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COLLOQUES


SAGESSE DU ROMAN ? L'HÉRITAGE CRITIQUE DE MILAN KUNDERA


Kundera, lecteur de Cervantès

Guiomar HAUTCÅ’UR


Les essais de Milan Kundera consacrés au roman, à son art et à son histoire – L’Art du roman (1986) les Testaments trahis (1993) et, dans leur continuité, Le Rideau (2005) – constituent désormais des références incontournables pour qui s’intéresse à la littérature. On connaît la précision et la profondeur des remarques consacrées par Kundera à des œuvres telles Le Procès ou Les Somnambules ; et l’on sait aussi que certains textes anciens, dont le Quichotte, apparaissent de façon récurrente dans ces mêmes pages. Ainsi, et quand bien même le texte cervantin y est traité de façon moins analytique que les romans de Kafka ou de Broch, il n’en occupe pas moins une place essentielle dans l’univers kundérien en tant qu’origine revendiquée de la modernité romanesque.

Comme le rappelle Thomas Pavel dans La Pensée du roman, Kundera n’est pas le seul auteur, loin de là, à se placer dans le sillage de Cervantès :

La généalogie du roman favorisée par le modernisme fut construite à rebours à partir des critères propres à ce courant : la révolte contre les normes en vigueur (Don Quichotte), la singularité formelle (Pantagruel, Francion, Tristram Shandy, Jacques le Fataliste, Moby Dick), la présence d’une réflexion sur la subjectivité (La Princesse de Clèves, Wilhelm Meister). Ces critères privilégièrent naturellement les textes ironiques, inquiétants, parfois inachevés, en d’autres termes ceux qui faisaient l’écho le plus fidèle aux pratiques modernistes.1

Aussi, le geste consistant à chercher dans les textes anciens le moyen de légitimer le présent et, pour Kundera particulièrement, à revendiquer le roman cervantin comme matrice du roman moderne, relève d’un choix pleinement assumé par l’auteur de L’Art du roman :

Un romancier qui parle de l’art du roman, [écrit-il] n’est pas un professeur discourant depuis sa chaire. […] Il vous parlera de lui-même, mais encore plus des autres, de leurs romans qu’il aime et qui restent secrètement présents dans son œuvre propre. Selon ses critères de valeur, il remodèlera devant vous tout le passé de l’histoire du roman et, par là, vous fera deviner sa propre poétique du roman […].2

Conscient du caractère subjectif de sa propre généalogie romanesque, Kundera admettrait certainement une histoire alternative de la modernité romanesque qui renouerait avec des textes antérieurs au Quichotte tels les Éthiopiques ou le roman épico-chevaleresque, voire la pastorale, pourvu que ceux-ci justifient une pratique poétique cohérente avec ce passé. Notre propos ne visera donc pas tant à critiquer la force de la filiation cervantine, qu’à explorer le devenir quasiment indiscutable des propositions kundériennes à son sujet. Le lien entre le roman moderne et le roman cervantin est si régulièrement célébré par les contemporains, qu’il nous semble important d’interroger à nouveaux frais des énoncés qui, sortis du contexte dans lequel ils ont été produits, prennent souvent des allures de vérités irréfutables.

Il en va ainsi des propos suivants :

Quand Dieu quittait lentement la place d’où il avait dirigé l’univers et son ordre de valeurs, séparé le bien du mal et donné un sens à chaque chose, don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l’absence du Juge suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguïté ; l’unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités relatives que les hommes se partagèrent. Ainsi, le monde des Temps modernes naquit et le roman, son image et modèle, avec lui. […]

Comprendre avec Cervantès le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérité relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des egos imaginaires appelés personnages), posséder donc, comme seule certitude, la sagesse de l’incertitude, cela exige une force non moins grande.3

L’idée que le roman cervantin, marqué par le retrait du divin, aurait légué à la modernité la « sagesse de l’incertitude », cette idée est devenue un tel topos critique qu’on ne peut s’empêcher d’éprouver une gêne devant l’unanimité suscitée par la formule, aussi brillante et suggestive soit-elle. Les pages qui suivent se sont donné pour tâche d’explorer les présupposés présidant au succès de cette « sagesse » tout en les confrontant à des propositions critiques susceptibles de la nuancer.

1.

Le transfert de la question ontologique depuis la philosophie vers le roman, opéré à l’époque moderne, est une constante de la pensée de Kundera dont les romans ont pour tâche de « saisir l’essence [d’une] problématique existentielle4 » :

S’il est vrai que la philosophie et les sciences ont oublié l’être de l’homme, il apparaît d’autant plus nettement qu’avec Cervantès un grand art européen s’est formé qui n’est rien d’autre que l’exploration de cet être oublié.5

Aussi, cette ontologie romanesque fait-elle subrepticement écho au romantisme allemand et, plus particulièrement, aux textes issus du groupe de Iéna auxquels on doit la promotion de Cervantès comme auteur inaugural.

Dans son ouvrage de 1983 intitulé La Naissance de la littérature, Jean-Marie Schaeffer analyse la façon dont le premier romantisme allemand substitue pour ainsi dire le roman à la pensée philosophique : face à la « mise en crise » des ontologies philosophiques et religieuses provoquées par le criticisme kantien, le romantisme propose une ontologie alternative et postule un support inédit pour l’Être à savoir l’Art, la Poésie et, plus encore, le Roman. Selon Friedrich Schlegel, en effet, « les romans sont les dialogues socratiques de notre temps. Dans cette forme libérale, la sagesse de la vie a fui la sagesse d’école.6 » L’originalité de la pensée romantique et son importance, pour nous modernes, résident ainsi dans le déplacement qu’elle opère : « si le discours philosophique est incapable de dire l’Être, ce n’est pas la visée de l’Absolu qu’il faut abandonner [affirment les membres du cercle de Iéna selon Schaeffer] mais le discours philosophique.7 » En lieu et place de ce dernier, les romantiques postulent un discours sur l’art étroitement arrimé au roman.

La principale raison pour laquelle la philosophie est incapable de se constituer en présentification de l’Être est qu’elle fait un usage essentiellement conceptuel du langage alors que « l’Être est plénitude chaotique et [que] rien ne saurait être plus contraire au chaos que l’ordre déductif.8 » À l’inverse, l’usage romanesque du langage est bien plus adapté à l’expression de la « plénitude chaotique » que le langage philosophique. C’est avec Cervantès, dont l’inspiration ne relève pas des contraintes imposées par les poétiques antiques9, que le langage romanesque prend, selon son traducteur allemand Ludwig Tieck, pleinement son essor :

C’est dans un élan d’inspiration que Cervantès composa son incomparable Don Quichotte, où s’expriment, à côté de la parodie de ces romans chevaleresques, la plus généreuse Poésie, le patriotisme, la sagesse, la profonde connaissance des hommes et du monde, joints à la gaieté la plus amusante et au badinage le plus délicat et le plus philosophique.10

Pour Friedrich Schlegel la poésie ne peut naître que si elle abolit les lois de la raison et nous plonge dans le désordre de l’imagination, dans le chaos originel de la nature humaine. Cette force, qu’on ne saurait « analyser », c’est le Witz, qui ne consiste pas en saillies isolées mais dans la construction d’une unité hétérogène :

Tout ce désordre artistement combiné, cette ravissante symétrie des contrastes, ces merveilleuses et perpétuelles alternatives d’enthousiasme et d’ironie qui se retrouvent jusque dans les plus petits détails […] sont autant de formes du Witz cervantesque.11

Deux éléments sont donc coextensifs au romantisme iénaen : la conception du roman comme un genre hybride, apparemment contradictoire d’une part ; et, d’autre part, la thèse historico-ontologique postulant un lien entre le roman et la première modernité fondé sur le passage d’une société organique unitaire à une société éclatée et plurielle.

L’idée romantique selon laquelle le roman ne sépare pas, comme la philosophie, les différents éléments qui composent l’Être – l’idéal et le trivial, la poésie et la prose, ces éléments se fondant les uns dans les autres pour donner accès à la totalité – se manifeste, plus d’un siècle plus tard, et sur un plan davantage analytique (à la fois socio-anthropologique avec le carnavalesque et stylistique) dans l’idée bakhtinienne de « la décentralisation du monde [propre au] roman12 ». Pour Bakhtine, comme pour ses prédécesseurs, Don Quichotte est à l’origine du principe dialogique issu de la parodie humoristique du monologisme ancien. Or, Kundera adopte un point de vue similaire lorsqu’il compare la polyphonie musicale au principe d’emboîtement tel qu’il est pratiqué par Cervantès :

La polyphonie musicale c’est le développement simultané de deux ou plusieurs voix (lignes mélodiques) qui, bien que parfaitement liées, gardent leur relative indépendance. La polyphonie romanesque ? Disons d’abord ce qui en est l’opposé : la composition unilinéaire. Or, dès le commencement de son histoire, le roman tente d’échapper à l’unilinéarité et d’ouvrir des brèches dans la narration continue d’une histoire. Cervantès raconte le voyage tout linéaire de don Quichotte. Mais pendant qu’il voyage, don Quichotte rencontre d’autres personnages qui racontent leurs histoires à eux.13

Le détour par la théorie romantique et l’un de ses plus importants relais, à savoir Bakhtine, éclairent, nous semble-t-il, la pensée de Kundera sur le roman. Ce dernier leur emprunte l’idée d’une poétique existentielle qui prend sa source, à l’aube des Temps modernes, dans les ambiguïtés du roman cervantin : témoin de la dissolution progressive d’un monde placé jusque-là sous l’égide morale de Dieu, et en l’absence d’un « Juge Suprême » ordonnateur des valeurs axiologiques, l’ingénieux hidalgo se trouve confronté à une multiplicité de vérités que Kundera place sur un plan d’égalité.

2.

La critique plus spécifiquement cervantiste s’est, bien entendu, approprié ce débat en le contextualisant. Alors que la critique du XIXe siècle et du début du XXe siècle s’intéresse surtout à la biographie de l’auteur et à la recherche bibliographique des sources visées par la parodie, la pensée romantique refait surface avec, notamment, Américo Castro. Son ouvrage intitulé El Pensamiento de Cervantes, paru en 1925, développe l’idée, novatrice, d’un Cervantès lettré et humaniste dont la pensée, essentiellement conflictuelle (conflictiva) et ambivalente, relève d’un scepticisme à la façon de Montaigne nourri par l’hypothèse de l’identité marrane de l’auteur. La polyphonie quichottesque est désormais ancrée dans le contexte historico-religieux de l’époque de Cervantès. On peut noter, à propos de cet immense cervantiste, qu’Américo Castro est lui-même influencé par le contexte dans lequel il écrit : publié en pleine dictature de Primo de Rivera, son ouvrage propose une lecture du Quichotte et, plus largement, du Siècle d’Or, marquée par l’existence de deux castes : celle des vieux chrétiens et celle des nouveaux chrétiens issue de la conversion forcée des juifs et des musulmans espagnols. Ainsi, dès les premières décennies du XXe siècle, l’héritage cervantin fait l’objet de prises de position antagoniques. On comprend les enjeux implicites du conflit opposant ces deux conceptions du Siècle d’Or, l’une attentive au rôle des minorités religieuses et à leur ségrégation, l’autre relevant d’une position catholique14, lorsqu’on lit, dans le dernier ouvrage de l’historien Paul Preston, les diatribes antisémites et l’éloge enthousiaste de la « reconquête » national-catholique dans les discours des principaux soutiens du parti franquiste15.

L’histoire de la critique cervantine est immense mais on peut, sans prétendre un tant soit peu en développer les nombreuses ramifications, y déceler deux tendances majeures : la première, inaugurée par Américo Castro, a été prolongée par les études sur l’érasmisme espagnol renaissant de Marcel Bataillon16, par la notion de « perspectivime » chez Leo Spitzer17 et, parmi bien d’autres propositions, par l’étude très récente de l’influence lucianesque chez Cervantès18. En 1975, Francisco Márquez Villanueva affirmait, comme s’il s’agissait d’une opinion consensuelle, que

[l]’idée consistant à considérer Cervantès comme un auteur d’un grand poids intellectuel, artiste du perspectivisme, de l’ambiguïté créatrice et de la plurivocité la plus étonnante, n’est plus sérieusement contredite.19

Cette idée est pourtant contestée, et ce de façon virulente, par l’hispaniste britannique Anthony Close qui, loin de toute position religieuse à la façon néo-catholique d’un Menéndez y Pelayo, s’élève toutefois contre ce qu’il considère être une « doxa » en faisant valoir les « voix qui s’opposent à ce nouvel évangile »20. Parmi celles-ci, Close fait figurer la philologie de Joaquín Casalduero, les analyses socio-historiques d’Antonio Maravall mais également la réhabilitation du comique cervantin, très finement contextualisé et finalement peu contestataire, à laquelle il procède lui-même dans son ouvrage Cervantes and the Comic Mind of  his Age (2000). Faut-il prendre position dans ce débat ?

Il est difficile, comme le sous-entend Márquez Villanueva, de ne pas souscrire à la lecture kundérienne de Cervantès dont on vient de voir qu’elle est nourrie, et qu’elle conforte, une vision hétérodoxe du roman cervantin. C’est la raison pour laquelle la plupart des cervantistes se refusent à la critiquer : d’un côté personne ne veut voir en Cervantès un pilier de l’obscurantisme catholique tridentin ; de l’autre, cette réticence bien compréhensible est à l’origine de l’unanimité et du galvaudage de l’esprit de complexité qui préside à la lecture de Márquez Villanueva21.

Cet embarras est implicitement présent dans la façon dont les critiques abordent la question – toujours débattue aujourd’hui après des décennies de confrontations critiques – du jugement « cervantin » sur les morisques. En 2008, dans son Introduction à l’édition du Quichotte parue au Livre de Poche, Jean-Raymond Fanlo écrit en effet ceci :

Depuis la chute du royaume arabe de Grenade (1492), [les musulmans] sont soumis et ont dû se convertir. Ils se révoltèrent en 1568 en Andalousie et sont battus. Ils font l’objet de diverses accusations : ce seraient des crypto-musulmans, ils constitueraient à l’intérieur de l’Espagne une cinquième colonne alliée des Turcs, ils thésauriseraient les richesses, leur taux de natalité en ferait une menace croissante. En 1609, le duc de Lerma obtient le décret d’expulsion : il est appliqué les années suivantes. On estime à 300 000 le nombre des expulsés. Ils l’ont été dans des conditions ignobles.

Cervantès partage ce racisme et ce ségrégationnisme. […] Sans doute l’histoire de Ricote montre-t-elle un morisque aimant l’Espagne, et dont la fille est véritablement chrétienne. Mais il faut beaucoup de bonne volonté et beaucoup d’anachronisme pour voir dans ces pages une critique de l’expulsion : Cervantès plaide simplement pour une application miséricordieuse d’une mesure qu’il considère comme juste.22

Et plus loin :

Le lecteur doit renoncer au mythe d’un écrivain nécessairement progressiste et généreux, génial et capable de dépasser les croyances de son temps. Cervantès pense comme le sien, pour ce qui concerne les religions, les races, comme pour ce qui concerne les femmes.23

On entend, dans les lignes ci-dessus, la colère du spécialiste du XVIe siècle contre la métamorphose de Cervantès en « moderne ». Pourtant, dit-il quelques lignes plus loin, la portée de l’œuvre ne se résume pas aux valeurs prônées par « les croyances du temps » : le choix fait par Cervantès d’une région, La Mancha (qui signifie la tache), et d’un chroniqueur, Cid Hamet Benengeli (arabe), qui « emblématisent l’hybridation, le caractère indécidable des identités24 », renvoie, toujours selon Fanlo, à une « ambiguïté subversive […] qui est moins celle de la pensée de l’auteur que celle de la fiction. 25 ». Mais que signifie exactement la distinction entre « pensée de l’auteur » et « pensée de la fiction » ? Et, l’ambiguïté du texte cervantin une fois admise, faut-il, avec Kundera, considérer celle-ci comme essentiellement relativiste du point de vue axiologique ?

Comme le rappelle Fanlo, les arguments traditionnellement brandis par les apologistes de l’expulsion des morisques sont mis en avant dans le chapitre LIV de la seconde partie du Quichotte : les morisques, anciens musulmans convertis au christianisme, ne croient pas « pour de vrai » » à la sainte loi chrétienne et pratiquent leur religion en cachette car l’Islam les y autorise ; ils accumulent les richesses par un travail acharné et forment une sorte de cinquième colonne au sein de la monarchie catholique par leurs accointances avec les musulmans du Nord de l’Afrique et de l’empire Turc. Ricote lui-même déclare ceci à propos de leur expulsion :

« Tu le sais ô Sancho Panza, mon voisin, mon ami, la proclamation de l’édit pris par Sa Majesté contre ceux de ma nation a provoqué l’effroi et la terreur de nous tous […]. J’avais bien vu en effet […] que tous ces édits n’étaient pas de simples menaces, comme disaient certains, mais de véritables lois qui seraient mises à exécution au moment voulu, et j’étais forcé de croire cette vérité en sachant les projets lâches et insensés qu’avaient les nôtres, de tels projets que je crois que ce fut une inspiration divine qui poussa Sa Majesté à mettre à exécution une si hardie décision, non que tous nous fussions coupables, car certains étaient de vrais et de fermes chrétiens, mais si peu nombreux qu’ils ne pouvaient s’opposer à ceux qui ne l’étaient pas, et il n’était pas bon d’élever le serpent dans son sein. »26

Si le propos est virulent, le fait qu’il soit dit par un morisque déguisé en pèlerin ne peut pas être ignoré : quel crédit faut-il apporter à un discours prononcé par un personnage accusé de dissimulation ?

Sancho, qui est pourtant vieux chrétien, ne prononce pas un seul mot contre les morisques. En revanche, il décrit à son voisin, qu’il appelle « frère », les pleurs qu’il a versés au départ des morisques de leur village parmi lesquels se trouvait la fille de Ricote.

« […] et je peux te dire, que ta fille était si belle que tout le monde dans le village est sorti pour la voir, et tous disaient que c’était la plus belle créature du monde, elle pleurait et embrassait toues ses amies et toutes ses connaissances et tous ceux qui venaient la voir, et à tous elle demandait de la recommander à Dieu et à Notre Dame sa mère, avec tant de sentiment que moi, elle m’a fait pleurer et pourtant je ne suis pas pleurnicheur. Vraiment, il y en a eu beaucoup qui ont eu envie de la cacher et d’aller l’enlever sur la route, mais la peur de contrevenir aux ordres du roi les a arrêtés. »27

Certes, Sancho refuse de venir en aide à son voisin, clandestinement revenu en Espagne pour déterrer un trésor caché ; mais ce n’est pas par peur – c’est du moins ce qu’il avance –mais par absence de cupidité et parce qu’il considère comme une trahison de secourir les ennemis de son roi. En revanche Sancho assure Ricote de sa discrétion :

« Je t’ai déjà dit [Sancho répond aux instances de Ricote] que je ne veux pas, il doit te suffire que tu ne seras pas dénoncé par moi, continue à la bonne heure ton chemin et laisse-moi suivre le mien car moi je sais que si on perd ce qu’on a bien acquis, c’est soi-même qu’on perd avec le mal acquis.28 »

Les propos de Sancho sont ceux d’un vieux chrétien capable de ne pas hurler avec les loups, ce qui est éminemment dangereux en 1615. Ils semblent contredire ceux, éminemment désenchantés, de Jakub, dans La Valse aux adieux, pour qui « [il] n’existe pas ici-bas un seul homme qui ne soit pas capable, d’un cœur relativement léger, d’envoyer son prochain à la mort.29 » Cela fait-il de Sancho un soutien de la cause morisque ? Comme le dit Fanlo, Cervantès plaide pour une « application miséricordieuse »30 d’une loi dont rien ne nous permet toutefois de dire qu’il la considérait juste ou injuste, et encore moins les arguments mis en avant par un morisque menteur. En revanche, il ne nous semble pas faire de doute, et nous suivons Fanlo sur ce point, que la compassion et l’indulgence de Sancho vis-à-vis de son ancien voisin peuvent être considérées comme des valeurs, sinon absolues, du moins difficiles à relativiser. La pratique de ces vertus fait-elle signe vers un christianisme humaniste ? Cela est probable. L’ambiguïté de la pensée cervantine demeure sans que, pour autant, le texte nous autorise à relativiser la signification des actions de Sancho dont rien, pas même les humiliations subies au cours du gouvernement de Barataria, ne peuvent entamer la joyeuse bienveillance. On peut considérer, avec Kundera, que « [l]es personnages romanesques ne demandent pas qu’on les admire pour leurs vertus. Ils demandent qu’on les comprenne, et c’est quelque chose de tout à fait différent31 » ; cela n’empêche que ces vertus relèvent d’une axiologie dont la prégnance est manifeste dans le pathos du récit de l’expulsion par Sancho.

Nous souhaitons terminer ces très rapides considérations à propos de la pensée kundérienne sur Cervantès par un léger déplacement, depuis les propositions théoriques de L’Art du roman vers la pratique romanesque de l’auteur tchèque. Dans Le Livre du rire et de l’oubli est exposée la signification magique du cercle : la force galvanisante qui soutient et élève ceux qui font cercle exerce un attrait puissant « parce que nous sommes tous les habitants d’un univers où toute chose tourne en cercle.32 » La sagesse qui consiste à ne pas céder à la « timide nostalgie de la ronde perdue33 » est un défi lancé non seulement à l’individu mais aussi au critique.

 

1 Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p.28.

2 Milan Kundera, Le Rideau, Œuvre, vol.2, La Pléiade, Gallimard, 2016, p. 1063.

3 Milan Kundera, L’Art du roman, ibid., p. 707-708.

4 Ibid., p. 723.

5 Ibid., p. 706.

6 Friedrich Schlegel, Fragments critiques, fragment 26, cité par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, dans L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, coll. « Poétique », p. 81-97 [1797].

7 Jean-Marie Schaeffer, La Naissance de la littérature. Théorie esthétique du romantisme allemand, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1983, p. 21.

8 Ibid., p. 23.

9 Selon Hans Robert Curtius (La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, PUF, 1991 [1956]) la faible emprise exercée en Espagne par les poétiques néo-aristotéliciennes, importées fort tard d’Italie, et les liens très forts qui continuent à rattacher l’Espagne renaissante au Moyen Âge latin expliqueraient la liberté dont jouissent les auteurs espagnols dans le domaine littéraire et leur forte capacité d’innovation formelle. En témoignent Don Quichotte mais aussi le roman picaresque et la comedia.

10 Ludwig Tieck, Don Quixote, 4 volumes, Berlin, 1799–1801, « Introduction », cité par Jean J. A. Bertrand, Cervantès et le romantisme allemand, Paris, Alcan,1914, p. 90.

11 Friedrich Schlegel, Histoire de la littérature ancienne et moderne, 1815 cité par Jean J. A. Bertrand, ibid., p. 90-104.

12 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 184. Dans son article « Bakhtine lecteur de Goethe ou des ambiguïtés de la réception française (Todorov, Genette, Schaeffer, Rastier) d’un soi-disant romantisme bakhtinien », Die Romantik : ein Gründungsmythos der Europaïschen Moderne ?, Anja Ernst & Paul Geyer éds., 2010, Bénédicte Vauthier discute la thèse développée par Schaeffer dans La Naissance de la littérature.

13 Milan Kundera, L’Art du roman, op. cit., p. 751.

14 Dans son essai « Conocimiento y vida de Cervantes » de 1959 (réédité dans Nuevos deslindes cervantinos, Barcelona, Ariel, 1975) Juan-Bautista Avalle Arce s’oppose au rapprochement entre Cervantès et Montaigne. Pour l’auteur, don Quichotte est l’incarnation de la foi et de l’autorité : le personnage cervantin est guidé par la vérité révélée.

15 Paul Preston, Arquitectos del terror : Franco y los artífices del odio, Madrid, Debate, 1921.

16 Marcel Bataillon, Érasme et l’Espagne, Recherches sur la vie spirituelle du XVIe siècle, Genève, Droz, 1991 [1937].

17 Leo Spitzer, Lingüística e historia literaria, Madrid, Gredos, 1955 [1948].

18 Voir Nicolas Corréard, « Lucien, Torquemada et les merveilles des mondes cervantins », Atalaya. Revue d’études médiévales romanes, n°19, 2019 et Pierre Darnis, « Miguel de Cervantès et la ménippée lucianesque : vers une définition de Don Quichotte », Dix-septième siècle, n°286, 2020/2.

19 Cité par Anthony Close, « La crítica del Quijote desde 1925 hasta ahora », Cervantes, Centro de estudios cervantinos, Madrid, 1995, p. 313.

20 Ibid.

21 Francisco Márquez Villanueva, Moros, moriscos y turcos en Cervantes, Barcelona, Bellaterra, 2010.

22 Jean-Raymond Fanlo, « Introduction », dans Cervantès, L’Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p.11-12.

23 Ibid., p. 13.

24 Ibid., p. 15-16.

25 Ibid., p. 16.

26 Cervantès, L’Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 1043-1044.

27 Ibid., p. 1047.

28 Ibid.

29 Milan Kundera, La Valse aux adieux, Œuvre, vol.2, p. 798 [1973].

30 Jean-Raymond Fanlo, op. cit., p. 12.

31 Milan Kundera, Le Rideau, Œuvre, vol. 2, p. 1016, [2005].

32 Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, Œuvre, vol.1, p. 988, [1978].

33 Ibid.



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- Auteur : Guiomar HAUTCÅ’UR
- Titre : Kundera, lecteur de Cervantès
- Date de publication : 27-08-2022
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=299
- ISSN 2105-2816