα, 40 a)42. Le Philèbe tourne autour de la notion de plaisir, plus que de la notion de connaissance : « […] si Platon soulève la question de la mémoire et de l’imagination, c’est afin de mieux démontrer que ni plaisir, ni désir ne sont possibles sans cette “peinture dans l’âme”43 ». Il n’existe pas de désir purement corporel. L’intuition de Platon appelle déjà à la conclusion de Lacan selon laquelle « le fantasme fait le plaisir propre au désir44 ». Par ailleurs, en croisant le Philèbe avec le De Anima, Agamben rappelle la possibilité de la production du fantasme même en absence de la chose : « le mouvement ou passion produit par la sensation est ensuite transmis à l’imagination, qui peut produire le fantasme même en l’absence de la chose perçue (De anima, 428 a)45 ». Pour Aristote, « l’intellect est une sorte d’imagination » et la scolastique dira que l’homme ne peut rien concevoir sans fantasmes46. Fantasmes qui ne dépendent plus de la dame aimée, mais du désir qui est plaisir par l’évocation même d’une image.>>

Dans le livre XX du Séminaire, au sujet de ce vers quoi tend le rapport amoureux, le Y a d’l’Un, Lacan dit que l’expérience de la psychanalyse apporte un renouvellement dans le domaine d’Éros. À savoir que « c’est au niveau de la langue qu’il nous faut interroger cet Un »47 : c’est au niveau du signifiant que nous nous apercevons que l’Autre fait également Un et qu’il n’existe rien, dans le rapport sexuel qui soit de l’ordre du passage à l’Un. L’Un que nous sommes demeure, tout comme l’Autre demeure en tant qu’Un. Dans le trobar et dans la poésie de Cavalcanti, la Dame dépasse le signifiant, elle n’y est pas réductible. C’est bien ce qui lui permet de garder le nom et la position de Dame. Comme l’écrit Camille Dumoulié au sujet de La Petite Catherine de Heilbronn de Heinrich von Kleist, « pour faire la Dame, il lui fallait surtout se dérober à la position d’objet de désir48 ».

Sans pouvoir décrire son objet de désir, le poète entreprend pleinement la troisième voie du trobar, l’Éros mélancolique, négation de l’Éros universel des néo-platoniciens : « Thanatos, la réduction à la poussière »49.

La doctrine d’Amors entraîne la mort du poète : « Io pur rimagno in tant’aversitate / che, qual mira de fòre, / vede la Morte sotto al meo colore50 ». Cavalcanti est seul face à l’irreprésentable d’Amour : « Quando ‘l pensier mi vèn ch’i’ voglia dire / a gentil core de la sua vertute, / i’ trovo me di sì poca salute, / ch’i’ non ardisco di star nel pensero.51 » Cette solitude est prônée par la troisième voie du trobar, Éros mélancolique, tentative de posséder Amour en pensée. Elle devient une voix toute particulière du Doux Style Nouveau : Amour comme immoderata cogitatio, « et n’importe quelle réflexion ne suffit pas à engendrer l’amour : il faut qu’elle soit sans mesure, car, modérée, elle n’obsède généralement pas l’esprit et ne peut donner naissance à cette passion52 ».

En ceci consiste l’innovation de la Canzone par rapport à la canso : la pensée à laquelle les vers cherchent à donner forme est immodérée. La canso se tient sur le principe de la mesura, la canzone s’alourdit. « Séparée de la musique et de la circulation par les oreilles, elle tend au gigantisme et de gigantisme elle mourra53 ». La stanza de Cavalcanti est symptomatique en ceci qu’elle trahit un trouble dans la forme. Le Doux Style Nouveau veut trop en dire sur la question d’amour et la forme ne suit plus. Ce qui advient, dans le passage de la Provence à Florence est le retournement du poète sur soi. Si la canso est tenue par le moteur d’amour, si « l’amour est le moteur de la poésie dans le chant »54, à Florence la canso acquiert une fonction critique.

La stanza est alors ici, non plus le lieu où réside le joi d’amor, mais le lieu fictionnel du fantasme du poète qui semble déjà théoriser sa subjectivité. Je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles il est aimé par les modernes, c’est presque un Pessoa ante litteram qui dirait que le poète est un simulateur. Cavalcanti dit : « e se non fosse che ’l morir m’è gioco, / fare’ne di pietà pianger Amore ». Le joi de la stanza serait proprement ceci : la mort comme joi et aussi la tentative à tout prix de faire coïncider l’immoderata cogitatio avec des motifs préalablement codifiés, mais l’impossibilité de faire aboutir ce projet. C’est ce qu’Agamben annonce au sujet de la dimension critique de la stanza et des compositeurs de stanze : « dans la stanza, l’esprit humain remplit l’impossible tâche de s’approprier ce qui doit, en tout état de cause, échapper à l’appropriation ». Une parole qui – selon les célèbres vers d’Arnaud Daniel – « amas l’aura / e chatz la lebre ab lo bou / e nadi contra suberna / amasse le vent / chasse le lièvre avec le bœuf / et nage contre le courant55 ».

 

1 Arnaut Daniel, Doutz brais e critz, in Jacques Roubaud, Les Troubadours, Anthologie bilingue, Paris, Seghers, 1971, p. 232-235. La traduction de la canso, Doux bruits et cris, est de J. Roubaud.

2 Cf. Ibid., p. 235, note n°2.

3 Gianluigi Toja, Introduzione à Arnaut Daniel, Canzoni, Gianluigi Toja (éd.), Firenze, Sansoni, 1960, p. 7. Nous traduisons.

4 Arnaut Daniel, Doutz brais e critz, in Jacques Roubaud, Les Troubadours, Anthologie bilingue, op. cit., pp. 232-233.

5 Jacques Roubaud, La Fleur inverse, L’art des troubadours, Paris, Les belles lettres, 2009 [1994 pour Les belles lettres et 1986 chez Ramsay], p.306.

6 Ibid., p. 308.

7 Arnaut Daniel, Doutz brais e critz, in Jacques Roubaud, Les Troubadours, Anthologie bilingue, op. cit., pp. 232-233.

8 Ibid., pp. 234-235. Nous soulignons.

9 Jacques Roubaud, La Fleur inverse, L’art des troubadours, op. cit., p. 321.

10 18, 31-33. Dans la traduction de Jacqueline Risset « de même l’âme éprise entre en désir / qui est mouvement des esprits, et jamais ne repose / que de l’objet aimé il n’ait joui », Paris, « GF » Flammarion, 2005.

11 Giorgio Agamben, Stanze, Parole et fantasme dans la culture occidentale, tr. de Yves Hersant, Paris, Rivages (« Poche »), 1998 [1992] [1981 pour l’original] p. 178.

12 Ibid. p. 11.

13 Ibid., p. 10.

14 Ibid., p. 11.

15 Ibidem.

16 Ibidem.

17 Ibidem.

18 Certains procédés rhétoriques reviennent avec régularité comme l’accumulation, l’interrogation, l’exclamation, la supplication, l’apostrophe et aussi des dialogues directs où l’on assiste à la personnification du rire de la dame aimée ou d’Amour. Cf. Christian Bec, « Présentation » in Guido Cavalcanti, Rimes, tr. de C. Bec, Paris, Imprimerie Nationale, 1993, pp. 24-25.

19 Le pneuma psychologique résiderait dans le cerveau. Cavalcanti suit les théories d’Avicenne et d’Abu Hamid Al-Ghazâlî que Danièle Robert résume, dans son introduction à sa propre traduction des Rimes : « l’âme, principe psychique originaire, s’incarne en acquérant une enveloppe subtile, l’esprit, qui se répand dans l’organisme à travers trois centres : le foie (esprits naturels), le cerveau (esprits animaux) et le cœur (esprits vitaux). (…) S’ajoute à cela une théorie de la fascination “entendue comme action extérieure d’une force spirituelle ou d’un esprit sur l’esprit d’autrui” qui, appliquée au domaine de l’amour, s’exerce par les yeux de l’être qui fascine comme de celui qui est fasciné ». Danièle Robert, Guido me prega…, introduction à Guido Cavalcanti, Rime, tr. de Danièle Robert, Senouillac, Vagabonde, 2012, pp. 11-12.

20 Ibidem.

21 Citation tirée d’une traduction proposée par Michèle Gally dans sa « Présentation » à d’Oc, oïl, si Les langues de la poésie entre grammaire et musique, Paris, Fayard, 2010, pp. 21-22.

22 Christian Bec, « Présentation » in Guido Cavalcanti, Rimes, tr. de C. Bec, Paris, Imprimerie Nationale, 1993, p. 24.

23 Jacques Roubaud, La Fleur inverse, L’art des troubadours, op. cit., p. 327.

24 Guido Cavalcanti, Rimes, traduction de Christian Bec, op. cit., pp. 106-109.

25 Ibid., pp. 108-109.

26 L’édition de Gianfranco Contini (Alpignano, stamperia di Alberto Tallone, 1968), celles de Domenico De Robertis (Torino, Einaudi, 1986) et de Marcello Ciccuto et Maria Corti (Milano, Rizzoli, 1978) et deux ouvrages de référence : Giorgio Inglese, l’Intelletto e l’amore : studi sulla letteratura italiana del due e trecento, Firenze, La Nuova Italia, 2000, et Guido Cavalcanti tra i suoi lettori, Maria Luisa Ardizzone (éd.), Fiesole, Cadmo, 2003.

27 Jacques Roubaud, La Fleur inverse, L’art des troubadours, op. cit., p. 327.

28 Dans la traduction de C. Bec: « Car seul Amour me contraint, / contre qui n’ont de pouvoir ni force ni mesure. » Guido Cavalcanti, Rimes, op. cit., pp. 44-45.

29 Arnaut Daniel, Doutz brais e critz, in Jacques Roubaud, Les Troubadours, Anthologie bilingue, op. cit., pp. 234-235.

30 Ibidem.

31 Guido Cavalcanti, Rimes, traduction de Christian Bec, op. cit., pp. 108-111.

32 « […] Souvent il advient que me salue / de si près la Mort angoissante, / que de mon état elle informe les gens alentour, / qui se disent : “Cet homme ressent une douleur / telle qu’à ce qu’il en apparaît au dehors, / en lui il doit éprouver de rares supplices.” ». Ibid., pp. 66-67.

33 Ibid., p. 107.

34 Guido Cavalcanti, Rime, tr. de Danièle Robert, Senouillac, Vagabonde, 2012, p. 97.

35 « gioco désigne encore ici le joy d’amor, que Cavalcanti oppose au « savoir », c’est-à-dire à la part rationnelle de l’être ». Ibid., p. 207. Nous ne sommes pas sûre de l’évidence, prônée ici par Danièle Robert, d’une opposition aussi claire des deux termes chez Cavalcanti.

36 Guido Cavalcanti, Rimes, traduction de Christian Bec, op. cit., pp. 68-69.

37 Cf. Giorgio Agamben, Stanze, Parole et fantasme dans la culture occidentale, op. cit., pp. 122-149.

38 Ibid., p. 140.

39 Ibidem.

40 Ibidem, p. 177.

41 Platon, Philèbe, tr. De A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1941.

42 Giorgio Agamben, Stanze, Parole et fantasme dans la culture occidentale, op. cit., pp. 122-124.

43 Ibid., pp. 124-125.

44 Jacques Lacan, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 773-774.

45 Giorgio Agamben, Stanze, Parole et fantasme dans la culture occidentale, op. cit., p. 126.

46 Ibid., pp. 127-128.

47 Jacques Lacan, Le Seminaire livre XX Encore, Paris, Seuil (« Champ freudien »), 1975, p. 63.

48 Camille Dumoulié, Fureurs De la fureur du sujet aux fureurs de l’histoire, Paris, Economica Anthropos (« Psychanalyse et pratiques sociales »), 2012, p. 264.

49 Jacques Lacan, Le Seminaire livre XX Encore, op.cit., p. 63.

50 « Pour moi, je suis en une telle adversité / que ceux qui me regardent du dehors / voient la Mort sous ma pâleur ». Guido Cavalcanti, Rimes, traduction de Christian Bec, op. cit., pp. 136-137.

51 « Quand la pensée me vient de dire / aux nobles cœurs sa puissance, / je m’en sens si peu capable / que je n’ose persister en cette idée ». Ibid., pp. 62-63.

52 André le Chapelain, Traité de l’amour courtois, tr. de Claude Buridant, Klincksieck.

53 Jacques Roubaud, La Fleur inverse, L’art des troubadours, op. cit., p. 342.

54 Ibid., p. 10.

55 Arnaud Daniel, Sur cette mélodie précieuse et allègre / En cest sonet coind’e leri, tr. de Jacques Roubaud, Les Troubadours, Anthologie Bilingue, op. cit., pp. 238-239.



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- Auteur : Francesca Manzari
- Titre : De la cobla à la stanza, du trobar clus à Éros mélancolique Lecture comparée de Doutz brais e critz et de la canzone dottrinale
- Date de publication : 06-11-2015
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=145
- ISSN 2105-2816