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COLLOQUES


LES LETTRES FRANCOPHONES, HISPANOPHONES, LUSOPHONES ET LA LATINITE
Latinité, hybridité culturelle et migritude : L’Afrique du Nord et Apulée (Ahmed Hamdi, Assia Djebar et Kebir M. Ammi)

Véronique Gély - Université de Paris Sorbonne (Paris IV)


« Il se pourrait que Rome ne soit plus dans Rome, et que les ‘non-Européens’ soient au fond mieux à même de prendre sur eux l’attitude romaine qui avait été la chance de l’Europe, et de devenir plus européens que ceux qui croient l’être déjà ». Face aux discours identitaires sur les « racines » de l’Europe, Rémi Brague, dans un essai qui a fait date1, propose une définition de l’Europe qui n’est ni géographique, ni historique, mais philosophique. Ce qui compte à ses yeux est la « voie romaine », le passage, la transmission : de même que Rome a intégré et transmis les héritages grecs et juifs, l’Europe ne peut avoir d’existence que là où est assumé ce même rôle de « secondarité culturelle »2 . L’« attitude romaine » telle qu’il l’envisage se définit par « l’attitude de ce qui se sait appelé à renouveler de l’ancien »3 et par « l’appropriation de ce qui lui est étranger »4 ; elle peut se rencontrer tout aussi bien sur le territoire de l’Europe politique qu’en dehors de lui, de même que l’« attitude romaine » n’a pas été l’apanage des Romains, mais s’est rencontrée chez les Grecs5.

 


Cette redéfinition radicale à la fois de la notion de « classiques antiques » et du rapport que l’Europe entretient – ou n’entretient pas – avec eux propose une issue au débat qui s’est développé durant la seconde moitié du XXe siècle, confrontant les tenants d’une restauration de l’humanisme d’un côté, sous l’impulsion en particulier de romanistes allemands comme Erich Auerbach6 et Robert Curtius7, et de l’autre ceux d’une déconstruction de l’assimilation posée depuis plusieurs siècles entre humanisme, universalité et classiques grecs et latins8. Cette déconstruction a eu pour principale cause la dénonciation du rôle joué par la référence romaine dans la construction des empires coloniaux9, qui explique le constat fait par Rémi Brague que « la fin du privilège reconnu aux études classiques est contemporaine de la décolonisation »10. De fait, dans son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire, familier tout autant des Grecs et des Romains que des cultures européennes, avait posé une tout autre équivalence entre l’Europe et Rome : « l’entreprise coloniale, écrivait-il, est au monde moderne ce que l’impérialisme romain fut au monde antique : préparateur du Désastre et fourrier de la Catastrophe »11. Il ne faisait ainsi que retourner en accusation ce dont l’idéologie des colonisateurs tirait explicitement gloire.

 


La contestation anticolonialiste de la prétention européenne à détenir la norme de l’universel qu’elle aurait héritée de la Grèce via Rome, la dénonciation de la barbarie européenne et de son origine romaine trouvaient en outre des échos dans la révision féministe de l’histoire occidentale. Les Grecs et les Romains, dépossédés de leur statut de miracle incomparable, n’étaient plus rien d’autre que « les plus anciens mâles blancs européens morts », selon la formule par laquelle Bernard Knox, longtemps directeur du Centre d’Etudes Helléniques d’Harvard, résume non sans ironie à leur endroit les critiques féministes et anticolonialistes12. La romanité considérée de ce point de vue, au contraire du concept élaboré plus tard par Rémi Brague, renvoie à une tradition qui l’associe aux concepts de nation et d’identité culturelle, non sans les pires des compromissions13, à une définition qui fait d’elle l’ensemble des pays « romanisés » et qui l’associe aussi, bien évidemment, à une identité religieuse : celle de l’Église « catholique et romaine », celle du « Saint Empire Romain Germanique »14. Dans cette acception, le terme de « romanité » est parfois remplacé par celui de « latinité » qui nous intéresse ici ; ainsi une revue royaliste proche des idées maurassiennes, qui parut entre 1929 et 1932, portait le titre Latinité. Revue des pays d'Occident.

 

***

Quelle place tiennent aujourd’hui au sein des littératures mondiales, dans un pareil contexte, les Grecs et les Romains ? L’enquête à mener est vaste et passionnante15. Dans le cadre spécifique du Maghreb, là même où les figures de la littérature latine ont été dénoncées au moment de la décolonisation comme porteuses de l’idéologie coloniale16, lorsqu’elles sont sollicitées, est-ce pour les confisquer à Rome et pour les revendiquer comme fondatrices de la culture nationale, pour les arabiser ou les berbériser, ou est-ce au contraire pour latiniser la culture nationale ?

 


Certaines figures ont fait dès les premiers temps de la décolonisation l’objet d’un investissement tout particulier parce qu’elles appartiennent au passé de l’Afrique, bien que connues par le biais de la langue et de la culture latines, tel Jugurtha qu’a étudié Véronique Porra17. Apulée, auteur de langue latine né vers l’an 125 à Madaure, aujourd’hui M’daourouch, est un autre cas particulièrement intéressant. Depuis plusieurs décennies, deux thèses s’affrontent dans le monde académique à propos de l’« identité culturelle » de cet orateur, romancier et philosophe né en Afrique du Nord, éduqué en Grèce et consacré par son usage de la langue latine18. La première thèse, la plus ancienne, considère Apulée comme un parfait représentant de la culture romaine. Ken Dowden a mis en évidence le primat de la culture gréco-romaine d’Apulée, qui a résidé à Rome et écrit en langue latine19. Stephen Harrison a consacré un livre à cette même question20, démontrant que même si, comme Fronton, Apulée fait allusion volontiers à ses origines africaines, par son nom, par sa culture littéraire et par son éducation, il est fondamentalement Romain et que sa langue maternelle, à l’oral comme à l’écrit, est le latin. Keith Bradley voit même en lui un agent de la romanisation21. La seconde thèse voit au contraire en Apulée un Africain et un colonisé avant tout. Richard Summers22 considère qu’il met en scène dans les Métamorphoses l’oppression coloniale exercée par Rome. Luca Graverini renchérit en remarquant que le héros des Métamorphoses, Lucius, vient de Corinthe ; or la cité de Corinthe, dit-il, doit être comprise comme un symbole de la romanisation et du conflit entre les cultures qui en a découlé23.

 

*

Il ne s’agit bien sûr pas ici de prendre position dans ce débat en prétendant restituer la réalité de ce que fut Apulée, mais de s’interroger sur les représentations qui, à l’époque contemporaine, sont données de lui non pas dans les université anglo-américaines ou italiennes, mais en Afrique du Nord ou dans les œuvres d’auteurs nés, comme lui, dans cette région du monde. Car une série de publications et de manifestations, de toutes natures, est en train de renverser le mouvement qui, dans un premier temps, avait voulu effacer les traces de la culture classique en tant que culture des colons.

 


Apulée est désormais revendiqué en Algérie comme gloire locale ou nationale, avec dans certains cas une insistance sur son « identité berbère ». Sans prétention aucune à l’exhaustivité, on peut retenir d’abord un texte de Hassan Banhakeia de l’Université d’Oujda : « Apulée, écrivain amazigh »24 qui se donne pour objet de démontrer la berbérité de l’auteur des Métamorphoses ; ensuite, la pièce de théâtre Apulée, écrite en arabe classique par Ahmed Hamdi, mise en scène par Bouzid Chawki le mercredi 4 juillet 2007 au Théâtre National Algérien Mahieddine Bachtarzi dans le cadre de l’événement « Alger, capitale de la culture arabe 2007 ». Selon son metteur en scène, la pièce  « renvoie à l’histoire d’Algérie » et « traite trois aspects : le rapport de l'intellectuel à l'autorité, la richesse de l'identité nationale et le rôle de l'intellectuel dans l'écriture de l'Histoire ». Car, dit-il « c’est l’histoire d’Apulée, un personnage numide entré en rébellion contre l'autorité romaine. C'était un philosophe et un combattant à la fois »25. L’Apulée d’Ahmed Hamdi mène, en effet, une « action révolutionnaire » contre Rome, qui est « réprimée », et le rebelle est capturé et exilé. Il est banni de son pays »26. Le metteur en scène invite donc « les intellectuels algériens, notamment les historiens à restituer à la personnalité d'Apulée sa place dans la mémoire collective »27. Cette place, selon lui, est au fondement de l’« identité nationale » algérienne.

 

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Il faut mentionner aussi le prix « Apulée » du premier roman, institué en 2004 par la Bibliothèque nationale du Hamma en Algérie. Ce prix littéraire doit, semble-t-il28, son nom à une phrase d’Assia Djebar dans Ces Voix qui m’assiègent, considérant l’Âne d’or d’Apulée comme un « chef d’œuvre » qui « serait le premier roman de la littérature algérienne », puisque Apulée « né et élevé à Madaure, dans le Constantinois », est « un Africain qu’on dirait aujourd’hui algérien »29. Mais, après cette affirmation de l’algérianité d’Apulée, dont on doit toutefois noter qu’elle est faite au conditionnel, Assia Djebar rapproche Apulée de Tertullien et d’Augustin, et réfléchit non pas sur leur identité culturelle, mais sur le métissage culturel et linguistique dont ils donnent pour elle le paradigme. Ces trois auteurs représentent « les fleurons de la littérature d’Afrique certes latine », écrit-elle dans une phrase surprenante, qui laisse attendre le deuxième membre  du balancement introduit par « certes », sans le donner explicitement. Si le « mais » attendu ne vient pas, l’explication de la concession impliquée par « certes » arrive tout de même : « ces trois hommes, – écrit-elle en suivant – nés tous trois dans l’Est maghrébin, parlèrent dans leur enfance, continuèrent sûrement à pratiquer leur langue maternelle : soit le libyque (nous dirions le libyco-berbère), soit un punique pas encore disparu » ; il existait en outre pour eux une « langue du dehors prestigieux » : le grec « deuxième langue » réservée « aux minorités lettrées » ; quant au latin, c’était « des trois langues, la plus exposée, la plus éclairée, la haute, la publique, la première socialement lorsqu’elle est consacrée ‘langue du pouvoir’ : langue des orateurs et des élus du peuple, des harangues, mais aussi langue écrite des légistes, des scribes et des notaires »30. Les trois auteurs antiques lui servent donc de modèle dans sa réflexion sur le « métissage inévitable, dont se nourrit toute création » et elle conclut : « Depuis 1962 – une génération déjà !–, seul ce triangle linguistique ouvert, improvisé, mobile amènera à une effloraison d’œuvres originales, favorisera la poussée novatrice d’une identité dont l’unité devra être cherchée en soi, mais jamais contre soi »31. Dans son discours de réception à l’Académie Française, l’écrivaine a encore repris cette référence : à l’époque même – explique-t-elle – de ces « Gaulois » qu’on lui donnait pour ses ancêtres à l’école coloniale, « l’Afrique du Nord (on l’appelait aussi la Numidie), [s]a terre ancestrale, avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine ». Dans ce même discours, Assia Djebar propose une « révolution » : « traduire en arabe » les Métamorphoses, ce « roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste conservent une modernité étonnante »32. Ni berbérité donc, ni latinité, ni non plus grécité : c’est le métissage et le passage d’une langue à l’autre qui lui importe. Si cette pensée du « triangle linguistique » n’est pas exactement assimilable aux thèses de Rémi Brague sur la « voie romaine » citées en commençant, du moins exclut-elle une lecture purement nationaliste de l’œuvre des Africains latins. L’Apulée d’Assia Djebar n’est ni un Latin, ni un Africain, c’est l’une des figures qui l’aident à formuler sa propre conception de la francophonie et de l’écriture, elle qui est née en Algérie, écrit en français, et vit dans un pays anglophone, les États-Unis :

 


J’écris par passion d’ijtihad, c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi ? Vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui ? Peut-être, après tout, comme le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement, que la mobilité des vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf siècles auparavant…33 

 


*

Mon dernier exemple sera un roman de Kébir M. Ammi, algérien né au Maroc, qui à l’âge de dix-huit ans est parti lui aussi voyager et étudier en Europe et en Amérique : il a vécu un temps à San Francisco, et enseigné en région parisienne. Il s’est d’abord fait connaître en 1999 par un roman publié aux éditions de l’Aube, Thagaste, qui raconte le retour de Saint Augustin dans son village natal en 388. En 2001, il poursuit cette évocation avec Sur les pas de Saint Augustin (Presses de la Renaissance). Il écrit aussi pour la jeunesse, consacre en 2004 un livre à Abd-el-Kader (Presses de la Renaissance), puis revient en 2006 à l’antiquité romaine de l’Afrique avec Apulée, mon éditrice et moi, publié aux éditions de l’Aube qui sont dirigées par le sociologue Jean Viard et dont l’éditrice est Marion Hennebert. Ce roman, écrit à la première personne, raconte les déboires d’un Algérien dont le nom n’est pas donné, à qui son éditrice, prénommée Marion, a suggéré d’écrire une biographie d’Apulée. Au lieu de livrer cette biographie d’Apulée, le récit dit la difficulté de l’écrire, le narrateur hésitant entre plusieurs discours, ou plutôt passant de l’un à l’autre. Le premier d’entre eux est le discours nationaliste contemporain sur l’Apulée algérien que l’Algérie doit honorer : le narrateur appelle Apulée son « frère d’un autre temps »34 puis son « compatriote d’un autre temps »35 dont il se dit « fier »36. Il rêve aux « ancêtres des conteurs de la place Jamaâ el Fna à Marrakech, ou moins connus encore, ceux de Meknès et de Fès. De Tlemcen et d’Oran. De Ghardaïa » qui « disent qu’Apulée est des leurs, qu’il se nourrissait des contes de leurs ancêtres »37. Son éditrice lui avait d’ailleurs demandé de faire avec Apulée « le portrait d’un Algérien »38. Dans son pèlerinage à Madaure, le narrateur passe par Annaba où un lycée porte le nom de Saint-Augustin39, mais à Madaure même, il ne trouve que des ombres, et note sur le chemin du retour : « Pourquoi diable aucun Algérien n’a peint notre compatriote ni écrit sur lui ? »40.

Mais, et c’est là un autre discours qui croise le premier, le narrateur sait aussi, et l’a expliqué à sa « Muse » éditrice, Marion, que « l’Algérie n’existait pas à [l’]époque [d’Apulée] »41. D’ailleurs, lorsqu’Apulée en personne lui apparaît, même si le narrateur le compare au moment de sa disparition à un « djinn des Mille et une nuits »42, c’est pour lui dire « Je ne suis pas algérien ». Le narrateur désamorce l’interprétation humaniste et universaliste que l’on pourrait faire de ce contre-discours avec humour, en faisant s’expliquer ainsi Apulée : « Algérien signifierait qu’on me soupçonne, à chaque frontière, d’être un terroriste et de transporter des bombes sur moi pour faire sauter l’Amérique, la France »43. Et s’il lance : « Je suis universel, moi, Monsieur », c’est pour enchaîner : « Savez-vous ce que cela signifie ? Je pourrais aller n’importe où, vous entendez ? Je n’aurais pas besoin de visa ni de passeport ! »44. Ni candide foi dans l’universalité des classiques, ni revendication bornée d’une gloire nationale, la quête d’Apulée par le narrateur du roman de Kebir M. Ammi est à l’évidence, comme celle d’Assia Djebar, une quête de soi, et suscite sur l’auteur latino-africain un troisième discours.

 


L’Apulée de Kebir M. Ammi est en effet, comme lui, né en Afrique, et grand voyageur. Comme lui, il parle et écrit la langue des colonisateurs, qu’il a faite sienne. Dans les dernières pages du roman, l’évocation de ses succès littéraires et de leur réception mêle très ostensiblement les deux époques et les deux carrières :

 


[Ses éditeurs] sont épatés par ce jeune écrivain qui écrit le latin comme ils ne l’ont jamais vu faire et qui n’est pas latin du tout, ils peuvent le confirmer, ils le voient, ils peuvent le toucher, il est là devant eux… Ils avaient pensé un temps qu’Apulée était un nom d’emprunt, que l’auteur du manuscrit était un Romain établi en Numidie et qui, pour des raisons multiples et variées, voulait garder l’anonymat… Mais non, l’auteur est bien là devant eux ; lorsqu’il est entré, ils ont bien réalisé que le jeune homme en face d’eux était un Numide. Il n’a pas eu besoin d’ouvrir la bouche.

 


Ils sont ravis de publier cet auteur. Un Numide. Ils songent à l’effet que cela va produire à Rome et dans toutes les provinces de l’empire. Ils sont convaincus d’avoir tiré le jackpot. L’ouvrage va faire l’effet d’une bombe, c’est sûr. Apulée aussi est heureux. Il y a longtemps qu’il attendait cet instant.45

 



 


Ici l’empire Romain ne représente plus l’empire colonial, comme du temps de Nedjma, mais ce qui lui a succédé : l’empire éditorial de la francophonie, cette province de la « république mondiale des lettres » qui est source de profits pour peu que l’on tombe sur ce « jackpot » qu’est « le roman postcolonial »46.

 


Comme Apulée justement, le narrateur a l’identité culturelle hybride qui est la marque de ce nouveau « produit culturel » : quand il passe en revue les auteurs et les textes qui se sont inspirés d’Apulée (Boccace, Rabelais, Mateo Aleman, Quevedo, Lazare de Tormes, Antonio de Solis, Molière, La Fontaine, Cervantès, Defoe, Sterne…) c’est bien évidemment sa propre culture européenne qu’il passe en revue. Comme le narrateur, Apulée « ne reconnaît aucun interdit »47, et se serait opposé aux « Barbus », c’est-à-dire à ceux qui reprochent à Ammi d’écrire sur un chrétien (Augustin) et sur un païen (Apulée). C’est un homme libre, dont la liberté s’exerce tout particulièrement dans le domaine sexuel : « il se permet tout : les femmes, l’alcool… change de compagne comme de chemise. Celles-là ne portent hijab, elles sont libres, et quand elles passent devant lui elles mettent en avant leurs charmes, l’islam est encore loin, à des années-lumière, le jouisseur en profite ! »48. C’est d’ailleurs ainsi, au fond, que son Apulée qui n’est pas vraiment un Romain, car il n’est ni sujet de l’Empire ni agent de la romanisation, est un Latin. Il l’est par sa langue, il l’est par ses attitudes, dont la représentation dans le roman fait appel à tous les clichés du latin-lover offrant à ses conquêtes des dîners aux chandelles tout droit sortis sans doute du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, puisque le narrateur se souvient de la question de Pécuchet « qui questionne, craintif, son compère Bouvard sur la manière dont les libertins se prennent pour avoir des femmes »49. Certes, les premières pages du roman ont brouillé les pistes, en faisant naître le roman d’une pensée du narrateur : « Apulée serait aujourd’hui une espèce de Gatsby le Magnifique »50 qui l’installe à l’hôtel Plazza de New York et sur les bords de l’Hudson, puis qui fait de lui « le grand frère de Johannes, le héros séducteur de qui vous savez, le Kierkegaard qui, sous d’autres latitudes, moins clémentes, torturait le cœur de ces dames dans le froid pays danois »51. Mais Apulée redevient vite latin avec une assimilation à Casanova52 qui fait oublier le Don Juan danois ; et lorsque le narrateur part aux Etats-Unis, c’est pour avoir comme voisin et ami un Argentin dont le nom est César, qu’il associe à d’autres clichés encore de la latinité : le « tango », la « belle vie », le « guacamole » et la « tequila »53. C’est finalement le portrait d’Apulée en « dragueur »54 qui s’impose, avec une image de beau gosse à l’italienne, vitellóne fellinien de province dans sa Madaure natale :

 


Nous passons près du café où il tirait les heures, jouait déjà au Romain, assis non loin d’une réplique de la fontaine de Trévise, le cheveu gominé. L’œil de velours et la Vespa contre un muret, il attend que l’âme sœur tombe sans livrer bataille, comme un fruit mûr. Et elle tombera, il en est sûr. C’est une affaire de patience.55

Mais à cette image s’en superpose une autre :

Certaines fois l’adolescent imite les révoltés d’Alger, d’Oran ou de Constantine. Il s’appuie contre un mur, comme un désœuvré, comme les hittistes56 sans boulot et sans avenir, col relevé, cigarette au bec, moue désabusée, la frange rebelle…

***

Le roman procède à la manière de ce paragraphe : sautant d’une association d’idées à l’autre, il ne choisit pas entre les images qu’il offre. Il propose un dépassement autant du refus par les Islamistes du passé païen et de la culture des colons, que de l’image caricaturale d’un Apulée fellag luttant contre l’occupation coloniale. Il propose l’invention ou la restauration d’une autre Algérie qui accepte son passé chrétien avec Augustin comme son passé païen avec Apulée. On reconnaît le vœu d’Assia Djebar : « ces grands auteurs [Apulée, Tertullien, Augustin] font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et arabe »57. Mais, à la différence des textes d’Assia Djebar – ce qui ne saurait étonner –, le roman de Kebir M. Ammi revient avec insistance sur l’image d’un Apulée séducteur et consommateur de femmes ; cette insistance est-elle fortuite, ou bien naît-elle du souvenir d’un roman que, pourtant, il ne cite jamais, celui de Kateb Yacine ? Lorsque Lakhdar voyait Nedjma se pencher sur lui pour le border dans son lit, le jeune homme pensait : « Une femme pareille a quitté son lit pour moi : Casanova ou Lakhdar ? » ; mais il se reprenait aussitôt : « qu’est-ce que j’ai à ronronner comme un Don Juan hispano-mauresque ? »58. L’Apulée de Kebir M. Ammi, il faut bien l’avouer, a tout d’un Casanova italo-mauresque ou latino-mauresque. Faut-il toutefois s’en tenir là ? Sans doute pas, car dans les dernières pages cette image s’efface elle aussi et une dernière formule s’impose : « Apulée ! L’homme de Madaure. Et d’ailleurs »59. La signature du roman le dit écrit à « Paris — San Francisco — Fès », de « Décembre 2001 » à « septembre 2005 ». Avec Paris, San Francisco et Fès, – le français, l’anglais et l’arabe, c’est le triangle linguistique du « métissage culturel » qui revient. C’est aussi l’« ailleurs » et « la mobilité des vagabondages ». Si donc c’est à propos de l’Afrique noire que Jacques Chevrier a imposé le concept de « migritude »60, on peut se demander si la « latinité » d’Apulée ne sert pas à Kebir M. Ammi comme à Assia Djebar pour en inventer une version propre à l’Afrique du Nord, et bien proche.

1 Brague Rémi, Europe, La Voie romaine [Paris, Critérion, 1992], édition revue et augmentée, Gallimard, « Folio essais », 1999, p. 192

2 Ibid., p. 233.

3 Ibid., p. 50.

4 Ibid., quatrième de couverture.

5 Ibid., p. 56.

6 Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur [Bern, A. Francke, 1946] ; Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard NRF, « Bibliothèque des idées », 1968.

7 Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern, A. Francke, 1948 ; La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. Jean Bréjoux, préface d’Alain Michel, [Paris, Presses Universitaires de France, 1956], coll. De poche « Agora », 1991.

8 Voir par exemple Leonard Miriam, Athens in Paris. Ancient Greece and the Political in Post-War French Thought, Oxford,  Oxford University Press, coll. « Classical Presences », 2005.

9 Brague Rémi, op. cit., p. 58 ; voir également Barbara Goff (éd.) : Classics and Colonialism, London, Duckworth, 2005.

10 Ibid., p. 230.

11 Césaire Aimé, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, [1955], 1994,

12 Knox Bernard, The Oldest Dead White European Males and oher Reflexions on the Classics, New York - London, W. W. Norton, 1993.

13 Voir Gentile Emilio, Fascismo di pietra, Bari, Laterza, 2008. Voir également, pour ce qui concerne la « romanité » en Afrique, la contribution de Véronique Porra dans ce colloque.

14 Voir De Franceschi Sylvio, « Bruno Neveu et la romanité », Chrétiens et sociétés [En ligne] , 14 | 2007 , mis en ligne le 10 juillet 2008, Consulté le 01 juillet 2011. URL : http://chretienssocietes.revues.org/index215.html

15 Elle est déjà engagée ; voir Bidiss Michael et Wyke Maria, The Uses and Abuses of Antiquity, New York, Peter Lang, 1999 ; Hardwick Lorna, Gillespie Carol (éd.), Classics in Post-Colonial Worlds,  Oxford,  Oxford University Press, « Classical Presences », 2007 ; Gély Véronique, « Les Anciens et nous : la littérature contemporaine et la matière antique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009/2, p. 19-40 ; Mouralis Bernard, Littératures africaines et antiquité. Redire le face-à-face de l'Afrique et de l'Occident, Paris, Champion, 2011.

16 Il suffit de penser à Kateb Yacine qui dans Nedjma écrivait : « Me voici dans les murs de Lambèse, mais les Romains sont remplacés par les Corses […] et les fils des Romains patrouillent l’arme à la bretelle » (Nedjma, Paris, Seuil, 1956 ; dans l’édition de la collection « Points », 1996, p. 47).

17 Porra Véronique, « Jugurtha in der französischsprachigen Literatur des Maghrebs. Von der Konstitution zur Fragmentierung eines politischen Mythos », Mythos, n°2: Politische Mythen, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2006, p. 145-163.

18 Les relations entre Apulée et l’Afrique viennent de faire l’objet d’un colloque international organisé à Oberlin (Ohio) par Todd Benjamin, Finkelpearl Ellen, Graverini Luca, Sabnis Sonia, « Apuleius and Africa », 29 avril-2 mai 2010 ; on peut consulter la bibliographie du colloque sur son site : http://sites.google.com/site/apuleiusandafrica/HOME (consulté le 1er juillet 2011).

19 Dowden Ken, « Apuleius' Roman Audience », in J.A. Tatum (ed.), The Search for the Ancient Novel, Johns Hopkins University Press, 1994, p. 419-34.

20 Harrison Stephen, Apuleius. A Latin Sophist.   Oxford and New York:  Oxford University Press, 2000

21 Bradley Keith, « Romanitas and the Roman Family », Canadian Journal of History 35/2, 2000, p. 215-239 ; « Apuleius and Carthage », Ancient Narrative 4, 2005, p. 1-29.

22 Summers Richard G., « Roman Justice and Apuleius’ Metamorphoses », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 101, 1970, p. 511-531.

23 Graverini Luca, « Corinth, Rome, and Africa: A Cultural Background for the Tale of the Ass », in M. Paschalis, S. Frangoulidis (éd.), Space in the Ancient Novel (Ancient Narrative suppl. 1), Groningen, Barkhuis Publishing & The University Library, 2002, p. 58-77.

24 Consultable sur le site Oasisfle.com : Enseignement/Apprentissage du Français Langue Étrangère : http://www.oasisfle.com/culture_oasisfle/apulee_de_madaure.htm (consulté le 1er juillet 2011)

25 Propos tenus dans une conférence de presse le 2 juillet 2007, rapportée dans les articles consacrés à cette représentation sur les sites Internet Infosoir. Quotidien national d’information : http://www.infosoir.com/imp.php?id=66910, consulté le 1er juillet 2011, et Djazairess : l’actualité d’Algérie au fil de l’eau : http://www.djazairess.com/fr/infosoir/66910, consulté le 1er juillet 2011.

26 Tel est le résumé de la pièce donnée sur la même page web.

27 Ibid.

28 La phrase d’Assia Djebar est partiellement citée dans la présentation d’« Apulée de Madaure » proposée à propos de ce prix sur le site Algériades.com. Le guide de l’Algérie à l’affiche : http://www.algeriades.com/news/previews/article518.htm (consulté le 1er juillet 2011).

29 Djebar Assia, Ces Voix qui m’assiègent, Presses Universitaires de Montréal, 1999, p. 54.

30 Ibid., p. 54-56.

31 Ibid., p. 57.

32 Djebar Assia, Discours prononcé dans la séance publique le jeudi 22 juin 2006, Paris, Palais de l’Institut, consulté sur le site de l’Académie Française, http://www.academie-francaise.fr/immortels/discours_reception/djebar.html, le 1er juillet 2011. Il faut noter que, en 2005, une telle traduction par Abou Laïd Doudou, adaptée pour le théâtre en arabe classique par dramaturge et metteur en scène irakien Djaoued El-Assadi, avait été annoncée comme devant donner lieu à une représentation au Théâtre Régional de Constantine en juin 2005 (voir le site Djazairess : l’actualité d’Algérie au fil de l’eau, page d’Info Soir du 24-05-2005 : http://www.djazairess.com/fr/infosoir/32074, consulté le 1er juillet 2011).

33 Djebar Assia, Discours [op. cit.].

34 Ammi Kebir M., Apulée, mon éditrice et moi, Paris, Éditions de l’Aube, 2006, p. 16.

35 Ibid, p. 27.

36 Ibid, p. 33.

37 Ibid, p. 38-39.

38 Ibid., p. 22.

39 Ibid., p. 61.

40 Ibid., p. 83.

41 Ibid., p. 23.

42 Ibid., p. 45.

43 Ibid., p. 44.

44 Ibid, p. 43.

45 Ibid., p. 177-178.

46 Voir Casanova Pascale, La République mondiale des lettres, [Paris, Seuil, 1999], édition revue et corrigée pour la collection « Points », 2008, p. 172-187 : « les formes de la domination littéraire ».

47 Ammi Kebir M., Apulée[op. cit.], p. 27.

48 Ibid., p. 27.

49 Ibid., p. 91.

50 Ibid., p. 9.

51 Ibid., p. 10.

52 Ibid., p. 34 et p.75

53 Ibid., p. 125-126.

54 Ibid., p. 89 et p. 141.

55 Ibid., p. 79.

56 Hit signifie en Algérois « mur » : hittistes est le nom que se donnent les jeunes gens désœuvrés qui restent dos au mur, qui « tiennent les murs ».

57 Djebar Assia, Discours [op. cit.].

58 Yacine Kateb, Nedjma [op. cit.], p. 256.

59 Ammi Kebir M., Apulée[op. cit.], p. 190.

60 Chevrier Jacques, Littératures francophones d’Afrique noire, Aix-en-Provence, Édisud, coll. « Les Écritures du  Sud », 2006.



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- Auteur : Véronique Gély - Université de Paris Sorbonne (Paris IV)
- Titre : Latinité, hybridité culturelle et migritude : L’Afrique du Nord et Apulée (Ahmed Hamdi, Assia Djebar et Kebir M. Ammi)
- Date de publication : 14-09-2011
- Publication : Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense
- Adresse originale (URL) : http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=86
- ISSN 2105-2816