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COLLOQUES


SAGESSE DU ROMAN ? L'HÉRITAGE CRITIQUE DE MILAN KUNDERA


Kundera, le pari de l’intelligibilité

Thomas PAVEL


I

La littérature du vingtième siècle et en particulier la prose narrative offrent aux lecteurs une remarquable multiplicité d’approches artistiques. Le réalisme est toujours présent, les réflexions explicites de l’auteur sur la condition humaine – dans le roman-essai – prennent parfois des proportions considérables, la concentration sur le drame existentiel d’un seul personnage ou encore sur le labyrinthe de sa vie intérieure deviennent une préoccupation majeure, le rêve et la fantaisie font concurrence au réel, la comédie frôle l’absurde et, enfin, la délectation ludique demeure parfois la seule fin de l’art narratif, mettant entre parenthèses sa capacité d’émouvoir et d’éclairer. De nombreux courants s’affrontent, dont certains misent sur la découverte de nouveaux aspects de l’existence individuelle, d’autres sur l’inattendu et le scandale, d’autres, enfin, sur la réceptivité de l’art aux mouvements la vie sociale et politique.

Concernant ce dernier aspect, les réflexions de Tocqueville sur les conséquences culturelles de la démocratie sont particulièrement éclairantes. Au cours du dix-huitième et du dix-neuvième siècles l’alphabétisation générale et les prix accessibles des périodiques et des livres ont considérablement élargi le public de la littérature. Désormais, remarque Tocqueville dans les années 1830, les véritables connaisseurs ne représentent qu’une minorité de ce public. Pour satisfaire la masse de lecteurs, la production littéraire devient une sorte d’industrie qui lance sur le marché des ouvrages faciles à lire et conformes aux besoins du moment. Seuls quelques artistes continuent à produire de véritables œuvres artistiques, riches et uniques. La littérature populaire, “bas-de gamme” comme on l’appelle parfois, doit rester accessible, voire prévisible, se distinguant ainsi de la littérature ‘haut-de-gamme,’ qui choisit d’être difficile, étonnante, réservée aux initiés.

L’innovation joue un rôle important dans les deux approches : dans la littérature “bas-de-gamme” le succès d’un genre, celui du roman policier par exemple, garantit sa survie à long terme, alors que dans la littérature “haut-de-gamme” la recherche de formules radicalement nouvelles et sa contrepartie, l’abandon rapide des techniques acceptées par le public, engendre une véritable ruée vers la surprise et vers l’inédit. Le plus souvent, à ce niveau l’innovation accentue la difficulté des œuvres qui l’incarnent, surtout en poésie, mais aussi dans le théâtre et dans la prose narrative. Les textes des poètes symbolistes sont plus difficiles d’accès que ceux des romantiques, les parnassiens vont encore plus loin, bientôt dépassés par les modernistes du début du vingtième siècle et ensuite par les dadas et par les surréalistes. Pour innover tout en restant lisible, du moins jusqu’à un certain point, le roman prend moins de risques, mais des ouvrages comme À la recherche du temps perdu (1913-1927) de Proust, Ulysse (1922) de James Joyce, ou Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin (1929) posent au public de considérables défis : longueur de l’œuvre, difficulté d’en saisir l’intrigue et le caractère des personnages, style énigmatique. Ces romans s’adressent, évidemment, à des lecteurs très, très patients, prêts à réfléchir longuement sur le sens de ce qu’ils lisent et à accepter, le cas échéant, le mystère de l’art, mystère qui, depuis le romantisme, a acquis une dimension quasi religieuse. En faisant face aux difficultés de la lecture, les amateurs de l’art “haut-de-gamme” de l’époque cèdent au grand public la préférence pour la poésie, pour la prose, pour la musique et pour l’art visuel plus faciles à consommer.

N’oublions pas non plus que les tempêtes politiques qui ont agité l’Europe entre les deux grandes guerres ont eu un impact considérable sur l’accessibilité de l’art et de la littérature. En Russie, surtout, pendant les premières années du régime soviétique, on désignait souvent comme « révolutionnaires » les œuvres qui, en tournant le dos aux formules établies, prenaient des risques du côté de la lisibilité. L’édification d’une société nouvelle n’exigeait-elle pas l’invention d’un art nouveau, aussi différent que possible de la banalité de l’art bourgeois? Lénine, fils d’un excellent inspecteur scolaire dans la province de Simbirsk, ne le croyait pas.

« Je ne comprends rien, disait-il, à cet emballement pour Maïakovski. Ses vers ne sont que du remplissage, un charabia sur lequel il a collé le mot ‘révolution’. À mon avis la révolution n’a pas besoin de bouffons à la Maïakovski… »1

Lénine n’ordonnait certes pas l’arrestation de Maïakovski, mais exprimait une préférence personnelle. Sans entrer dans les détails des débats soviétiques, il suffit de noter qu’au début des années trente, ayant monopolisé le pouvoir à tous les niveaux de la société, le Parti bolchevique dirigé par Staline décida qu’un régime politique dont la fin est le bonheur de la classe ouvrière ne peut autoriser que l’art et la littérature accessibles aux masses. C’est la double conclusion à laquelle est arrivé en 1934 le premier congrès des écrivains soviétiques, dont les statuts annonçaient, d’une part, que la littérature a le devoir de présenter la réalité et son développement révolutionnaire de manière véridique et historiquement concrète et, d’autre part, que la tâche de cette littérature consiste à éduquer les travailleurs dans l’esprit du socialisme. Imposé également en l’Europe de l’Est à la fin des années 1940, le réalisme socialiste devint pour un temps la seule approche autorisée pour l’art et la littérature dans les pays soumis à l’Union Soviétique.

Qu’il fût exigé par l’État dans les pays de l’Est ou accepté de bonne grâce par certains écrivains en Europe occidentale, cette version du réalisme littéraire était en principe fondée sur une véritable foi dans l’inévitable progrès de l’humanité vers le communisme. Alexandre Fadeïev et Nicolas Ostrovski à la base, à un niveau plus respectable Léonid Leonov et Andrei Platonov en Russie ou encore Louis Aragon en France, regardaient tous attentivement les détails du monde visible et racontaient les actions des personnages en rapport avec les maximes, nécessairement révolutionnaires, censées les guider, ainsi qu’avec les biens invoqués par ces maximes. Et si dans beaucoup de cas la foi dont il s’agissait était loin d’être sincère, il n’en est pas moins vrai que l’art de faire attention à la réalité professé par ce genre de réalisme a rendu possible – paradoxalement – les grandes réussites de la littérature dissidente, celle qui a su dénoncer l’inhumanité du régime, dans sa version tragique en URSS : Vie et Destin (1962, publié en 1980) de Vassili Grossman, Le Premier Cercle (1968) d’Alexandre Soljenitsyne et les Récits de la Kolyma (1973) de Varlaam Chalamov, ou encore, dans sa forme ironique, comme chez Milan Kundera, par exemple dans son roman La Vie est ailleurs (1973).

Face à la littérature “haut-de-gamme” et au choix de la difficulté, la littérature lisible et attentive à la réalité n’est donc pas restée, comme le prévoyait Tocqueville, une industrie qui fabrique des ouvrages dépourvus de véritable valeur artistique. La littérature dissidente des pays de l’Est, tout comme les nombreux romans décrivant la vie dans les anciens empires coloniaux (Chinua Achebe, Le Monde s’effondre, 1958), en Europe, au Moyen Orient, en Amérique, en Inde, en Chine et en Australie n’hésitaient pas à proclamer ouvertement le besoin de témoigner. Les lecteurs de cette littérature acceptaient de bon cœur, comme les amateurs de fiction l’avaient toujours fait, l’invitation de participer aux jeux de faire-croire lancés par chacune de ces œuvres. Sans y souscrire aveuglément, sachant bien que la fiction n’est pas absolument fiable dans tous ses détails, ces lecteurs y cherchaient néanmoins des alternatives plus ou moins plausibles de la vraie vie.

Concernant les rapports entre la littérature et l’orthodoxie politique dans l’empire soviétique, dans un essai publié en 19702 le dissident Andreï Amalrik décrivait les alternances régulières entre les détentes politiques et les retours de l’oppression, en proposant un tableau allégorique : « un homme est dressé dans une pose tendue, les mains en l’air, tandis qu’un autre, dans une pose également tendue, lui applique une mitraillette sur le ventre. Naturellement, ils ne tiendront pas longtemps dans cette position : le second se fatiguera et abaissera un tant soit peu son arme, le premier en profitera pour abaisser légèrement les mains et se détendra quelque peu. » (P. 74). En notant cette relaxation, celui qui tient la mitraillette la remettra aussitôt en position, alors que l’autre personnage lèvera de nouveau ses bras tout haut.

L’aller-retour entre la rigueur des principes obligatoires et la manifestation d’un esprit plus détendu, voire plus libre, a été perceptible aussi bien en politique que dans la vie culturelle de ces pays. En 1954-55 les dirigeants soviétiques condamnaient le « culte de la personnalité », libéraient un nombre considérable de détenus politiques, signaient la paix avec l’Autriche et retiraient les troupes soviétiques de la Hongrie et de la Roumanie. Cette détente rendit possible la révolte de la Hongrie en 1956, bientôt suivie par le retour de l’armée soviétique dans ce pays. Au début des années soixante, une nouvelle détente permit à Alexandre Soljenitsyne de publier son premier récit, Une journée d’Ivan Denissovitch (1962), qui décrit la vie dans un goulag et met l’accent sur la force salvatrice du travail. Vers la fin des années soixante’, cependant, ceux qui jusqu’à récemment avaient eu la mitraillette sur le ventre se détendirent un peu trop, au point qu’en Tchécoslovaquie les dirigeants crurent possible de lancer l’idée d’un « socialisme à visage humain ». Cette tentative de libéralisation attira aussitôt la remise en position de la mitraillette, à savoir l’occupation du pays par les armées de l’Union Soviétique et des autres pays du Pacte de Varsovie (la Roumanie exceptée), ainsi que le rétablissement, en Tchécoslovaquie, d’un régime politique et culturel particulièrement dur.

Ces développements ont exercé une influence considérable sur le trajet personnel et artistique de Milan Kundera. Né à Brno (Moravie) en 1929, une décennie après la déclaration d’indépendance de la Tchécoslovaquie en 1918, Kundera a grandi pendant années terribles 1938-1945. Le conflit concernant les Sudètes, les accords de Munich, l’indépendance de la Slovaquie, le « protectorat » totalitaire installé par le Troisième Reich en Bohème et Moravie, ainsi que les succès militaires allemands au début des années 1940 semblaient avoir définitivement condamné la population tchèque à la servitude. En revanche, les victoires des alliés en 1943-44 promettaient aux Tchèques le rétablissement de leur république. La sympathie pour l’Union Soviétique était à son comble et, naturellement, après la libération, le communisme incarnait aux yeux de nombreux jeunes tchèques la promesse d’un avenir radieux. En 1945, à la libération, la Tchécoslovaquie redevint une république démocratique. Kundera n’avait que seize ans. Trois ans plus tard, en 1948, le Parti communiste resta seul au pouvoir et le pays fut intégré au bloc dirigé par l’Union soviétique. Pendant ces changements, ainsi qu’au début des années cinquante lorsque la Tchécoslovaquie subit une période de terreur et de procès politiques, le régime tenait, comme partout dans la région, un discours enthousiaste qui glorifiait ses succès et accusait ses adversaires d’agir contre le bonheur du peuple.

Le père de Kundera, pianiste et musicologue, faisait partie d’une catégorie sociale promue et protégée par le nouveau régime, celle des écrivains, des musiciens, des acteurs, des metteurs en scène et des cinéastes qui étaient d’accord (comment ne pas l’être ?) avec le point de vue de Lénine sur la valeur de l’héritage culturel de l’humanité et, par conséquent, pouvaient participer à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme. Dans ce milieu privilégié (appartements confortables, restaurants spéciaux, tournées à l’étranger), l’adhésion au nouveau régime et à son idéologie était quasi unanime. Inscrit au Parti communiste dès l’âge de dix-huit ans, Milan suivit les cours de la faculté de cinéma à Prague où, après l’obtention du diplôme, il fut nommé chargé d’enseignement en littérature universelle. Exclu du parti en 1953 à cause d’un incident raconté dans son premier roman, La Plaisanterie (1967), il fut réintégré trois ans plus tard. En 1953 et 1955, pendant une période où seules les créations littéraires dévouées au régime pouvaient voir le jour, il publia trois volumes de vers conformes aux exigences du moment et, donc, parfaitement intelligibles, volumes qu’il rejettera plus tard.

Enseignant à la faculté de cinéma, il est l’ami de Milos Forman et d’autres cinéastes tchécoslovaques partisans d’une libéralisation modérée de la politique culturelle, d’une détente qui ne mettrait pas en doute la vision socialiste du monde. Je me permets d’insister là-dessus pour éviter la tentation des choix radicaux et, donc, le rejet de tout ce que les régimes en place en Russie et en Europe de l’Est ont promis et promu entre 1948 et 1989. Certains idéaux, certaines pratiques de l’époque ont été, en principe, méritoires, bien que la manière dont on les imposait et la dynamique de la surveillance, si bien décrites par Amalrik, fussent malavisées (pour choisir un terme poli) et contribuèrent à la chute du système. Le respect de l’héritage artistique et littéraire surtout, respect qui assura au cours des années la « revalorisation » successive d’innombrables œuvres du passé, y compris certaines parmi celles qu’on avait à un moment donné qualifiées de « bourgeoises » et « décadentes », témoignait du désir de disséminer la culture à tous les niveaux de la société. Kundera lui-même a maintes fois souligné sa parenté avec les écrivains des générations précédentes. Et lorsqu’il insiste sur l’obligation des écrivains d’innover, de toujours découvrir des aspects inconnus de la psychologie humaine, il le fait en citant respectueusement un prédécesseur, Hermann Broch, qui appartenait à la génération de ses parents.

L’exigence d’intelligibilité a encouragé les écrivains, Kundera inclus, à faire attention à la réalité environnante afin de permettre aux lecteurs d’en reconnaître aussi bien les traits les plus familiers que ceux moins apparents, mais qui, grâce au talent de l’auteur deviennent soudainement visibles. Dans L’Art du roman (1986), Kundera souligne à plusieurs reprises la tâche du romancier dans la culture contemporaine. Cette culture, remarque-t-il, soumet l’être humain à un « véritable tourbillon réducteur » qui obscurcit, voire efface la vérité du monde. La vie humaine se réduit donc à sa fonction sociale, l’histoire à un petit nombre d’événements interprétés de manière tendancieuse, la société aux combats politiques. Face au schématisme tout-puissant des médias, le roman défend la complexité ; il rappelle aux lecteurs que « les choses ne sont pas si simples qu’on le croit ». Pour s’opposer à ce réductionnisme massif, souvent présenté comme « la voie du progrès » (la seule), la littérature doit-elle se retirer dans l’inscrutable, ou encore descendre dans les profondeurs psychologiques censées se cacher dans chaque individu? Le paradoxe de l’action humaine, si bien mis en lumière par le roman, répond Kundera, est que nous ne savons exactement ni pourquoi nous choisissons d’accomplir tel acte, ni quelles seront les conséquences de ce choix. L’examen, parfois interminable, de la vie intérieure, de Richardson à Joyce, n’aboutit, curieusement, qu’à faire disparaître l’unicité du soi.

La question qu’il s’agit de poser est, selon Kundera, de savoir « quelles sont les possibilités qui restent accessibles à l’être humain dans un monde où les facteurs extérieurs sont devenus si puissants que les élans intérieurs n’ont plus de poids. »3 S’agit-il d’un phénomène historique, strictement délimité à l’époque contemporaine, ou faut-il y voir, je me permets d’ajouter, un trait général de la condition humaine, noté par Gabriel Marcel qui écrivait : « je ne suis pas ma vie ». Entre moi et ce que je fais, entre moi et ce qui m’arrive, la distance n’est-elle pas toujours ineffaçable ? Et s’il en est ainsi, les romans qui présentent le soi sans nécessairement plonger dans les profondeurs psychologiques ne font-ils pas appel à des formules à la fois plus anciennes et parfaitement valides ? À quoi suis-je attaché ? se demande Kundera (p. 20) : à Dieu, au pays, au peuple, à l’individu ? Il répond : à rien d’autre qu’à la tradition, dépréciée pense-t-il, de Cervantès.

Pour illustrer comment ce choix promeut une écriture transparente, examinons le destin du protagoniste dans La Vie est ailleurs4. Dans un beau livre sur Kundera, François Ricard5 souligne le nécessité de regarder toute l’œuvre du grand écrivain sans se limiter à tel ou tel roman. Il a raison. Ce que je propose ici n’est donc que l’examen d’un cas. Les conclusions, même si, comme je l’espère, sont valides, ne s’appliqueront pas pour autant à tout ce que Kundera a écrit.

II

La Vie est ailleurs raconte la jeunesse d’un poète tchèque, son initiation à la vie amoureuse, sa conversion au communisme et le conflit, bref mais décisif, entre les liens personnels et ce qu’on appelait à l’époque « la lutte du peuple ». Concernant les liens personnels, les personnages de ce roman, agissant d’après leurs impulsions, inaptes à saisir leurs propres raisons ou celles de leurs proches, n’arrivent pas à établir de véritables rapports intimes, mais, pour compenser, imaginent sans cesse des situations dont la grandeur abstraite les apaise.

Où et comment les parents du poète l’ont-ils conçu ? Dans l’appartement d’un ami du père du poète, ou peut-être sur le banc d’un square ? Sa mère préfère croire qu’elle avait fait l’amour avec son futur époux « pendant une matinée d’été ensoleillée à l’abri d’un grand rocher » (p. 12). Les parents de Jaromil (le nom du jeune poète) se marient, mais le père explique à son épouse que n’ayant pas désiré le premier enfant, il n’en veut certes pas un autre. Profonde tristesse. Heureusement, « la consolation que son mari lui refusait, quelqu’un d’autre la lui offrit : l’histoire. » Le mari est mobilisé lors du conflit des Sudètes, la guerre menace d’éclater, et la mère « saisit comme une main salutaire le malheur de sa patrie » (p. 43). Bientôt, lors de l’occupation allemande de Prague, le père de Jaromil, démobilisé, n’était plus aux yeux de son épouse l’homme qui ne l’avait jamais aimée, mais se transfigurait en soldat auquel, hélas, « il était interdit de défendre sa patrie. » La vie quotidienne n’avait cependant pas été supprimée et bientôt le lit conjugal réapparaît « dans sa trivialité monumentale et sa stupéfiante permanence » (p. 44).

Dès le début de roman, donc, la splendeur du destin collectif détourne l’attention des individus de leurs soucis quotidiens et, en particulier, des liens intimes qu’ils entretiennent avec leurs proches. À la place du mari désormais rejeté, la mère se tourne bientôt vers son fils adolescent, qu’elle ne cesse de surveiller et d’admonester. Désire-t-elle faire attention à ce garçon encore fragile et qui cherche sa voie, se propose-t-elle de le comprendre et de prendre soin de lui ? Il s’agit plutôt de ce qu’on pourrait appeler la volonté (domestique) de puissance telle qu’elle se manifeste entre les murs d’un petit appartement.

Jaromil, quant à lui, commence à réfléchir sur le monde et, surpris par la force de ses propres pensées, il découvre avec fierté « son originalité intérieure ». Il aime dessiner et l’amitié avec un peintre moderniste lui apprend que le rôle de l’artiste « n’est pas de reproduire le contour des choses, mais de créer sur le papier un univers avec ses propres traits » (p. 56). L’attention à ce qui nous entoure ne compte donc pas et l’art fondé sur elle s’appelle bourgeois (une injure). Un vrai artiste doit se laisser guider par l’inconscient, force irrésistible, à la fois personnelle et collective. Non initié à la vie sexuelle, timide, maladroit, Jaromil se réfugie dans l’écriture et produit, inspiré par Paul Éluard et par Robert Desnos, un poème, se dit-il, « absolument autonome, indépendant et incompréhensible, aussi indépendant et incompréhensible que la réalité elle-même qui n’est de connivence avec personne et qui se contente d’être » (p. 92-3). Grâce à ses vers, ce garçon qui ne sait pas comment aborder les jeunes femmes se rapproche de sa mère déçue dans sa vie intime. En les lisant, elle pleure d’admiration parce qu’elle ne les comprend pas et qu’elle est, par conséquent, la mère d’un génie.

De nouveau, l’histoire fait sentir son poids. La Gestapo arrête le père de Jaromil et à la fin de la guerre sa femme apprend que son mari est mort dans un camp de concentration. Le mariage sans bonheur sera donc suivi par un veuvage « grand et glorieux » (p. 137). Ayant dépensé son héritage, la mère du poète doit travailler, mais le souvenir de son mari sacrifié lui permet d’accepter son destin. Quant à son fils, toujours seul et timide, il se regarde pendant des heures dans le miroir en pensant à ses poèmes, à ceux qu’il avait écrit et, surtout, à ceux qu’il n’avait pas encore écrits. Ce qui le console de la médiocrité de sa vie c’est la certitude qu’il est un élu (p. 145). La raison ? « Une vague image de la révolution » qui se mêlait « à une vague image de la liberté bohème des poètes » l’assure « qu’il emplirait cet avenir de sa gloire » (p. 147). Il mise donc, on le verra bientôt, sur l’inéluctable marche de l’histoire alliée avec le génie bien caché, bien resserré en lui-même.

La fierté historique de la mère, hélas, ne dure pas longtemps. Comme le signale l’auteur, le passé n’est ni achevé, ni immobile, car « chaque fois que nous nous retournons sur lui nous le voyons sous d’autres couleurs » (p. 154). Son mari, apprend-elle, avait eu avant la guerre une liaison avec une jeune Juive, qu’il continua de fréquenter pendant l’occupation et qu’il réussit à revoir lorsqu’elle fut déportée au ghetto de Térézine. Lors d’une seconde visite dans cette ville surveillée, il se fit arrêter et disparut. À cette nouvelle, la fierté rétrospective de son épouse s’évanouit, laissant la place à son amertume personnelle.

Son fils, qui entre-temps avait appris à embrasser les jeunes filles, se promène un soir avec une jeune amie. « [L]eur démarche était de plus en plus lente, tant et si bien que la jeune fille posa la tête sur l’épaule de Jaromil » (p. 160), ce qui offre au jeune homme le plus grand bonheur qu’il eût encore connu. Penser à la nudité féminine l’intimidait, commente l’auteur : « [i]l ne désirait pas la nudité d’un corps de jeune fille ; il désirait un visage de jeune fille éclairé par la nudité du corps » (p. 161). Kundera, qui réfléchit à cet épisode dans L’Art du roman, appelle cette attitude tendresse, à savoir, explique-t-il, la création d’un petit espace artificiel, à l’intérieur duquel chacun est censé traiter l’autre comme un enfant. (Kundera 1988, p. 30-1). Une chance d’établir des liens plus étroits, de faire fleurir la proximité ? Pas nécessairement, étant donné le caractère factice, voire passager de cette tendresse.

La force de la collectivité fascinée par les grands mouvements de l’histoire sera bien plus efficace. Invité par un camarade du lycée à la réunion d’un cercle des jeunes marxistes, Jaromil prend la parole. Il se sert d’idées qui n’étaient pas les siennes mais appartenaient à son premier guide, le peintre moderniste. « Il était lui-même un peu surpris de constater que la voix qui sortait de sa bouche ressemblait à celle du peintre et que cette voix entraînait aussi ses mains qui commençaient à décrire dans l’air les gestes du peintre » (p. 167). Bien loin de l’unité organique de la société, promue par Émile Durkheim et ses disciples, la conduite de Jaromil et, plus généralement, celle de nombreux personnages de Kundera rappelle la réflexion sur la psychologie des foules – de Gustave Le Bon à Elias Canetti – et sur le rôle de l’imitation dans la vie des collectivités – de Gabriel Tarde à René Girard. Imitant son modèle, le peintre moderniste, dans l’espoir de s’intégrer à la foule qui l’entoure, Jaromil fait l’éloge de Marx et du double mouvement grâce auquel, selon les slogans de l’époque, l’humanité passe enfin du domaine de la nécessité à celui de la liberté : la révolution prolétarienne, d’abord, et, presque en même temps, la découverte, par les surréalistes, du « texte automatique et, avec lui, [du] trésor miraculeux de l’inconscient humain » (p. 168). La riposte ne tarde pas : l’art moderne est un art décadent, déclare un autre camarade, car ce qui correspond dans l’art à la révolution prolétarienne est le réalisme socialiste. Loin de se fâcher, Jaromil accepte la suprématie de la foule en se rendant compte « que l’on ne peut être totalement soi-même qu’à partir du moment où l’on est totalement parmi les autres » (p. 170).

Ce vertige dialectique est-il censé nous faire rire ou pleurer ? Les deux, semble dire Kundera, dont l’ironie oscille entre la mélancolie et le dégoût. C’est la pauvreté du langage conceptuel qui est la source de sa toute-puissance : le moindre choc éprouvé ici, maintenant, se métamorphose en appel historique. Tel détail me gêne, il faudra donc changer le monde dans son ensemble. À la fin du meeting, une étudiante, impressionnée par les propos de Jaromil, l’accoste ; ils se promènent dans un square, ils s’embrassent, deux policiers leur demandent leurs papiers. Révélation : ils comprennent d’un seul coup à quel point l’amour est « persécuté par les préjugés, la morale, la police, la vieille génération, les lois stupides et la pourriture d’un monde qui méritait d’être balayé » (p. 174).

Au niveau des rapports personnels, Jaromil, ne sachant pas encore comment faire l’amour, ne réussit pas à répondre aux avances de l’étudiante et les longues heures qu’ils passent ensemble déçoivent la jeune fille prête à se donner. La grandeur de l’histoire, en revanche, ne se laisse pas attendre. En février 1948, un conflit éclate à Prague entre le Parti communiste et les autres partis représentés au gouvernement. Lorsque le discours radiodiffusé de Klement Gottwald incite le peuple à prendre le pouvoir, Jaromil s’exclame « Enfin ! il fallait que cela arrive ! » (P. 183). Son oncle, propriétaire d’entreprise, vocifère « Les crapules ! C’est un coup d’état ». Jaromil, qui grâce à la radio « se sentait relié à cent mille personnes » riposte : « Ce n’est pas un coup d’État, c’est la révolution ! » (P. 184). « Nom d’une pipe, » réagit l’oncle, « j’ai toujours pensé que tu n’étais qu’un jeune imbécile », à quoi son neveu, juché sur les sommets de l’humanité, répond : « Et moi, j’ai toujours pensé que tu étais un exploiteur et que la classe ouvrière finirait par te tordre le cou. » (P. 185).

L’auteur s’arrête pour commenter : cette phrase a été lancée « dans un moment de colère et, somme toute, sans réfléchir. » Il reste qu’elle reprenait les lieux communs des orateurs et de la presse du parti. D’accord en principe avec ces idées, Jaromil, poète, n’en méprisait pas moins leur expression stéréotypée. Or, continue l’auteur, voilà que le jeune homme non seulement employait ces stéréotypes, mais, de surcroît, « il agissait ainsi avec un sentiment d’intense satisfaction ; il avait l’impression […] d’être l’une des têtes du dragon à mille têtes de la foule et il trouvait cela grandiose. » L’indéniable sagesse de ceux auxquels il se ralliait, sentait-t-il, « consistait à s’intéresser à l’essentiel d’une chose qui était insolemment simple » (p. 186). Beaucoup plus simple, dans le cas de Jaromil, que de réussir à faire l’amour.

N’ayant pas de nouvelles de l’étudiante, amoureuse maintenant d’un autre jeune homme, ni du peintre moderniste, Jaromil, étourdi par la solitude, passe son temps à couper chaque jour un écouteur dans une cabine téléphonique : la vengeance d’un solitaire. Deux rencontres, cependant, donnent un sens à sa vie, à la fois au niveau des liens immédiats et à celui de l’Histoire avec H majuscule. Concernant cette dernière, il se lie avec un ancien camarade de l’école communale, fils du concierge de l’immeuble, entre-temps marié, père d’un bébé et travaillant à la police, institution qui était, selon Jalomir, « le plus solide soutien du Parti communiste. » Au bout d’une longue conversation, il affirme vouloir faire de la politique, paroles qui – précise l’auteur – avaient devancé sa pensée, voire décidé « pour lui et à sa place de son avenir » (p. 223).

Bientôt étudiant à l’École des hautes études politiques pendant une période où les professeurs communistes étaient encore en minorité, Jaromil, militant, est persuadé que lorsqu’il s’agit « de l’éducation de la jeunesse, le compromis est un crime » et qu’on « ne peut pas garder dans l’enseignement des maîtres aux idées périmées » (p. 234). Par conséquent, il écrit des rapports décrivant le comportement des enseignants, qu’il adresse au comité politique de l’école. En d’autres termes, allié aux forces invincibles de l’Histoire, Jaromil espionne et dénonce ses professeurs. Et la poésie, alors? Devant une immense assemblée à l’université les jeunes poètes lisent « des poèmes sur la paix, sur Lénine et Staline, sur les combattants antifascistes martyrisés et les ouvriers qui dépassaient les normes » (p. 242). Mais moi /Je me suis /Moi-même dompté /J’ai piétiné /La gorge /De ma propre chanson, écrivait Maïakovski, cité par l’auteur (p. 239).

La vie amoureuse de Jaromil connaît elle aussi un grand tournant : une brave fille rousse qui travaille dans un magasin du quartier lui propose de venir un instant chez elle. Dans la petite chambre en sous-sol, elle prend l’initiative de le rendre heureux. Ce bonheur semble confirmer l’appartenance politique du jeune homme : le corps de cette femme du peuple « le reliait enfin, de façon tout à fait concrète, à la foule » (p. 258).

En sera-t-il ainsi ? D’une part, l’adhésion de Jaromil au destin universel de l’humanité – ou plutôt, comme nous le rappelle l’auteur, l’absorption du jeune homme dans le tumulte des slogans qui l’évoquent – et, d’autre part, la satisfaction de ses désirs dans les bras de cette jeune fille d’origine modeste auraient-elles scellé, dans un tout cohérent, son existence personnelle, ses liens intimes et sa place dans l’histoire ? La réponse, annoncée par le titre du roman La Vie est ailleurs et précisée par le dénouement du récit, n’est pas optimiste. Sans entrer dans les détails – ce qui permettra à ceux qui n’ont pas encore lu ce livre de les découvrir par eux-mêmes – je conclurai en retournant brièvement au pari de l’intelligibilité engagé par Kundera.

Ce qui a frappé les lecteurs de Kundera depuis le début de sa carrière de romancier a été son ferme refus des deux techniques de la prose “haut de gamme”, qui, toutes les deux, rendent difficile la lecture des romans : d’une part, le plongeon dans les zones les plus obscures de l’intériorité, plongeon mis à la mode par les disciples de Marcel Proust, de James Joyce et de Virginia Woolf et, d’autre part, les longs commentaires sur l’homme et la société parsemés dans la prose de Thomas Mann et de Robert Musil. Kundera évite soigneusement l’analyse psychologique, pour saisir, à la place, les symptômes de l’égocentrisme et la force d’attraction, virtuellement instantanée, des foules et des slogans. Ce n’est donc pas la profondeur de la psyché (si elle existe) qui l’attire, mais les attitudes et les décisions des personnages, prises à la hâte, sans examen de soi, pour des raisons qu’ils ignorent, mais qui, regardées de l’extérieur, sont évidentes. Il n’élimine donc pas entièrement de sa prose les motivations et les illusions des personnages – comme le font les romanciers behavioristes américains, Ernest Hemingway et Flannery O’Connor, par exemple –, mais les mentionne rapidement, en son propre nom, pour en souligner le ridicule. Quant aux commentaires qu’il fait souvent en tant qu’auteur, ils évoquent jusqu’à un certain point ceux des romans-essais de Mann et de Musil, mais la vivacité et le caractère direct des propos de Kundera les rend beaucoup plus faciles à suivre.

En choisissant la lisibilité, il reste proche du réalisme promu par les partisans de l’avenir radieux. Comme eux, il regarde attentivement la réalité autour de lui et l’exprime d’une manière aisément compréhensible. Mais à la différence de ceux qui, pour toutes sortes de raisons, écrivent ce qu’ils doivent écrire, Milan Kundera écrit ce qu’il voit. Regardons ensemble, semble-t-il nous dire, les incertitudes du moi, l’évaporation de la famille, le culte de l’Histoire, la résonance des slogans, le pouvoir des foules. Ce sont les tentations de notre temps et, si possible, évitons-les.

 

1 N. Valentinov. 1964 [1953]. Mes rencontres avec Lénine. Paris : Plon, p. 98, passage cité par Alain Besançon dans Les Origines intellectuelles du léninisme (1977) et repris dans Contagions. Essais 1967-2015. Paris : Les Belles Lettres, 2018, p. 465.

2 Andreï Amalrik, L’Union Soviétique survivra-t-elle en 1984 ? Paris : Fayard,1970.

3 Milan Kundera. 2000 [1986]. The Art of the Novel. New York: Harper Perennials, p. 26.

4 Milan Kundera, La Vie est ailleurs. Trad. François Kérel. Paris : Folio, Gallimard, 1973.

5 François Ricard, Le dernier après-midi d’Agnès. Essai sur l’œuvre de Milan Kundera. Paris : Gallimard, 2003.

 


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- Auteur : Thomas PAVEL
- Titre : Kundera, le pari de l’intelligibilité
- Date de publication : 27-08-2022
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=296
- ISSN 2105-2816