Littérature et Idée Mythopoétique Poétique du récit Espaces littéraires transculturels Perspectives critiques en littérature et poétique comparées Recherches sur la littérature russe Musique et littérature Observatoire des écritures contemporaines
Recherche par auteur étudié  :
Recherche par thème  :
Recherche dans tout le site :
COLLOQUES


SAGESSE DU ROMAN ? L'HÉRITAGE CRITIQUE DE MILAN KUNDERA


Esthétique et existence chez Milan Kundera

Christos GROSDANIS


Les concepts esthétiques n’ont commencé à m’intéresser qu’au moment où j’ai aperçu leurs racines existentielles ; où je les ai compris comme des concepts existentiels ; car, constamment, les gens simples ou raffinés, intelligents ou sots, sont confrontés dans leur vie au beau, au laid, au sublime, au comique, au tragique, au lyrique… Tous ces concepts sont des pistes qui mènent à divers aspects de l’existence inaccessibles par aucun autre moyen1.

La conception kunderienne de l’art romanesque, telle qu’elle se dégage de son œuvre romanesque et critique, est étroitement liée à son appréhension des registres littéraires ou concepts esthétiques. En effet, les registres littéraires sont presque toujours inclus dans ses diverses définitions de l’art du roman : « le roman : la poésie antilyrique »2 ; ou encore « le roman est un récit prosaï-comi-épique »3 (cette dernière formule est empruntée à Thomas Fielding). Par ailleurs, les registres lui servent aussi de critères d’appréciation des œuvres d’autres romanciers. Par exemple, Kundera exprime des réserves à l’égard de la représentation lyrique de la sexualité chez Henry Miller et David Lorens4, ainsi que vis-à-vis de certains aspects des romans de Dostoïevski et de Victor Hugo qui sont profondément marqués par le registre du tragique. Ce dernier est à son avis incompatible avec l’art du roman tel que lui-même le conçoit.  « Dès sa naissance le roman se méfie de la tragédie : de son culte de la grandeur ; de ses origines théâtrales ; de sa cécité envers la prose de la vie »5 .

L’objectif de cet article est d’explorer la théorie du roman de Milan Kundera à partir de sa conception des registres littéraires. Il s’agit, plus précisément, d’explorer les sources théoriques dans lesquelles Kundera puise sa conception des registres littéraires et la façon dont cette conception s’exprime dans sa vision de l’art romanesque.

En théorie littéraire moderne, les registres ont été principalement étudiés par les critiques littéraires d’inspiration phénoménologique6. La branche structuraliste de la théorie littéraire française ne s’y est guère intéressée probablement parce que, pour son esprit positiviste, un concept aussi fluctuant et subjectif est privé d’intérêt. En effet, les registres débordent des cadres génériques, ils peuvent coexister à l’intérieur d’une même œuvre et ils touchent aussi d’autres arts. Cela dit, lorsqu’on se penche sur la dimension anthropologique ou existentielle de la littérature, les registres, à savoir, les « catégories de représentation et de perception du monde que la littérature exprime, et qui correspondent à des attitudes en face de l’existence, à des émotions fondamentales… »7 peuvent s’avérer un outil précieux, comme l’œuvre de Kundera l’atteste. Je vais ainsi aborder quatre registres fondamentaux de sa théorie du roman : l’épique, le lyrique, la prose et, enfin, le comique.  Je traiterai chaque registre séparément en examinant les définitions que Kundera en donne, puis en explorant les textes qui l’ont inspiré et à partir desquels il en a élaboré sa propre conception.

L’épique : totalité et objectivité

Kundera écrit à propos de son roman La vie est ailleurs qu’il s’agit d’« une épopée de la jeunesse…»8. À d’autres occasions il qualifie le roman d’art épique. Ce faisant, il ne se réfère pas seulement à un mode d’énonciation qui relève du pôle narratif de la littérature, mais aussi à d’autres traits caractéristiques de l’art épique qu’il prétend détecter dans le roman. Afin de saisir ce point, il faut impérativement se référer à l’Esthétique de Hegel dont l’influence sur la pensée de Kundera est décisive.

Selon Hegel, le roman est « l’épopée bourgeoise moderne »9  ; la représentation romanesque et la représentation épique de la réalité partagent certains traits caractéristiques dont les plus importants sont la totalité et l’objectivité. Ce qui distingue les deux représentations, c’est le fait que l’épopée est née dans un monde poétique caractérisé par une adéquation parfaite entre le monde et l’individu. Le roman, en revanche, est le produit d’un monde prosaïquement organisé qui vient s’opposer « à la poésie du cœur »10 de l’individu, à savoir aux inspirations et aux idéaux nobles et élevés. Ce conflit entre l’individu et le monde devient le thème principal de L’Art du roman.

Kundera reprend ce schéma à son compte. Quant à la totalité, le fait que le roman tente de représenter la totalité du monde, il souligne à plusieurs reprises son importance et s’en prend à l’avant-garde des années 60 – le nouveau roman – parce qu’elle l’a dévaluée. « Le modernisme titularisé a proscrit la notion de totalité, ce mot même qu’Hermann Broch par contre utilise volontiers pour dire : à l’époque de la division excessive du travail, de la spécialisation effrénée, le roman est un des derniers postes où l’homme peut encore garder des rapports avec la vie dans son ensemble »11.

Notons ici que la notion de totalité préoccupait pendant les années trente les critiques littéraires marxistes, comme Lukács, qui cherchaient une réponse à l’art « décadent » d’écrivains modernistes tels que Joyce, Kafka et Musil12. Contre cet art décadent, le roman réaliste du XIXe siècle a été érigé en modèle que le roman du XXe siècle devait imiter, afin de devenir l’épopée du monde contemporain. Dans l’attente de la construction du « nouveau monde » socialiste, l’art du roman devait viser à la représentation totale d’une époque, à travers l’histoire d’un héros positif.

La conception kundérienne de la totalité est assez différente de celle des critiques littéraires marxistes, en raison de la profonde méfiance du romancier à l’égard de l’histoire et de la politique – cette méfiance, soit dit en passant, va de pair avec un certain pessimisme lucide que Kundera partage avec les écrivains modernistes qui ont été critiqués par Lukács. Cette attitude de Kundera à l’égard de l’histoire et de la politique l’amène à valoriser la dimension anthropologique ou existentielle de l’art du roman au détriment de sa dimension socio-historique. En ce qui concerne plus précisément la notion de totalité, Kundera récuse le roman polyhistorique en lui préférant les romans qui se concentrent sur les situations humaines13. Ainsi, il élabore sa conception de totalité à partir des œuvres romanesques que Lukács attaquait dans ses écrits, parce qu’il considérait qu’elles donnaient une image fragmentaire et dispersée du monde et incitaient le lecteur à la résignation. Un exemple caractéristique d’un roman véhiculant ce type de savoir est L’homme sans qualités de Musil que Kundera qualifie d’« incomparable encyclopédie existentielle »14 . Cette formule pourrait également bien désigner le roman européen dans son ensemble dans la mesure où son histoire est composée, selon Kundera, d’une succession de découvertes, par la totalité des découvertes anthropologiques ou existentielles.

L’autre trait de l’épopée que Kundera découvre dans le roman est l’objectivité. Dans LEsthétique de Hegel, l’objectivité, entendue en tant qu’attitude de mise en forme, désigne la tendance du poète épique à se pencher plutôt sur le monde extérieur que sur la vie intérieure et à rester impartial face aux événements racontés. Chez Hegel, il s’agit d’une attitude qui oppose le poète épique au poète lyrique. C’est ainsi que nous retrouvons la même opposition dans Le Rideau, à la différence que Kundera n’oppose pas le poète lyrique au poète épique, mais au romancier. « Même quand le poète lyrique traite des thèmes extérieurs », écrit Kundera en citant Hegel, « il s’écartera très vite et finira par faire le portrait de lui-même…15 » L’attitude du romancier est complètement différente, il est tourné, on pourrait dire, vers l’extérieur, vers le monde. Évidemment, Kundera ne prône pas l’exclusion totale des sentiments de la représentation romanesque. Il attire simplement l’attention du lecteur sur la place que les romanciers et les artistes qu’il admire leur accordent dans l’économie générale de leurs œuvres et surtout sur la façon dont ils les traitent.

Ainsi, il écrit à propos de Xenakis que ce dernier a pris « le parti de la sonorité objective du monde contre celle de la subjectivité d’une âme16 ». Et pour Stravinsky et Janáček, que l’un a essayé d’anéantir le côté sentimental de son art et l’autre de ne pas falsifier les sentiments. En suivant les analyses de Kundera, nous constatons que les efforts des compositeurs trouvent leur pendant dans les travaux des romanciers tels que Kafka ou, d’une façon différente, Stendhal. Kafka critique la sentimentalité en représentant soit des sentiments excessifs et déplacés (L’Amérique) soit à travers un travail qui ne se concentre pas sur la biographie et la psychologie du personnage, mais sur la situation qui définit sa vie (Le Procès, Le Château). Même quand un romancier est fasciné par les sentiments et les passions, comme Stendhal, il ne les falsifie pas : « Il est passionné par les passions, mais plus encore par la précision avec laquelle il veut les exprimer17 ».

Kundera partage avec la modernité littéraire, et même avec les écrivains du nouveau roman, une certaine méfiance vis-à-vis des sentiments. Si paradoxal que cela puisse paraître, étant donné l’aversion de Kundera pour le nouveau roman, on voit surgir une inquiétude commune à l’égard du registre tragique de l’article de Robbe-Grillet « Nature-Humanisme-Tragédie » et des réflexions de Kundera sur le tragique. On peut, en effet, supposer que Kundera serait d’accord avec Robbe-Grillet quand ce dernier soutient que « la tragification systématique de l’univers où je vis est souvent le résultat d’une volonté délibérée18 ». Ou encore : « la tragédie, en tant que pseudo-nécessité, est en même temps la porte fermée à tout réalisme19 ». Pour Kundera, ainsi que pour Robbe-Grillet, le registre tragique correspondant aux sentiments intenses et aux situations extrêmes encombre tout effort pour représenter objectivement la réalité. Nonobstant cette proximité, la réponse de ces deux auteurs à cette inquiétude est complètement différente sur le plan littéraire. Cela est dû, à mon avis, à l’influence des romanciers centre-européens sur Kundera et, notamment, à celle de Gombrowicz.

À propos de Gombrowicz et de sa critique des avant-gardes des années soixante (le nouveau roman et la nouvelle critique), Kundera note : « On peut le trouver arrogant, injuste, mais on ne peut pas contester ceci : sa rencontre avec le modernisme occidental (notamment français) des années 60 est le conflit esthétique le plus important, le plus révélateur de cette époque »20 . L’un des points de ce conflit concerne la notion d’objectivité. Gombrowicz trouvait suspecte la passion de l’objectivité et de la scientificité qui s’était emparée des sciences humaines et de la littérature française, et il la considérait comme un signe de déshumanisation21. Il avançait l’idée que la recherche de l’objectivité, dans laquelle il se lançait lui aussi, était stérile si elle ne s’équilibrait pas par la tendance contraire qui est de retourner à l’homme. Dans cet appel à une « objectivité humaniste »22, et contrairement aux déclarations théoriques de nouveaux romanciers, Gombrowicz et Kundera estiment que la forme du roman et le personnage romanesque en tant qu’ego expérimental pourraient jouer un rôle substantiel.

Le lyrisme et la prose

Kundera étudia amplement le lyrisme dans La vie est ailleurs, en créant le personnage de Jaromil23. Dans ce roman prend forme son antilyrisme qui deviendra par la suite une des pierres angulaires de sa production romanesque et essayistique. Notons que La vie est ailleurs n’est pas un livre sur la poésie, mais sur l’attitude lyrique ; la notion de lyrisme ne se limite pas à une branche de la littérature, mais « elle désigne une certaine façon d’être [...] le poète lyrique n’est que l’incarnation la plus exemplaire de l’homme ébloui par sa propre âme et par le désir de se faire entendre »24 . L’attitude lyrique est animée par l’inspiration de l’absolu. Elle est attirée par les objets qui ont l’allure de l’absolu ou (mais cela revient au même) elle tente d’absolutiser les choses autour d’elle. Si Kundera choisit d’aborder le lyrisme surtout à partir de la poésie, c’est parce que la poésie constitue la forme littéraire la plus susceptible d’être contaminée par le lyrisme.

Jaromil, le personnage principal du roman est l’incarnation parfaite de l’attitude lyrique. Il s’agit d’un jeune homme sensible, raffiné et doté d’un talent poétique authentique. Il est en même temps un individu sadique et plein de mauvaise foi, un collaborateur de la dictature communiste capable d’envoyer avec légèreté les gens en prison ou à la mort. Tout le roman tourne autour de l’élucidation de ce mystère. Kundera l’appréhende en opérant une synthèse intéressante entre l’esthétique hégélienne et la théorie freudienne. L’Esthétique constitue la base de sa réflexion sur le lyrisme ; quant à la théorie psychanalytique, elle lui permet d’attribuer à ce phénomène une signification anthropologique négative que l’on ne trouve pas chez Hegel. Ainsi, tous les traits du poète lyrique émanant du caractère subjectif de son art que Hegel expose dans l’Esthétique, comme une certaine tendance à l’idéalisation du moi ou le détachement du poète de la réalité afin de se concentrer sur la peinture de sa vie intérieure25, sont repris et réinterprétés par Kundera de telle façon qu’ils deviennent synonymes du narcissisme et responsables du mauvais sort de son personnage.

En ce qui concerne les raisons derrière sa décision de traiter ce sujet, Kundera indique dans Les Testaments trahis que le personnage principal de son roman est inspiré par le choix des artistes d’avant-garde, notamment des poètes, de se ranger du côté des régimes totalitaires26. Animées par la haine du bourgeois et la passion révolutionnaire27, désirant ardemment sortir de l’isolement social dans laquelle la société bourgeoise les avait condamnées, ces âmes lyriques sont devenues les chantres des atrocités. La vie est ailleurs constitue donc une dénonciation de la complicité entre le lyrisme et la terreur dont l’objectif est de faire réfléchir le lecteur sur cette alliance paradoxale.

À cela, il faudrait ajouter aussi que Kundera connaissait, par sa propre expérience, les raisons à l’origine de ces égarements idéologiques, parce que lui-même écrivait de la poésie engagée avant de décider de changer d’orientation et de se tourner vers l’art romanesque. Il est significatif que lorsque, dans un entretien, il s’est référé à sa conversion, il ait déclaré ceci : « Quitter la poésie pour la prose, ce n’était pas pour moi une simple transition d’un genre à l’autre, mais une vraie rupture. Je n’ai pas quitté la poésie, je l’ai trahie »28.

Il s’agit donc d’un changement violent de perspective qui l’a conduit à attaquer dans La vie est ailleurs le mythe entourant la figure du poète, un mythe auquel probablement lui-même avait cru pendant sa jeunesse. En outre, à partir de son expérience personnelle, il a également construit sa figure idéale de romancier en tant que produit d’une conversion au réel. Pour Kundera, en effet, le génie romanesque ne se réduit pas à un don naturel ni à l’habileté technique, mais il est le fruit d’une expérience fondamentale qui consiste en un passage d’une vision du monde à une autre. La conversion constitue une étape indispensable dans la vie du romancier, parce qu’elle lui permet d’abandonner l’attitude lyrique et de s’ouvrir au monde de la prose.

La notion de prose chez Kundera, outre sa signification évidente, entendue en tant que forme du discours distincte des vers, comporte plusieurs autres acceptions. La première, qui est redevable à Hegel, désigne un trait caractéristique des Temps modernes. Le monde devient prosaïque dans la mesure où les idéaux élevés cèdent leur place à un monde rationnellement organisé. Dans le chapitre « prosaïsmes actuels »29 de son Esthétique, Hegel souligne le fait que l’existence d’un État et le développement des rapports juridiques, politiques et moraux du monde moderne subordonnent les individus à un ordre fixe, ayant pour conséquence la perte de l’autonomie de ces derniers. L’autonomie ou la libre individualité était la caractéristique de l’époque héroïque, constituant le fondement de l’action des héros épiques et l’idéal que l’art œuvrait à représenter. Hegel constate qu’un autre type d’héroïsme émergera pour la dernière fois à l’époque de la chevalerie et des rapports féodaux. Il ne s’agit plus d’un « héroïsme d’autonomie, mais d’un héroïsme de soumission »30 provenant de la sensibilité chrétienne et animé par les valeurs de l’honneur, de l’amour et de la fidélité. Au fur et à mesure que le monde devient prosaïque, la religion et la chevalerie disparaissent aussi. Don Quichotte de Cervantès est considéré comme le point de transition parce qu’il tourne en dérision la possibilité de l’existence de l’idéal chevaleresque et signale, en même temps, la venue du monde de la prose, soit le terrain d’épanouissement de l’art du roman.

Le terme de prose désigne également chez Kundera un aspect de la réalité : « sa face quotidienne, concrète, momentanée et qui se trouve à l’opposé du mythe »31 . Certaines des plus belles pages des essais de Kundera sont consacrées à la description des innovations formelles à travers lesquelles certains romanciers, fascinés par cet aspect de la réalité, ont essayé de capter la prose de la vie. Pour donner deux exemples, Kundera étudie la différence de la fonction de la scène chez Dostoïevski et chez Flaubert. Il démontre qu’à l’encontre du romancier russe qui a eu pour but le dramatique, Flaubert est animé par une passion du concret qui permet la coexistence du dramatique et du banal sur la même scène, comme cela arrive dans la réalité. Là où Dostoïevski élimine tout élément indépendant de l’action, afin de créer de la tension narrative, Flaubert n’hésite pas à envahir les scènes sentimentalement chargées pour ses personnages d’éléments hétérogènes et futiles32. À la même occasion Kundera procède à une très belle comparaison, dans Les Testaments Trahis, entre les métaphores lyriques de Verlaine et de Rilke, qui visent à éblouir le lecteur par l’évocation d’une belle image visuelle, et la métaphore phénoménologique ou existentielle de Kafka qui est « animée exclusivement par la volonté de déchiffrer, de comprendre, de saisir les sens de l’action des personnages »33.

À la découverte de la prose de la vie fait obstacle une certaine tendance de l’homme que Kundera décrit ainsi :

[...] Rien n’est plus dissimulé que la prose de la vie ; tout homme tente perpétuellement de transformer sa vie en mythe, tente pour ainsi dire de la transcrire en vers, de la voiler avec des vers (avec des mauvais vers). Si le roman est un art et non seulement un « genre littéraire », c’est que la découverte de la prose est sa mission ontologique qu’aucun autre art que lui ne peut assumer entièrement34

Cette phrase nous conduit au cœur de l’anthropologie romanesque selon Kundera. Peu importe le terme qu’on emploie pour décrire les divers aspects de cette tendance d’auto-illusion de l’homme  –  bovarysme chez Jules de Gaultier, mauvaise foi chez Sartre, inauthenticité chez Gombrowicz, mensonge romantique chez René Girard –, son exploration et son dévoilement constituent, d’après Kundera, un des thèmes majeurs de l’art romanesque. De plus, la mise à nu de cette tendance fait naître une des formes les plus importantes du comique chez Kundera.

Le comique

Plusieurs titres de livres ou de nouvelles de Kundera, tels que La Plaisanterie, Le Livre du rire et de l’oubli, Personne ne va rire, Risibles amours sont indicatifs du rôle que le comique joue dans l’œuvre de l’écrivain. Comme l’avait justement remarqué un lecteur de Kundera, le rire dans son univers romanesque « est une sorte de basse continue [...] sans le secours duquel aucune mélodie ne s’entend. Évidemment, chez Kundera on rit sur tous les tons »35 .

Kundera opère une première distinction au sein du comique entre le couple humour-ironie et le rire bas. Sans cacher son amour pour les blagues obscènes ou les farces, il met surtout l’accent sur la dualité humour-ironie qui engendre l’ambiguïté : « L’ironie irrite. Non pas qu’elle se moque ou qu’elle attaque mais parce qu’elle nous prive de certitudes en dévoilant le monde comme ambiguïté »36 . Il en est de même de la définition de l’humour dans Le Rideau. Ce qui attire son attention est un comique plus fin et infiniment précieux. Il s’agit de l’humour qui se manifeste quand « une réalité subitement, se découvre dans son ambiguïté, [que] les choses perdent leur signification apparente, [que] l’homme en face de nous n’est pas ce qu’il pense être »37 .

Dans Le Livre du rire et de l’oubli, nous repérons un autre couple de rires38. Le premier est un rire qui exprime l’accord du rieur avec l’être. Kundera donne trois exemples. Le premier est le rire des enfants allongés sur un lit qui arrivent à l’extase en s’adonnant à un rire qui n’a pas d’objet précis. Le rire alors, constate Kundera, est au-delà du comique, c’est un rire sérieux. Il y a aussi le rire d’un garçon et d’une fille qui se tiennent par la main et traversent un beau paysage en proclamant leur satisfaction d’être au monde. C’est enfin le rire des anges qui se réjouissent de la création divine pleine de sens. Selon Kundera, la même manifestation physiologique, le rire, peut exprimer une attitude à l’égard du monde absolument opposée au rire des enfants, des amoureux, et des anges. C’est le rire du diable provenant de la constatation de l’absurdité du monde, de son manque de sens. Dans un entretien avec Philip Roth, Kundera reprend et développe son idée. Ces deux rires portés à l’extrême révèlent une apocalypse à deux visages. :  

[...] d’un côté le rire enthousiaste des anges fanatiques, tellement convaincus du sens de leur monde qu’ils sont prêts à pendre quiconque ne partage pas leur joie ; et l’autre qui s’élève en face qui proclame que tout est devenu absurde… La vie humaine est bornée des deux abîmes : d’un côté le fanatisme, de l’autre le scepticisme absolu39.

L’idée d’un rire satanique renvoie à mon avis au texte de Baudelaire intitulé « De l’essence du rire »40 dans lequel une des catégories du rire est également qualifiée de satanique. Je ne vais pas aborder toutes les sous-divisions variées des catégories du rire dans ce texte. Je retiens seulement, en suivant sur ce point un excellent travail de Bernard Sarrazin sur le rire chez Baudelaire41, que ce dernier dépeint, à partir de la catégorie du rire satanique et notamment de celle du grotesque ou comique absolu, une première forme de l’humour noir. Il prépare ainsi le terrain pour le rire agressif de Zarry et de Bataille ainsi que pour l’humour violent et autodestructif de certains surréalistes tels que Vaché, Rigault et Cravan. Ce type de rire a un fort aspect métaphysique : c’est la réaction comique à la mort de Dieu. Le rire chez Kundera partage avec ces auteurs la même source métaphysique, sans néanmoins atteindre la même extrémité. Devant l’abîme du relativisme, Kundera arrive à tirer des éléments positifs qui engendrent un humour très différent de l’humour des écrivains mentionnés ci-dessus : « les choses sont plus légères qu’il n’y paraissait, elles nous laissent vivre plus librement, elles cessent de nous oppresser sous leur austère sérieux »42

Il s’agit d’une forme de comique que Kundera repère dans certaines œuvres et qui l’émeut particulièrement : « Il y a des œuvres dans l’art moderne qui ont découvert un inimitable bonheur d’être, le bonheur se manifestant par l’euphorique irresponsabilité de l’imagination, par le plaisir d’inventer, de surprendre, voire de choquer par une invention »43 . Il précise qu’il s’agit d’un bonheur qui n’est ni idyllique ni romantique, mais d’un bonheur portant la marque de l’humour. Dans Les Testaments trahis, il fait une liste de telles œuvres en remarquant, non sans nostalgie, que leur époque est révolue :

[...] la Cirkus Polka de Stravinsky [...] toute l’œuvre de Miro, les tableaux de Klee ; de Dufy ; de Dubuffet ; certaines proses d’Apollinaire, et de Cocteau ; le Janacek de sa vieillesse ; l’époque du bonheur (de ce bonheur rare qu’illumine l’humour) était terminée ; après la Seconde Guerre mondiale, seuls les très vieux maîtres Matisse et Picasso ont su, contre l’esprit du temps, le garder encore dans leur art44.

C’est probablement par nostalgie pour cette forme d’humour, par curiosité pour la beauté et les possibilités existentielles et esthétiques de cette attitude insouciante devant la réalité, que Kundera a écrit La Valse aux adieux, son roman le plus ludique et qui combine, comme il le remarque lui-même, « l’extrême gravité de la question et l’extrême légèreté de la forme »45.

Il y a, dans ce roman, deux catégories de personnages. La première comprend les victimes typiques de l’ironie romanesque que l’on trouve également dans ses autres romans. Kundera crée des situations qui déstabilisent les idées les plus solides de ces personnages sur le monde et sur eux-mêmes. Il tire constamment le tapis sous leurs pieds dans le but de démontrer au lecteur que l’homme n’est jamais celui qu’il prétend être. Mais l’amertume des désillusions politiques et des déceptions personnelles de ces personnages ne donne pas à ce roman sa tonalité fondamentale. Parce que Kundera allège le récit de la pesanteur des malheureuses expériences, en introduisant des parenthèses comiques. Toutes les misères des autres personnages se dissipent, lorsqu’ils sont mis en contact avec la joyeuse folie du médecin Skreta et surtout l’hédonisme insouciant de Bertlef. Leur présence, l’effet que cette présence exerce aussi bien sur les autres personnages que sur le lecteur atteste, à mon avis, la réalisation réussie de l’intention de Kundera de créer, contre l’esprit du temps, une œuvre qui dégage un sentiment de bonheur portant la marque de l’humour46.

 

1 Milan Kundera, Le Rideau, essai en sept parties, dans Œuvre II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p. 1013.

2 Milan Kundera, L’Art du roman, dans Œuvre I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p. 732.

3 Milan Kundera, Le Rideau, op. cit., p. 948.

4 Milan Kundera, Une rencontre, dans Œuvre II, op. cit., p. 1079.

5 Le Rideau, op. cit., p p.1025.

6 Yves Baudelle, « Sur les tonalités littéraires : contribution à une poétique phénoménologique », In: Littérature, n°132, 2003 ; Littérature et phénoménologie, pp. 85-99 ; doi : https://doi.org/10.3406/litt.2003.1822, https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2003_num_132_4_1822

7 Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Le Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002, p. 510-512. Voir aussi l’article d’Alain Viala, « Des registres », dans Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°109-110, 2001. pp. 165-177 ; doi : https://doi.org/10.3406/prati.2001.1916

https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2001_num_109_1_1916

8 Milan Kundera, Les Testaments trahis, dans Œuvre II, op. cit., p. 834.

9 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’esthétique, t. II, trad. Lefebvre et von Schenk, Paris, Aubier, 1996, p. 549.

10 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’esthétique, tome III, trad. Lefebvre et von Schenk, Paris, Aubier, 1996, p. 369.

11 Milan Kundera, op. cit., p. 682.

12 Georg Lukács, « La vision du monde sous-jacente à l’avant-garde » in La Signification présente du réalisme critique, Gallimard, 1960 pour la traduction française, p. 25-85.

13 Christian Godin dans La Totalité étudie l’opposition entre le savoir spécifique du roman et le savoir tout court, à partir de la pensée de Sartre – « l’œuvre rend compte du tout sur le monde du non-savoir, du vécu » – et de Barthes – « le monde de l’œuvre est un monde total, où tout le savoir (social, psychologique, historique) prend place. ». Christian Godin, La Totalité, volume 4, Champs Vallon, 1997, p. 263. La conception du savoir romanesque de Kundera est plus proche de celle de Sartre.

14 Milan Kundera, Le Rideau, op. cit., p. 992.

15 Ibid., p. 1002-1003.

16 Milan Kundera, Une rencontre, op. cit., p. 1116.

17 Milan Kundera, Les Testaments trahis, op. cit., p. 871.

18 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman. Paris, Les Éditions de Minuit, 1961, p. 67.

19 Ibid., p. 55.

20 Milan Kundera, « À bâtons rompus », dans L’Atelier du roman no 5, Arlea, hiver 1995, p. 121-122.

21 Witold Gombrowicz, Journal, Tome II, 1959-1969, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 507.

22 Je dois cette formule à Philippe Zard, qu’il en soit ici remercié.

23 Je reprends ici les points les plus importants de mon article : « ‘‘Je n’ai pas quitté la poésie, je l’ai trahie’’ : aspects de l’antilyrisme dans l’œuvre de Milan Kundera ». Disponible en ligne sur : http://dia-keimena.frl.auth.gr/images/intertextes-20.pdf

24 Milan Kundera, Le Rideau, op. cit., p. 1003.

25 « Le tout trouve son commencement dans le cœur et l’âme, et plus précisément dans l’humeur et la situation particulière du poète… Mais c’est pourquoi l’individu doit donc apparaître en lui-même poétique, imaginatif, sensible ou grand et profond, dans ses considérations et dans ses pensées et avant toute chose doit apparaître comme autonome en lui-même, être un monde intérieur clos pour soi, dont on a ôté la dépendance et le simple arbitraire de la prose » (Hegel, Cours d’esthétique, T. III, op. cit., p. 396-397).

26 Milan Kundera, Les Testaments trahis, op. cit. p. 905.

27 Voir les analyses éclairantes de François Furet dans Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XX e, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 15-61.

28 Entretien avec Normand Biron, Liberté, Volume 21, numéro 1 (121), janvier–février 1979, disponible sur : https:// id.erudit.org/iderudit/60129ac

29 Hegel, Cours d’esthétique, T.I, op. cit., p. 258.

30 Ibid., p. 129.

31 Milan Kundera, Les Testaments trahis, op. cit., p. 834.

32 Ibid., 832-833.

33 Ibid., 823.

34 Ibid., p. 834-835.

35 Mathieu Bélisle, « On ne badine avec le rire », Le Magazine littéraire, no 507, avril 2011, p. 74-75.

36 Milan Kundera, L’Art du roman, op. cit., p. 722.

37 Milan Kundera, Le Rideau, op. cit., p. 1016.

38 Milan Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli, op. cit., p. 984-985.

39 Philip Roth, Parlons travail, Gallimard, folio, 2004, p. 142.

40 Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques » (1855), Paris, Sillage, 2008.

41 Bernard Sarrazin. « Prémices de la dérision moderne. Le polichinelle de Jean Paul et le clown anglais de Baudelaire ». Romantisme, 1991, n° 74, p. 47. Disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1991_num_21_74_5814

42 Milan Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli, op. cit., p. 984.

43 Milan Kundera, Les Testaments trahis, op. cit., p. 807.

44 Ibid.

45 Milan Kundera, L’Art du roman, dans Œuvre II, op. cit., p. 700.

46 Le présent article est issu de ma thèse, René Girard et Milan Kundera : connaissance du 
roman
, soutenue en 2014 à l’université Paris-Diderot (Paris-VII).

 


___________________________________________________

- Auteur : Christos GROSDANIS
- Titre : Esthétique et existence chez Milan Kundera
- Date de publication : 27-08-2022
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=297
- ISSN 2105-2816